Le dernier livre d’Alain Policar, Le Wokisme n’existe pas (2024), offre un bel exemple de sophistique appliquée. L’argumentation n’est pas mise au service de la vérité mais d’une opinion, qui fait le titre du livre, et dévoile l’aveuglement et la duplicité de son auteur, prototype de l’opportuniste qui cherche à avoir le beurre et l’argent du beurre, la respectabilité du wokisme et les garde-fous de l’anti-wokisme. Voici le postulat qu’il veut faire accréditer : le wokisme est un terme créé par les ennemis des woke pour jeter injustement le discrédit sur eux ; ces méchants dénoncent sous ce terme des dérives en effet condamnables mais qu’ils font passer pour le contenu même de la doxa woke, appelée wokeness, alors que ce mouvement ne serait qu’une continuation légitime de la lutte ancestrale contre les discriminations. Mais alors pourquoi tant de gens s’insurgent-ils contre le wokisme-wokeness s’il ne s’agit que de cela ? Si être woke signifiait vraiment lutter contre les discriminations, alors nous serions tous woke.
L’auteur montre pourtant lui-même que sa distinction n’est qu’un tour de passe-passe grossier car, sur chaque concept ou thème traité par les woke, il cite des « excès » qui sont manifestement, par leur centralité ou leur ampleur, au cœur de la wokeness au point de rendre impossible de la distinguer du wokisme. Florilège : l’islamophobie est un concept opérant, mais « précisons qu’il est évidemment inacceptable » de brandir l’islamophobie contre ceux qui « combattent les visées de l’islam politique » (p. 22-23). C’est une « aberration » d’invoquer un antisémitisme spécifiquement musulman, ou de parler de « territoires perdus de la République », mais « il ne faut pas occulter cette réalité » (p. 35) que parfois, « l’antisémitisme se dissimule sous le masque de l’antisionisme ». L’intersectionnalité est un « sésame qui ouvre à la compréhension de la compatibilité des combats pour l’émancipation » (p. 64), mais « il est néanmoins permis de regretter que l’intersectionnalité ait accordé une trop grande attention aux questions de genre et de race » (p. 64) : elle n’existerait pas sans eux ! Le racisme antiblanc est une absurdité, mais « il faut le reconnaitre, l’idée d’une culpabilité blanche héréditaire est parfois énoncée », ce qui serait « admettre l’essentialisation que l’antiracisme refuse » (p. 79). Même déni de la matrice victimaire du wokisme : « Certes, le point de vue de la victime ne peut prétendre être seul légitime » et il ne faut pas accorder une place exorbitante au « ressenti » (p. 88). Enfin, Policar admet les atteintes aux libertés d’expression et de création : « On ne peut ignorer, il faut le reconnaitre, des cas où est remis en cause le droit à la liberté d’expression » (p. 91). Ces cas existent mais constituent un « danger fantasmé » ; et d’ailleurs, les annulés, en France, « ne souffrent pas de l’être » – leur a-t-il demandé leur avis ? Comble du double langage et de la confusion, le dernier chapitre, « Les ornières de la wokeness », est entièrement consacré à dépeindre la « face sombre du wokisme » – qui n’existe pas, rappelons-le : l’essentialisme inversé (ou racisme à l’envers) ; le relativisme absolu, qui disqualifie les notions de savoir, de fait et de raison ; la fluidité des identités, qu’on pourrait librement embrasser et quitter.
Le premier défaut du wokisme est de grossir démesurément des discriminations et inégalités au point d’en faire les traits caractéristiques d’une civilisation qui a justement supprimé comme aucune autre les principales discriminations et inégalités. Il la met en accusation alors que la réalité commande au contraire de la louer pour les progrès qu’elle a accomplis, tout en continuant sur leur voie.
Le deuxième défaut est d’attribuer de fausses causes aux discriminations relevées en faisant de l’Occident, et plus particulièrement de l’homme blanc, le bouc émissaire responsable de toutes les inégalités subsistantes. Le procédé est facile : il suffit d’ignorer l’occurrence dans les autres aires de civilisation des méfaits dénoncés – les inégalités de traitement infligées aux femmes, l’esclavage ou le racisme. Nos sophistes déduisent de cet aveuglement volontaire qu’il y aurait un sexisme, un racisme et une islamophobie « systémiques » dans les sociétés occidentales.
Bref, ce courant est bien autre chose qu’une simple poursuite de la lutte contre les inégalités : c’est une volonté de destruction de la civilisation occidentale, de table rase absolue. En effet, au terme de l’évolution prophétisée par Tocqueville, le désir d’égalité se retourne en son contraire (détruisant la méritocratie, il conforte les privilèges de l’élite bourgeoise, décuplant le ressentiment des défavorisés) et la lutte contre les discriminations engendre de nouvelles discriminations (ainsi les étudiants asiatiques sont fortement lésés par la discrimination positive sur les campus états-uniens, et les sportives lourdement pénalisées par la concurrence des transgenres).
