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Triet, Gardin… Il est difficile de revendiquer la pureté dans un monde impur, par Gérald Bronner

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  Les membres d’une société peuvent se sentir en accord avec les principes qui président à son fonctionnement et lui manifester une forme de loyauté. Lorsque ce n’est pas le cas, ils n’ont que deux modes d’action possibles, comme le rappelle l’économiste Albert Hirschman dans un livre célèbre, Exit, voice, and loyalty : la protestation ou la défection.Ces dernières semaines ont été l’occasion d’entendre la voix de certains artistes qui voulaient exprimer le dégoût que leur inspire le monde tel qu’il va. Ainsi, l’humoriste Blanche Gardin a-t-elle fait savoir qu’elle avait renoncé à la somme de 200 000 euros pour participer à une émission de divertissement sur la plateforme d’Amazon. Certaines des raisons qu’elle mentionne dans une lettre qu’elle tint à rendre publique sont compréhensibles. Elle souligne notamment le fait que travailler pour Amazon reviendrait, d’une certaine façon, à cautionner cette entreprise qui émet 55,8 millions de tonnes de gaz à effet de serre par an et utilise la main-d’œuvre des camps de concentration ouïgours… Elle fait remarquer, en outre, qu’elle aspire à ce que ses œuvres soient projetées dans des salles de cinéma plutôt que proposées sur des plateformes de streaming.Comme c’est une femme intelligente, elle ne manque pas de constater le fait que « le niveau de dissonance cognitive est très élevé à notre époque ». Et, en effet, certains ont ricané face à des justifications morales qui entraient en contradiction avec des choix antérieurs – mais récents – de l’actrice. Par exemple, elle n’a pas refusé de diffuser sa série comique (où elle tient le premier rôle) La Meilleure Version de moi-même sur Canal +, qui représente la double caractéristique d’être une plateforme de streaming et d’être soutenue avec l’argent de Vincent Bolloré, dont on suppose que Blanche n’approuve pas toutes les façons de faire et les opinions politiques marquées.Sortie du jeuPlus récemment, la réalisatrice Justine Triet a voulu profiter de sa palme d’or à Cannes pour faire entendre, elle aussi, sa voix contre le pouvoir en général qui, par une « logique néolibérale », chercherait à « casser l’exception culturelle ». Il se trouve que son film a reçu 900 000 euros de France Télévisions, un demi-million du CNC en avance sur recettes, des crédits d’impôt, des aides régionales et de l’argent encore du compte de soutien producteur. De ce point de vue, difficile de présenter Anatomie d’une chute comme une œuvre abandonnée aux seules lois du marché.Ces deux histoires, quoique différentes, illustrent la difficulté de revendiquer une forme de pureté dans un monde devenu mondialisé et complexe qui fait que le moindre objet produit implique une montagne de récriminations possibles. Dans ces conditions, toute position morale dans l’espace public – sauf si l’on est un oisillon sorti de l’œuf que le monde a laissé immaculé – s’expose à d’insolubles contradictions. C’est précisément cette difficulté qui inspire à certains la sortie du jeu (exit, dirait Hirschman). Ainsi la décision de l’actrice Adèle Haenel d’arrêter de faire du cinéma peut-elle être interprétée de cette façon. Dans son texte adressé à Télérama, elle précise qu’il lui est impossible de travailler désormais avec un milieu qui « collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est ». Elle conclut : « Je vous annule de mon monde. »Cette décision a été applaudie ou moquée, c’est selon. Toutes ces situations posent une question lancinante : comment être moralement conséquent dans un monde enserré dans des liens de cause à effet innombrables qui rendent difficile de dégager clairement une façon de bien se tenir. Dès lors qu’un individu public tente de poser un acte moral, il est rattrapé presque immédiatement par des contradictions internes que font scintiller avec joie les réseaux sociaux. Les plus intransigeants sont conduits à faire sécession avec le monde. Ces situations portent les individus à aller au-devant de ce que Gregory Bateson, l’un des fondateurs de l’école de Palo Alto, appelait des injonctions paradoxales ou doubles contraintes, c’est-à-dire des situations inextricables où les individus sont tenus de faire en même temps des choses contradictoires. Evidemment, là où il y a du drame, il y a de la comédie ; donc, aux côtés des êtres qui souffrent sincèrement de cette injonction contradictoire, gageons que se tiennent de nombreux tartufes. 

