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Véra Nikolski : « Les femmes n’ont pas attendu le capitalisme pour être opprimées »

Véra Nikolski : « Les femmes n’ont pas attendu le capitalisme pour être opprimées »

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  C’est un livre d’une rare finesse, dans une époque qui se laisse parfois dépasser par le poids des idées qui la traversent, quitte à en oublier le réel. Dans Féminicène (Fayard), la normalienne et docteure en science politique Véra Nikolski lie l’amélioration du sort des femmes à la révolution industrielle – et non pas aux luttes féministes, qu’elle qualifie de « couronnement d’un processus d’émancipation qui a débuté à la fin du XIXᵉ siècle quand, précisément, les femmes ont commencé à voir leur situation s’améliorer grâce au progrès technique ».Loin de limiter son analyse à cette seule (mais nécessaire) mise au point, l’auteure met en garde contre le recul que pourraient représenter, pour les femmes, les bouleversements à venir de nos sociétés, prises en étau entre crise des ressources et crise climatique. Détérioration de nos systèmes de santé, résurgence de l’importance de la force physique, augmentation de la violence physique… « Tout cela risque de remettre en question l’égalité entre les hommes et les femmes, et d’entraîner un retour vers une forme de division sexuelle du travail ».Auprès de L’Express, Véra Nikolski juge ainsi « fondamental de comprendre qu’une partie des combats féministes sont totalement tributaires de nos conditions de vie contemporaines, dont on a tendance à oublier le caractère exceptionnel au regard du reste de l’Histoire. En ce sens – très positif –, ils constituent un luxe. Et plus on a à cœur de préserver l’égalité entre les sexes, plus on doit chercher à limiter l’impact des crises à venir sur l’infrastructure matérielle qui rend ce luxe possible ». Entretien.L’Express : Dans votre livre, vous développez la thèse selon laquelle la mécanisation et le capitalisme ont eu un impact positif sur la cause des femmes, en ce que la force physique et l’avantage comparatif masculin s’en sont trouvés dévalués. Mais on pourrait vous répondre que cela n’a pu être profitable aux femmes que parce que certaines ont fait en sorte que la technique s’intéresse à leur cas (pilule abortive, contraception)…Véra Nikolski : Je ne remets pas en question le fait que des femmes ont essayé d’agir sur le cours des choses ; mais une idée ne gagne jamais par la seule force de persuasion. Les premières revendications protoféministes de la fin du XVIIIᵉ et du début du XIXᵉ siècle, portées par certaines pionnières (ou par des hommes, tel le marquis de Condorcet), sont longtemps restées des voix isolées. Pour que les discours féministes portent, il a d’abord fallu que les femmes acquièrent des moyens de pression. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les exemples que vous donnez – pilule abortive, contraception – se rapportent à la période très récente.De mon point de vue, les luttes féministes n’ont pas été l’impulsion mais le couronnement d’un processus d’émancipation qui a débuté à la fin du XIXᵉ siècle, quand, précisément, les femmes ont commencé à voir leur situation s’améliorer grâce au progrès technique. Je ne parle pas de progrès pensés spécifiquement pour le sexe féminin, mais d’avancées globales qui ont conditionné la possibilité, pour les femmes, de participer à la vie sociale et économique à l’extérieur du foyer. En effet, l’industrialisation, fondée sur le recours massif à l’énergie, a entraîné plusieurs conséquences majeures : la dévaluation de la force physique, qui rend la plupart des métiers accessibles aux femmes ; l’apparition d’un secteur tertiaire ; la demande pour le travail féminin salarié. Sans compter les progrès médicaux ! Bien avant l’arrivée de la pilule, les vaccins, la pasteurisation, l’asepsie et les antibiotiques ont permis de faire chuter la mortalité infantile. Or celle-ci forçait jusque-là les femmes à beaucoup procréer pour assurer leur descendance – ce qui les empêchait de pouvoir se consacrer à autre chose.L’ensemble des objets constituant l’infrastructure matérielle de nos sociétés – du réseau électrique au micro-ondes, en passant par l’usine qui le produit –, qu’il a fallu inventer, concevoir et fabriquer à l’échelle industrielle, contribuent à offrir aux femmes du temps libre (grâce à la contraction des tâches domestiques), une maternité choisie (grâce au contrôle de la fécondité, mais surtout à une mortalité infantile négligeable) et une autonomie financière (grâce au travail salarié). En ce sens, l’émancipation des femmes a bénéficié du processus d’enrichissement général de nos sociétés, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur. L’extension des structures collectives de sécurité sociale, qui prennent en charge les enfants et mettent les avancées médicales à la disposition de tous, a parachevé ce mouvement. Ce n’est que dans ce contexte très propice que les luttes féministes ont pu s’épanouir à partir des années 1970.Comment expliquez-vous que le féminisme moderne en soit arrivé à identifier dans le capitalisme et le productivisme l’ennemi de la cause des femmes ?L’idée d’ »intersectionnalité » des luttes consiste à supposer que les opprimés et les discriminés seraient tous victimes d’une même cause. Par exemple, la source de l’oppression des femmes serait la même que celle des discriminations raciales ou des inégalités sociales. Ainsi, il y aurait deux camps homogènes : les opprimés et les oppresseurs. Cette hypothèse s’ancre dans des convictions généreuses et humanistes, mais le monde est plus compliqué que cela : un facteur peut opprimer un groupe et pas un autre, et même opprimer un groupe d’un côté tout en l’émancipant par ailleurs.Historiquement, l’assimilation entre capitalisme et patriarcat est d’autant plus fallacieuse que la domination masculine et un fait anthropologique très ancien, tandis que le capitalisme est beaucoup plus récent. Autrement dit, les femmes n’ont pas attendu le capitalisme pour être opprimées. Au contraire, l’avènement du capitalisme a progressivement rendu l’idéologie patriarcale caduque, car les conditions objectives de son existence ont disparu. Certes, l’idéologie a pendant un temps résisté – un peu comme un poulet sans tête qui continuerait à courir avant de s’écrouler –, mais on doit constater qu’aujourd’hui, en Occident, c’est l’idée d’égalité entre les sexes qui s’impose.Si le capitalisme n’est pas à blâmer, comment expliquer l’émergence d’une domination masculine ?Si la prééminence des hommes sur les femmes est longtemps restée un invariant anthropologique, c’est parce qu’elle repose sur une poignée d’éléments objectifs, liés à la différence biologique entre les sexes – plus précisément au désavantage que représente pour les femmes leur rôle dans le processus reproductif. Le fait d’engendrer dans leur corps limite, dans des sociétés rudimentaires, leur mobilité et leur disponibilité pour les autres activités. La division sexuelle du travail, qui s’est mise en place à la préhistoire, était avant tout une adaptation à ces contraintes naturelles. Les sociologues et les féministes n’ont cependant pas tort d’invoquer des arguments sociaux : l’être humain tendant toujours à justifier ce qui lui arrive, les rôles sexués ont d’emblée fait l’objet de théorisations et d’interdits. Donc, très tôt, la domination masculine a acquis un caractère normatif.Contrairement à de nombreuses féministes, vous postulez que l’émancipation des femmes a été un processus fulgurant…Tout dépend de l’échelle à laquelle on se place ! A échelle d’une vie ou même d’une génération, cela peut paraître lent. Mais, si l’on prend de la hauteur historique, c’est très différent. La domination masculine est un fait lourd de la préhistoire et du gros de l’histoire de l’humanité. Notre époque est la première où la situation change, et ce changement est extraordinairement rapide : en cent cinquante ans, un ordre vieux comme l’humanité s’est effondré, laissant la place à ce que j’appelle le « féminicène », soit une époque où les femmes acquièrent une existence autonome, à l’égal de l’homme.“Cela nous fera une belle jambe, dans un monde en effondrement, d’avoir le droit à la pilule”On pourrait se demander pourquoi des hommes appartenant à des sociétés « patriarcales » ont pu accepter une telle chose…Je ne pense pas que les hommes aient identifié consciemment un intérêt à laisser de la place aux femmes – je relativise justement le poids des facteurs intentionnels. C’est plutôt une conjonction entre des conditions techniques qui permettent aux femmes de procréer moins (leur autonomie devient possible) et des conditions économiques qui rendent leur participation au salariat utile (leur autonomie devient profitable). Les idées et les justifications ne sont pas la cause de ces changements, elles les accompagnent et éventuellement les accélèrent : quand une société change pour des raisons matérielles, le système idéologique commence à craquer, et les mentalités évoluent.Reste que la plupart des tâches que les femmes actives « externalisent », comme la garde des enfants, sont encore souvent réalisées par d’autres femmes…Certes, la garde d’enfants reste majoritairement le fait d’autres femmes, tout comme le soin. Mais ce qui a permis aux femmes de s’émanciper ne se limite pas à cela. Ne pas avoir à faire pousser ses légumes, aller chercher de l’eau au puits, laver son linge à la main, coudre ses vêtements soi-même… Toutes ces tâches, jadis assurées par les femmes, sont aujourd’hui externalisées au profit de métiers exercés souvent par des hommes. Un seul exemple (mais on pourrait « décomposer » ainsi tout notre quotidien) : essayez d’imaginer la somme du travail industriel nécessaire pour faire fonctionner un lave-linge – l’extraction d’énergie et de métaux, la construction d’usines, de machines-outils, d’un réseau électrique, etc. C’est toute l’infrastructure de nos sociétés thermo-industrielles