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Une gauche racialiste et antilaïque ?

françois Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

[par François Rastier]

Au plan international, la France est depuis trente ans la cible privilégiée des islamistes en Europe1, tant par son attachement particulier à la laïcité que par le nombre de musulmans radicalisés. Par exemple, dans la petite ville de Trappes, 64 jeunes sont partis combattre en Syrie, alors même qu’un professeur de philosophie, accusé « d’islamophobie », a dû quitter l’enseignement le mois dernier.

Les islamistes ont lancé une offensive mondiale contre la France et notamment contre la laïcité traditionnellement défendue à gauche plus qu’à droite. En témoignent les attentats contre Charlie, la décapitation de Samuel Paty, les 263 victimes d’attentats de masse. 

Complémentairement, plus subtilement, des courants importants, comme les Frères Musulmans, ont entrepris, depuis des décennies, de détruire la gauche de l’intérieur, ou du moins d’amplifier son autodestruction. Par exemple, l’UNEF était traditionnellement une pépinière de cadres politiques, notamment socialistes, et se limite à présent à dénoncer l’islamophobie, à légitimer des réunions non-mixtes, etc.  

Dans l’enseignement supérieur et les grandes écoles, les Instituts d’Études politiques sont naturellement privilégiés. Mais l’influence islamique s’accroît aussi dans les associations les plus diverses, sportives, féministes, sanitaires, voire de simples mutuelles. 

L’objectif général est d’éliminer la gauche laïque pour la remplacer par des mouvements intersectionnels unis dans la dénonciation de l’islamophobie : par exemple, en moins de trois mois, le modeste Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires est dénoncé régulièrement comme une officine d’extrême droite ; cela urbi et orbi, puisque ces accusations sont reprises dans la presse internationale acquise à l’idéologie woke.

Cette légitimation « de gauche » de l’islamisme présenté comme progressiste,  anti-occidental, postcolonial, laisse rêveur, quand on connaît le sort des laïques et des démocrates dans des états islamiques, en Turquie, en Arabie saoudite, en Iran, au Pakistan.

Depuis, il semble que le seul thème fédérateur pour la gauche n’est plus le premier mai, toujours commémoré en ordre dispersé, mais les manifestations contre l’islamophobie, comme celle du 10 novembre 2019 où l’on défila au cri de Allahou Akbar, lancé par un cadre du CCIF (aujourd’hui dissous).  Après que Jean-Michel Blanquer et Dominique Vidal ont dénoncé l’islamo-gauchisme à l’œuvre dans l’université et la recherche, tous les mouvements politique de gauche enfin unanimement unis en dénièrent véhémentement l’existence. 

S’il nie cette exigeance, l’« antiracisme » décolonial donne une large place à « l’islamophobie », qui serait une forme de racisme. Certes, une religion n’est pas une race, mais le concept d’islamophobie revêt une double fonction. (i) Il permet de victimiser les musulmans pour les rassembler derrière les confréries, au premier chef celle des Frères musulmans dont Ramadan fut longtemps la figure principale. (ii) Il définit la seule identité arabe par l’islam (au détriment des arabes athées, chrétiens ou autres) : c’est précisément ce postulat qui permet de déclarer apostat et de condamner, parfois à mort, tout arabe athée, comme s’il avait été musulman de naissance. La plus haute autorité de l’islam sunnite, l’Université d’Al-Azhar, a ainsi condamné le discours du président Macron du 2 octobre 2020 sur le « séparatisme islamiste » et l’a notamment qualifié de « raciste », comme si les islamistes constituaient une race.

Affirmer que la critique de l’islam est une atteinte contre les musulmans ou assimilés, c’est confondre toute critique de l’islamisme et même de l’islam (ce qui relève de la liberté d’opinion) avec une attaque contre des croyants : c’est là une négation du principe même de la laïcité. En effet, c’est la charia qui édicte que l’islam s’impose à tous les musulmans par la naissance. 