Les membres d’une société peuvent se sentir en accord avec les principes qui président à son fonctionnement et lui manifester une forme de loyauté. Lorsque ce n’est pas le cas, ils n’ont que deux modes d’action possibles, comme le rappelle l’économiste Albert Hirschman dans un livre célèbre, Exit, voice, and loyalty : la protestation ou la défection.

Ces dernières semaines ont été l’occasion d’entendre la voix de certains artistes qui voulaient exprimer le dégoût que leur inspire le monde tel qu’il va. Ainsi, l’humoriste Blanche Gardin a-t-elle fait savoir qu’elle avait renoncé à la somme de 200 000 euros pour participer à une émission de divertissement sur la plateforme d’Amazon. Certaines des raisons qu’elle mentionne dans une lettre qu’elle tint à rendre publique sont compréhensibles. Elle souligne notamment le fait que travailler pour Amazon reviendrait, d’une certaine façon, à cautionner cette entreprise qui émet 55,8 millions de tonnes de gaz à effet de serre par an et utilise la main-d’œuvre des camps de concentration ouïgours… Elle fait remarquer, en outre, qu’elle aspire à ce que ses œuvres soient projetées dans des salles de cinéma plutôt que proposées sur des plateformes de streaming.

Comme c’est une femme intelligente, elle ne manque pas de constater le fait que « le niveau de dissonance cognitive est très élevé à notre époque ». Et, en effet, certains ont ricané face à des justifications morales qui entraient en contradiction avec des choix antérieurs – mais récents – de l’actrice. Par exemple, elle n’a pas refusé de diffuser sa série comique (où elle tient le premier rôle) La Meilleure Version de moi-même sur Canal +, qui représente la double caractéristique d’être une plateforme de streaming et d’être soutenue avec l’argent de Vincent Bolloré, dont on suppose que Blanche n’approuve pas toutes les façons de faire et les opinions politiques marquées.

Sortie du jeu

Plus récemment, la réalisatrice Justine Triet a voulu profiter de sa palme d’or à Cannes pour faire entendre, elle aussi, sa voix contre le pouvoir en général qui, par une « logique néolibérale », chercherait à « casser l’exception culturelle ». Il se trouve que son film a reçu 900 000 euros de France Télévisions, un demi-million du CNC en avance sur recettes, des crédits d’impôt, des aides régionales et de l’argent encore du compte de soutien producteur. De ce point de vue, difficile de présenter Anatomie d’une chute comme une œuvre abandonnée aux seules lois du marché.

Ces deux histoires, quoique différentes, illustrent la difficulté de revendiquer une forme de pureté dans un monde devenu mondialisé et complexe qui fait que le moindre objet produit implique une montagne de récriminations possibles. Dans ces conditions, toute position morale dans l’espace public – sauf si l’on est un oisillon sorti de l’œuf que le monde a laissé immaculé – s’expose à d’insolubles contradictions. C’est précisément cette difficulté qui inspire à certains la sortie du jeu (exit, dirait Hirschman). Ainsi la décision de l’actrice Adèle Haenel d’arrêter de faire du cinéma peut-elle être interprétée de cette façon. Dans son texte adressé à Télérama, elle précise qu’il lui est impossible de travailler désormais avec un milieu qui « collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est ». Elle conclut : « Je vous annule de mon monde. »

Cette décision a été applaudie ou moquée, c’est selon. Toutes ces situations posent une question lancinante : comment être moralement conséquent dans un monde enserré dans des liens de cause à effet innombrables qui rendent difficile de dégager clairement une façon de bien se tenir. Dès lors qu’un individu public tente de poser un acte moral, il est rattrapé presque immédiatement par des contradictions internes que font scintiller avec joie les réseaux sociaux. Les plus intransigeants sont conduits à faire sécession avec le monde. Ces situations portent les individus à aller au-devant de ce que Gregory Bateson, l’un des fondateurs de l’école de Palo Alto, appelait des injonctions paradoxales ou doubles contraintes, c’est-à-dire des situations inextricables où les individus sont tenus de faire en même temps des choses contradictoires. Evidemment, là où il y a du drame, il y a de la comédie ; donc, aux côtés des êtres qui souffrent sincèrement de cette injonction contradictoire, gageons que se tiennent de nombreux tartufes.

 

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