qu’il faut prendre en compte.Si l’émancipation féminine est due à la civilisation thermo-industrielle, reposant sur des sources d’énergies abondantes et peu chères, les femmes doivent-elles s’inquiéter de la fin de l’abondance annoncée par l’ensemble de la communauté scientifique ?Absolument. On met souvent l’accent sur le combat contre les idées réactionnaires, mais les conditions matérielles sont le soubassement invisible, mais nécessaire, de l’égalité hommes-femmes. Si le système matériel s’effondre, tout s’effondre, comme un château de cartes.Nos sociétés vont faire face à deux crises : la crise des ressources (énergie et matières premières) et la crise climatique, qui sont, ironiquement, la conséquence du même système productiviste qui a permis aux femmes de s’émanciper. Ces deux crises – et d’autres problèmes, comme la montée de l’antibiorésistance – vont se télescoper pour venir bouleverser notre mode de vie. La raréfaction des sources d’énergie (et, donc, la réduction des échanges) et la fragilisation des systèmes agricoles vont déstabiliser profondément nos économies, mais aussi nos institutions. Ces bouleversements risquent d’être violents, et les femmes en seront les premières victimes. La détérioration de nos systèmes de santé, la résurgence de l’importance de la force physique, l’augmentation de la violence physique… Tout cela risque de remettre en question l’égalité entre les hommes et les femmes, et d’entraîner un retour vers une forme de division sexuelle du travail.Il s’agit de facteurs auxquels les féministes devraient davantage réfléchir. La plupart d’entre elles sont écologistes, mais elles ne croisent pas réellement féminisme et écologie. Comme si les idées féministes avaient une chance de survivre intactes dans un monde en crise. En ignorant la fragilité des conditions sur lesquelles repose leur émancipation, elles ne se donnent pas les moyens de les préserver.Historiquement, les combats féministes ont-ils continué avec la même intensité dans des sociétés en crise ?Les grandes crises, qui voient les conditions de vie se dégrader, réorganisent l’ordre des priorités, pour parer au plus pressé : certains besoins primaires (alimentation, sécurité) doivent être assurés en priorité. Cependant, les retours au passé à l’identique n’existent pas. L’effondrement de notre société thermo-industrielle nous conduirait certainement à une situation hybride, car les mentalités ont tout de même une force d’inertie. Tout comme elles n’ont pas changé en un coup de baguette magique lors de la révolution industrielle, elles ne vacilleront pas immédiatement. Il faudra que les conditions changent de façon durable pour que cela se produise.Reste que, en situation de guerre, il ne faut pas longtemps pour réveiller les atavismes. La guerre en Ukraine est un bon exemple : il y a bien quelques femmes dans l’armée, mais la majorité sont des hommes, tandis que les réfugiés sont majoritairement des femmes et des enfants. Il y a fort à parier que cette division immémoriale du travail prévaudra également à l’occasion des conflits futurs, qui, dans un monde en contraction, ne pourront que se multiplier.Quel reproche faites-vous au féminisme contemporain ?Le féminisme contemporain survalorise les idées et néglige la matière. Les arguments biologiques ayant longtemps servi à justifier l’infériorité des femmes, les féministes ont eu raison de se rebeller contre cette instrumentalisation ; mais, depuis, elles assimilent toute mention de la différence entre les sexes à un argument normatif. Pourtant, Simone de Beauvoir elle-même ne niait pas l’importance du matériel dans l’existence des femmes. « On ne naît pas femme, on le devient », soit. Mais elle expliquait par ailleurs comment le corps des femmes avait été un facteur de leur infériorisation. Reconnaître ces facteurs ne dévalorise en rien les femmes. Au contraire, cela permet d’appeler l’attention sur les conditions matérielles qui les rendent caducs, et qui autorisent donc l’égalité.Se désintéressant de ces questions, les féministes se concentrent sur la réclamation de nouveaux droits et le combat pour le changement des mentalités. Mais ces droits et ces mentalités n’existent que tant que les conditions matérielles qui les rendent possibles sont réunies. Pour schématiser, cela nous fera une belle jambe, dans un monde en effondrement, d’avoir le droit à la pilule : si celle-ci n’est plus produite à l’échelle industrielle ni distribuée massivement sur l’ensemble du territoire, ce droit deviendra vide de sens.Il me semble fondamental de comprendre qu’une partie des combats féministes sont totalement tributaires de nos conditions de vie contemporaines, dont on a tendance à oublier le caractère exceptionnel au regard du reste de l’Histoire. En ce sens – très positif –, ils constituent un luxe. Et, plus on a à cœur de préserver l’égalité entre les sexes, plus on doit chercher à limiter l’impact des crises à venir sur l’infrastructure matérielle qui rend ce luxe possible. 

C’est un livre d’une rare finesse, dans une époque qui se laisse parfois dépasser par le poids des idées qui la traversent, quitte à en oublier le réel. Dans Féminicène (Fayard), la normalienne et docteure en science politique Véra Nikolski lie l’amélioration du sort des femmes à la révolution industrielle – et non pas aux luttes féministes, qu’elle qualifie de « couronnement d’un processus d’émancipation qui a débuté à la fin du XIXᵉ siècle quand, précisément, les femmes ont commencé à voir leur situation s’améliorer grâce au progrès technique ».

Loin de limiter son analyse à cette seule (mais nécessaire) mise au point, l’auteure met en garde contre le recul que pourraient représenter, pour les femmes, les bouleversements à venir de nos sociétés, prises en étau entre crise des ressources et crise climatique. Détérioration de nos systèmes de santé, résurgence de l’importance de la force physique, augmentation de la violence physique… « Tout cela risque de remettre en question l’égalité entre les hommes et les femmes, et d’entraîner un retour vers une forme de division sexuelle du travail ».

Auprès de L’Express, Véra Nikolski juge ainsi « fondamental de comprendre qu’une partie des combats féministes sont totalement tributaires de nos conditions de vie contemporaines, dont on a tendance à oublier le caractère exceptionnel au regard du reste de l’Histoire. En ce sens – très positif –, ils constituent un luxe. Et plus on a à cœur de préserver l’égalité entre les sexes, plus on doit chercher à limiter l’impact des crises à venir sur l’infrastructure matérielle qui rend ce luxe possible ». Entretien.

L’Express : Dans votre livre, vous développez la thèse selon laquelle la mécanisation et le capitalisme ont eu un impact positif sur la cause des femmes, en ce que la force physique et l’avantage comparatif masculin s’en sont trouvés dévalués. Mais on pourrait vous répondre que cela n’a pu être profitable aux femmes que parce que certaines ont fait en sorte que la technique s’intéresse à leur cas (pilule abortive, contraception)…

Véra Nikolski : Je ne remets pas en question le fait que des femmes ont essayé d’agir sur le cours des choses ; mais une idée ne gagne jamais par la seule force de persuasion. Les premières revendications protoféministes de la fin du XVIIIᵉ et du début du XIXᵉ siècle, portées par certaines pionnières (ou par des hommes, tel le marquis de Condorcet), sont longtemps restées des voix isolées. Pour que les discours féministes portent, il a d’abord fallu que les femmes acquièrent des moyens de pression. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les exemples que vous donnez – pilule abortive, contraception – se rapportent à la période très récente.

De mon point de vue, les luttes féministes n’ont pas été l’impulsion mais le couronnement d’un processus d’émancipation qui a débuté à la fin du XIXᵉ siècle, quand, précisément, les femmes ont commencé à voir leur situation s’améliorer grâce au progrès technique. Je ne parle pas de progrès pensés spécifiquement pour le sexe féminin, mais d’avancées globales qui ont conditionné la possibilité, pour les femmes, de participer à la vie sociale et économique à l’extérieur du foyer. En effet, l’industrialisation, fondée sur le recours massif à l’énergie, a entraîné plusieurs conséquences majeures : la dévaluation de la force physique, qui rend la plupart des métiers accessibles aux femmes ; l’apparition d’un secteur tertiaire ; la demande pour le travail féminin salarié. Sans compter les progrès médicaux ! Bien avant l’arrivée de la pilule, les vaccins, la pasteurisation, l’asepsie et les antibiotiques ont permis de faire chuter la mortalité infantile. Or celle-ci forçait jusque-là les femmes à beaucoup procréer pour assurer leur descendance – ce qui les empêchait de pouvoir se consacrer à autre chose.

L’ensemble des objets constituant l’infrastructure matérielle de nos sociétés – du réseau électrique au micro-ondes, en passant par l’usine qui le produit –, qu’il a fallu inventer, concevoir et fabriquer à l’échelle industrielle, contribuent à offrir aux femmes du temps libre (grâce à la contraction des tâches domestiques), une maternité choisie (grâce au contrôle de la fécondité, mais surtout à une mortalité infantile négligeable) et une autonomie financière (grâce au travail salarié). En ce sens, l’émancipation des femmes a bénéficié du processus d’enrichissement général de nos sociétés, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur. L’extension des structures collectives de sécurité sociale, qui prennent en charge les enfants et mettent les avancées médicales à la disposition de tous, a parachevé ce mouvement. Ce n’est que dans ce contexte très propice que les luttes féministes ont pu s’épanouir à partir des années 1970.

Comment expliquez-vous que le féminisme moderne en soit arrivé à identifier dans le capitalisme et le productivisme l’ennemi de la cause des femmes ?

L’idée d’ »intersectionnalité » des luttes consiste à supposer que les opprimés et les discriminés seraient tous victimes d’une même cause. Par exemple, la source de l’oppression des femmes serait la même que celle des discriminations raciales ou des inégalités sociales. Ainsi, il y aurait deux camps homogènes : les opprimés et les oppresseurs. Cette hypothèse s’ancre dans des convictions généreuses et humanistes, mais le monde est plus compliqué que cela : un facteur peut opprimer un groupe et pas un autre, et même opprimer un groupe d’un côté tout en l’émancipant par ailleurs.

Historiquement, l’assimilation entre capitalisme et patriarcat est d’autant plus fallacieuse que la domination masculine et un fait anthropologique très ancien, tandis que le capitalisme est beaucoup plus récent. Autrement dit, les femmes n’ont pas attendu le capitalisme pour être opprimées. Au contraire, l’avènement du capitalisme a progressivement rendu l’idéologie patriarcale caduque, car les conditions objectives de son existence ont disparu. Certes, l’idéologie a pendant un temps résisté – un peu comme un poulet sans tête qui continuerait à courir avant de s’écrouler –, mais on doit constater qu’aujourd’hui, en Occident, c’est l’idée d’égalité entre les sexes qui s’impose.

Si le capitalisme n’est pas à blâmer, comment expliquer l’émergence d’une domination masculine ?

Si la prééminence des hommes sur les femmes est longtemps restée un invariant anthropologique, c’est parce qu’elle repose sur une poignée d’éléments objectifs, liés à la différence biologique entre les sexes – plus précisément au désavantage que représente pour les femmes leur rôle dans le processus reproductif. Le fait d’engendrer dans leur corps limite, dans des sociétés rudimentaires, leur mobilité et leur disponibilité pour les autres activités. La division sexuelle du travail, qui s’est mise en place à la préhistoire, était avant tout une adaptation à ces contraintes naturelles. Les sociologues et les féministes n’ont cependant pas tort d’invoquer des arguments sociaux : l’être humain tendant toujours à justifier ce qui lui arrive, les rôles sexués ont d’emblée fait l’objet de théorisations et d’interdits. Donc, très tôt, la domination masculine a acquis un caractère normatif.

Contrairement à de nombreuses féministes, vous postulez que l’émancipation des femmes a été un processus fulgurant…

Tout dépend de l’échelle à laquelle on se place ! A échelle d’une vie ou même d’une génération, cela peut paraître lent. Mais, si l’on prend de la hauteur historique, c’est très différent. La domination masculine est un fait lourd de la préhistoire et du gros de l’histoire de l’humanité. Notre époque est la première où la situation change, et ce changement est extraordinairement rapide : en cent cinquante ans, un ordre vieux comme l’humanité s’est effondré, laissant la place à ce que j’appelle le « féminicène », soit une époque où les femmes acquièrent une existence autonome, à l’égal de l’homme.

“Cela nous fera une belle jambe, dans un monde en effondrement, d’avoir le droit à la pilule”

On pourrait se demander pourquoi des hommes appartenant à des sociétés « patriarcales » ont pu accepter une telle chose…

Je ne pense pas que les hommes aient identifié consciemment un intérêt à laisser de la place aux femmes – je relativise justement le poids des facteurs intentionnels. C’est plutôt une conjonction entre des conditions techniques qui permettent aux femmes de procréer moins (leur autonomie devient possible) et des conditions économiques qui rendent leur participation au salariat utile (leur autonomie devient profitable). Les idées et les justifications ne sont pas la cause de ces changements, elles les accompagnent et éventuellement les accélèrent : quand une société change pour des raisons matérielles, le système idéologique commence à craquer, et les mentalités évoluent.

Reste que la plupart des tâches que les femmes actives « externalisent », comme la garde des enfants, sont encore souvent réalisées par d’autres femmes…

Certes, la garde d’enfants reste majoritairement le fait d’autres femmes, tout comme le soin. Mais ce qui a permis aux femmes de s’émanciper ne se limite pas à cela. Ne pas avoir à faire pousser ses légumes, aller chercher de l’eau au puits, laver son linge à la main, coudre ses vêtements soi-même… Toutes ces tâches, jadis assurées par les femmes, sont aujourd’hui externalisées au profit de métiers exercés souvent par des hommes. Un seul exemple (mais on pourrait « décomposer » ainsi tout notre quotidien) : essayez d’imaginer la somme du travail industriel nécessaire pour faire fonctionner un lave-linge – l’extraction d’énergie et de métaux, la construction d’usines, de machines-outils, d’un réseau électrique, etc. C’est toute l’infrastructure de nos sociétés thermo-industrielles qu’il faut prendre en compte.

Si l’émancipation féminine est due à la civilisation thermo-industrielle, reposant sur des sources d’énergies abondantes et peu chères, les femmes doivent-elles s’inquiéter de la fin de l’abondance annoncée par l’ensemble de la communauté scientifique ?

Absolument. On met souvent l’accent sur le combat contre les idées réactionnaires, mais les conditions matérielles sont le soubassement invisible, mais nécessaire, de l’égalité hommes-femmes. Si le système matériel s’effondre, tout s’effondre, comme un château de cartes.

Nos sociétés vont faire face à deux crises : la crise des ressources (énergie et matières premières) et la crise climatique, qui sont, ironiquement, la conséquence du même système productiviste qui a permis aux femmes de s’émanciper. Ces deux crises – et d’autres problèmes, comme la montée de l’antibiorésistance – vont se télescoper pour venir bouleverser notre mode de vie. La raréfaction des sources d’énergie (et, donc, la réduction des échanges) et la fragilisation des systèmes agricoles vont déstabiliser profondément nos économies, mais aussi nos institutions. Ces bouleversements risquent d’être violents, et les femmes en seront les premières victimes. La détérioration de nos systèmes de santé, la résurgence de l’importance de la force physique, l’augmentation de la violence physique… Tout cela risque de remettre en question l’égalité entre les hommes et les femmes, et d’entraîner un retour vers une forme de division sexuelle du travail.

Il s’agit de facteurs auxquels les féministes devraient davantage réfléchir. La plupart d’entre elles sont écologistes, mais elles ne croisent pas réellement féminisme et écologie. Comme si les idées féministes avaient une chance de survivre intactes dans un monde en crise. En ignorant la fragilité des conditions sur lesquelles repose leur émancipation, elles ne se donnent pas les moyens de les préserver.

Historiquement, les combats féministes ont-ils continué avec la même intensité dans des sociétés en crise ?

Les grandes crises, qui voient les conditions de vie se dégrader, réorganisent l’ordre des priorités, pour parer au plus pressé : certains besoins primaires (alimentation, sécurité) doivent être assurés en priorité. Cependant, les retours au passé à l’identique n’existent pas. L’effondrement de notre société thermo-industrielle nous conduirait certainement à une situation hybride, car les mentalités ont tout de même une force d’inertie. Tout comme elles n’ont pas changé en un coup de baguette magique lors de la révolution industrielle, elles ne vacilleront pas immédiatement. Il faudra que les conditions changent de façon durable pour que cela se produise.

Reste que, en situation de guerre, il ne faut pas longtemps pour réveiller les atavismes. La guerre en Ukraine est un bon exemple : il y a bien quelques femmes dans l’armée, mais la majorité sont des hommes, tandis que les réfugiés sont majoritairement des femmes et des enfants. Il y a fort à parier que cette division immémoriale du travail prévaudra également à l’occasion des conflits futurs, qui, dans un monde en contraction, ne pourront que se multiplier.

Quel reproche faites-vous au féminisme contemporain ?

Le féminisme contemporain survalorise les idées et néglige la matière. Les arguments biologiques ayant longtemps servi à justifier l’infériorité des femmes, les féministes ont eu raison de se rebeller contre cette instrumentalisation ; mais, depuis, elles assimilent toute mention de la différence entre les sexes à un argument normatif. Pourtant, Simone de Beauvoir elle-même ne niait pas l’importance du matériel dans l’existence des femmes. « On ne naît pas femme, on le devient », soit. Mais elle expliquait par ailleurs comment le corps des femmes avait été un facteur de leur infériorisation. Reconnaître ces facteurs ne dévalorise en rien les femmes. Au contraire, cela permet d’appeler l’attention sur les conditions matérielles qui les rendent caducs, et qui autorisent donc l’égalité.

Se désintéressant de ces questions, les féministes se concentrent sur la réclamation de nouveaux droits et le combat pour le changement des mentalités. Mais ces droits et ces mentalités n’existent que tant que les conditions matérielles qui les rendent possibles sont réunies. Pour schématiser, cela nous fera une belle jambe, dans un monde en effondrement, d’avoir le droit à la pilule : si celle-ci n’est plus produite à l’échelle industrielle ni distribuée massivement sur l’ensemble du territoire, ce droit deviendra vide de sens.

Il me semble fondamental de comprendre qu’une partie des combats féministes sont totalement tributaires de nos conditions de vie contemporaines, dont on a tendance à oublier le caractère exceptionnel au regard du reste de l’Histoire. En ce sens – très positif –, ils constituent un luxe. Et, plus on a à cœur de préserver l’égalité entre les sexes, plus on doit chercher à limiter l’impact des crises à venir sur l’infrastructure matérielle qui rend ce luxe possible.

 

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