Pour Alain Policar, l’antiwokisme constituerait « une menace pour la démocratie ». Pratiquant systématiquement l’inversion accusatoire, il reproche aux esprits doutant des bienfaits du wokisme d’« empêcher le débat ». On cherche en vain quelle conférence ils auraient perturbée, quel livre ils auraient censuré, à quel adversaire ils auraient refusé de parler. En revanche, des woke aveuglés tels que les féministes décoloniaux refusent obstinément de débattre avec leurs adversaires car ils savent que leurs théories ne résistent ni à une critique argumentée, ni à l’épreuve du réel. Avec une mauvaise foi plus grande encore, Policar accuse ses opposants de pratiquer la dénégation, d’occulter l’histoire et d’écarter de la réalité ce qui dérange. Chacun sait pourtant ce qui est arrivé à Olivier Grenouilleau pour avoir mis au jour une réalité historique dérangeante, l’existence des traites négrières africaine et arabo-musulmane. Enfin, notre sophiste dénonce un « détournement de la peur » : les anti-woke préféreraient faire peur avec ce qui ne menace pas vraiment (le wokisme) qu’avec le danger de l’extrême droite – terme jamais défini, pas plus que les mots « réactionnaire » et « panique morale ».
Ainsi, Mesdames et Messieurs, le danger le plus pressant menaçant notre pays est l’islamophobie et le complot réactionnaire des antiwoke… Comme disait Simon Leys du livre d’une maoïste illuminée, « ce qu’on peut dire de plus charitable » sur un tel propos, c’est que c’est d’une stupidité totale ; parce que si on ne l’accusait pas d’être stupide, [il faudrait dire] que c’est une escroquerie ».
Il faut refuser le terme « islamophobie » non seulement parce qu’il « nuit gravement à la pensée », comme l’écrit Rémi Brague, mais parce qu’il est l’outil rhétorique privilégié par les Frères musulmans pour stigmatiser toute critique et avancer leurs pions en Europe. Notre aveuglement est d’autant plus impardonnable que cette stratégie de conquête est explicite et assumée, comme le rappelle le rapport récemment rendu public par le ministère de l’Intérieur. Les islamistes utilisent désormais le langage décolonial et progressiste pour noyauter les institutions européennes : appel à la décolonisation des programmes scolaires, équité raciale, revendications identitaires. Les Frères musulmans reprennent à leur compte la phraséologie identitaire et victimaire pour promouvoir une identité islamique forte. Le rapport de la Fondapol sur La Montée en puissance de l’islamisme woke dans le monde occidental (Lorenzo Vidino) en donne des exemples frappants : Al Jazeera parle « justice sociale », féminisme, LGBT, écriture inclusive ; la FEMYSO (Forum européen des organisations musulmanes de jeunes et d’étudiants), dirigée par des Frères musulmans, a reçu d’importants fonds de l’Union européenne pour lutter contre « l’islamophobie liée au genre », « la discrimination intersectionnelle dont souffrent les femmes et les filles musulmanes, fondée sur l’ethnicité, la religion et le genre » – l’oppression des femmes musulmanes seraient donc le fait des « hommes blancs », tout comme l’excision et le mariage forcés ?
Sur la laïcité, enfin, notre girouette dénonce la transformation de la loi de 1905 en une « idéologie sécuritaire ». Il rend les pouvoirs publics responsables de la présence croissante des signes religieux (dont la définition serait purement « subjective ») dans l’espace public car ils auraient envenimé les tensions. Il dénie aussi l’insécurité culturelle, qui serait, bien sûr, un fantasme d’extrême-droite et n’hésite pas à affirmer que nous vivons dans un « ordre fondé sur la hiérarchie raciale » (p. 99). Lui qui naguère, dans L’inquiétante familiarité de la race (2020) fustigeait le racialisme parce qu’il « accorde au prisme de la race un privilège exorbitant » et défendait l’universalisme contre le communautarisme à l’anglosaxonne, promeut désormais le multiculturalisme sans voir qu’il est contraire au républicanisme français, qu’il brise la communauté politique et que ce modèle est en faillite dans les pays qui l’ont promu, Grande-Bretagne en tête. Dans une société multiethnique, la laïcité apparaît comme le seul rempart à l’affrontement direct.
Le déni des réalités n’est pas nouveau. Après-guerre, des intellectuels ignoraient le totalitarisme soviétique ; dans les années 60, ils s’aveuglaient sur les délires maoïstes et ses dizaines de millions de morts ; dans les années 70, ils fêtèrent un temps les khmers rouges ; dans les années 80, ils s’enthousiasmèrent pour les mollahs iraniens. Aujourd’hui, ils défendent une idéologie qui sape notre civilisation, ruine le Bien commun et encourage la guerre de tous contre tous. Renouant avec le manichéisme du chiffre 2, ils assimilent l’antiwokisme au trumpisme et n’y voient que « panique morale » et « offensive réactionnaire ». Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt.