Par Charles Coutel
On croyait l’affaire classée depuis les années 2000 avec le débat au sein de la gauche parlementaire entre Manuel Valls et Martine Aubry ; on pensait sincèrement en avoir fini avec l’idéologie du care. Or, une récente publication de Sandra Laugier et de Najat Vallaud-Belkacem La société des vulnérables, Gallimard, collection « Tracts », 2020, remet un sou dans la machine.
Une campagne médiatique se développe et il est du dernier chic d’inviter l’ancienne ministre à présenter son texte. Le camp des Bisounours semble se pâmer de nouveau. Profitant du désarroi économique, social et sanitaire de nos concitoyens, on nous convie à faire pleurer Marianne au moment où il s’agit de la conforter et de la renforcer.
Arguant du caractère intraduisible du terme anglais care (prendre soin) dûment distingué de cure (soigner), on nous fait la leçon en nous invitant à élargir nos conceptions du soin pour laisser, enfin, parler ceux qui souffrent. D’où la thèse énoncée par Sandra Laugier : « La vulnérabilité et la dépendance font partie de la condition humaine. » (voir l’entretien paru dans Le Monde du 29 octobre 2020).
Et pour faire bonne mesure, la moitié du genre humain est congédiée : seules les femmes seraient capables de prendre soin des vulnérables. Pour s’en convaincre, on peut se reporter à l’ouvrage de Fabienne Brugère : Le sexe de la sollicitude (Seuil, 2008). Sandra Laugier conclut : « Notre société doit être une société des vulnérables […] une transformation profonde est indispensable. » (ib.) Nous pouvons noter le même ton péremptoire qui est celui des fanatiques du décolonialisme, du genre et de l’intersectionnalité. D’hypothèse de travail et de thème d’étude, le care est devenu une « éthique », puis une « anthropologie » et enfin un projet directement politique. Une gauche bien-pensante (pansante) est sommée de se convertir à ce nouvel évangile. D’un économisme parfois à courte vue, qui pensait la fragilité des citoyens à partir de la seule précarité des situations, elle est invitée à adopter une vision compassionnelle du monde ; comme si en nous définissant comme vulnérables par nature, nous devions aspirer à être protégés à vie.
Être vulnérable et dépendant nous rendrait ouverts à un discours protecteur et « rassurant ». Or, dès 2006 Didier Sicard nous avertissait pourtant, avec l’idéologie du care : « La protection prime sur la libération (pour soi), tandis que nous demandons la libération (pour les autres). » Il poursuit : « Notre besoin de protection ne finit-il pas par nous rendre échangeables, monnayables ? » (Voir L’alibi éthique, Plon, p. 13) Accepter de se soumettre apparaît comme un horizon souhaitable, puisque l’État se fait « bienveillant ».
Par cette idéologie du care, l’État-providence est appelé à devenir l’État-protecteur à vie. Or, dans cette « démonstration », tout est à reprendre tant les sophismes le disputent aux raccourcis et aux coups de force idéologiques.
La difficulté devant cette idée du care est qu’elle semble avoir gagné les rangs républicains et humanistes, mais aussi les centres de formation du soin et du travail social. S’en démarquer apparaît comme une marque d’indifférence coupable procédant de l’ancien monde, d’avant la pandémie. Dès lors, on infantilise les populations et on tente d’intimider et de culpabiliser ceux qui résistent. Les mêmes procédés sont à l’œuvre chez les « décoloniaux » et consorts.
Le devoir critique des républicains et des humanistes
Devant cette « déferlante compassionnelle », pour reprendre la formule de Myriam Revault d’Allonnes, les républicains se doivent d’user des armes de la critique. Dès 2008, elle nous indique un chemin critique : « Cette promotion du voisinage n’a pas grand-chose à voir avec la conquête d’une universalité qui […] procédait par distanciation progressive à partir du sentiment. » (voir L’homme compassionnel, Le Seuil, 2008, p. 96) Ces tenants du care commettent plusieurs fautes logiques que leur rhétorique provocatrice masque.
La première faute revient à essentialiser la vulnérabilité. Or, le mot même de vulnérabilité n’est-il pas contradictoire ? Ce mot vient du latin vulnus (blessure), or, la condition humaine est bien la mortalité et non une très confuse vulnérabilité : car si je suis blessé… je ne suis plus vulnérable, mais si je suis vulnérable, c’est que je ne suis pas blessé… or, blessé ou non, je reste mortel. N’a-t-on pas inventé cette fiction de la vulnérabilité pour oublier notre mortalité ? Ce qui est redoutable avec cette première faute logique, c’est qu’elle peut engendrer un sophisme opposé : se déclarer invulnérable par nature, avec les conséquences mortifères voire terroristes qu’il est inutile de rappeler ici. Dans la tradition humaniste, philosopher c’est apprendre à mourir et non de se réfugier dans une improbable vulnérabilité.
La seconde faute logique consiste en un processus d’essentialisation du féminisme. Alors que la lutte historique des féministes s’est toujours définie comme un élargissement de l’égalité humaine, les tenant du care détournent ce processus émancipateur initial en un processus d’exclusion et de culpabilisation des seuls hommes, réduits à l’état de mâles. De là, aussi, cette approche genrée de la sollicitude, là encore, coupée de sa puissance émancipatrice humaniste et universaliste. Dans ce processus d’exclusion, d’autres fanatiques ajouteront : colonialistes, machistes, blancs et occidentaux…
La troisième faute logique est plus technique. Elle correspond à la tentation de tous ceux qui confondent idéologie et science : la tentation holistique, qui revient à user de notions générales vides pour contrer toute critique, comme le redoutait déjà Tocqueville. Tout de go, nous sommes enjoints de nous mettre « à la place de l’autre » au nom d’une empathie jamais définie…
Ainsi, l’idéologie du care, combinant toutes ces fautes logiques, devient peu à peu l’arôme spirituel d’un vivre-ensemble, antirépublicain, antihumaniste et antiuniversaliste. Il revient donc à tous les humanistes d’organiser la résistance face à cette idéologie du care, en se souvenant de la formule du philosophe Alain selon lequel « bercer n’est pas instruire » ; de même, bercer n’est pas soigner.
En 2015, semblant répondre à Najat Vallaud-Belkacem, Francesco Paolo Adorno résume toute cette opération idéologique, dans son ouvrage Faut-il se soucier du care ? Éditions de l’Olivier, 2015, p. 14 : « Tout se passe comme si, face à l’impossibilité de réaliser une société plus juste, les forces politiques de gauche essayaient de se replier sur des objets plus concrets et surtout plus modestes […] le care incarnerait-il cette nouvelle politique ? »