En outre, assimiler la critique de l’islamisme à du racisme suppose que les arabes sont par nature musulmans. Ainsi la double confusion de la religion et les croyants puis des croyants avec une « ethnie » peut-elle permettre d’assimiler à du racisme toute critique de l’islamisme. Les partisans de la charia peuvent ainsi se fondre dans la racialisme général, et présenter leur cause comme un noble combat antiraciste.

Cependant l’accusation d’islamophobie devient une menace de mort. À l’Institut d’études politiques de Grenoble, contre deux professeurs, quand des affiches proclamèrent à l’entrée : « Des fascistes dans nos amphis Vincent T. […] et Klaus K. démission. L’islamophobie tue ».  Le syndicat étudiant du lieu diffusa tout cela sur les réseaux sociaux et demanda des sanctions contre eux. 

L’un d’eux en effet avait osé dire que l’antisémitisme ne pouvait être mis sur le même plan que l’islamophobie, et l’autre avait eu l’audace d’opiner. Or l’antisémitisme menace des personnes, alors que la critique de l’islam touche une religion et la critique de l’islamisme ses déviations meurtrières. 

À la différence de l’islamophobie qui n’a tué personne en France, l’accusation d’islamophobie tue bel et bien. Dans l’un des deux messages qui lui valent des tribunes indignées de ses collègues, Vincent Tournier écrivait : « Charlie Hebdo était accusé d’islamophobie. Samuel Paty était accusé d’être islamophobe. La loi de 2004 est accusée d’être islamophobe. Le blasphème est islamophobe. La laïcité est islamophobe ». 

Le pacte islamo-gauchiste semble en passe de réussir à discréditer la gauche. Là où le socialisme réel ne parvenait pas à dissiper les illusions, l’islamisme réel semble les renforcer : aucune critique à l’égard de Erdogan supprimant les lois de protection des femmes, ni de Mohammed Ben Salman faisant découper en morceaux un journaliste, peu d’échos sur le marché aux esclaves yézidies organisé par Daech.

Ajoutons que la distinction même entre droite et gauche, qui structure la démocratie parlementaire depuis la Révolution française, se voit contestée dans son principe par les deux premières forces politiques : la République en marche l’a dépassée par son succès électoral inattendu, et il ne reste plus selon elle de cette distinction que la formule « en même temps » ; le Rassemblement national entend la dépasser par l’opposition entre « les nationaux » et les « mondialistes ».

Aussi, quand les tenants de l’intersectionnalité assimilent avec constance à l’extrême droite la gauche républicaine, laïque et universaliste, ils prétendent résumer la gauche, mais ce faisant ils la divisent, tout en favorisant les tenants d’un dépassement de l’opposition entre gauche et droite.

Les premiers bénéficiaires sont les leaders d’extrême droite, soit pour se dédiaboliser, soit au contraire pour légitimer un racisme délibéré.

Ainsi, un journaliste notait, à propos des réunions « non-mixtes » de l’UNEF : « Du pain béni. Invitée de France Inter ce mardi 23 mars, la présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, a atteint le Saint Graal de la dédiabolisation : donner une leçon d’antiracisme à un syndicat de gauche2. »

Cependant, les conceptions identitaires d’extrême gauche et d’extrême droite se rencontrent souvent dans une sorte de rivalité mimétique, et le 17 février Renaud Camus, théoricien du Grand Remplacement, publiait ces félicitations pleines de gratitude : « on critique l’extrême gauche, les islamo-gauchistes, les BLM, les abolitionnistes culturels et tout ça, mais ce sont tout de même eux qui nous auront sortis de cette ridicule parenthèse antiraciste et pseudo-scientifique selon lesquelles les races n’existaient pas. Merci. »

Une tribune parue dans Le Nouvel Observateur le lundi 22 mars s’intitulait initialement « La gauche peut encore éviter sa propre décomposition ». Cette affirmation semble un vœu, dont il n’est pas certain qu’il puisse être publiquement formulé, comme s’il faisait déjà l’objet d’un tabou tacite. Du moins publions-nous cette tribune dans sa version initiale.

Auteur

  1. https://www.europe1.fr/societe/pourquoi-la-france-est-la-cible-privilegiee-des-jihadistes-2620555