Read More Une femme dépose des fleurs devant un mémorial pour les victimes de l’attaque du 9 juin, à Annecy / Photo AFP, OLIVIER CHASSIGNOLEAtlantico : Certains drames nous affectent, semblent-ils, plus que d’autres. Mais y-a-t-il des drames qui font basculer une société ? Lui permettant de casser des schémas culturels et mentaux préétablis, de dépasser l’impuissance politique, etc ? Comment cela se manifeste-t-il ? Christophe Boutin : Entendons-nous sur les termes : lorsque l’on parle ici de « drames », « d’événements, dramatiques » ou de « tragédies », il s’agit de ce que l’on appelle des faits divers, mais qui ont pris une résonance exceptionnelle, en affectant, bien au-delà des proches des victimes, l’ensemble d’un groupe social – et, pour certains d’entre eux, jusqu’à l’opinion publique mondiale. Lorsque vous dites que de tels drames permettent de « casser des schémas culturels et mentaux préétablis », il faut là aussi remettre les choses en perspective. Le choc ressenti face à de tels drames, pour l’individu comme pour le groupe, cette rupture brutale d’avec le quotidien et ce que l’on pense être la « normalité », réactive au contraire bien souvent les schémas anciens dans lesquels nous avons été élevés – ou d’autres plus anciens encore. C’est ainsi par exemple que le sentiment de solidarité du groupe social, souvent peu présent dans nos sociétés individualistes, redevient une évidence immédiate dès lors que ce qui est considéré comme une de nos règles sociales communément admise et nécessaire à la survie même du groupe, est ainsi atteinte. Il s’agit d’un réflexe spontané de survie que cette réponse à ce qui est pour nous une atteinte à un des piliers de notre société. Mais c’est aussi pourquoi les mêmes évènements ne sont pas d’identiques drames selon les sociétés où ils se produisent, comme il peut y avoir d’importantes différences au sein d’une même société selon les moments où ils surviennent ou le contexte qui les entoure.Dans ce cadre de transition du fait-divers au drame national – ou international -, il faut enfin faire une différence entre ce qui est spontané et ce qui peut être provoqué. La seule vraie réaction spontanée est celle de celui qui assiste directement au drame : dans tous les autres cas il y aura médiation, et réaction à des informations ou à des images. Or il va de soi que les médias, qui diffusent et commentent ces informations, et le pouvoir politique, qui contrôle partiellement au moins ces médias, ne sont pas plus neutres que nous le sommes nous-même face à un fait brut : nous trions nécessairement l’ensemble des données auxquelles nous avons accès pour en privilégier les éléments qui nous semblent les plus pertinents, et nous sommes dès lors en face d’une interprétation de la réalité.Or cette interprétation là encore, malgré nous, car cela fait partie de nos schèmes mentaux, subit l’influence de ce que l’on nomme le « biais de confirmation » : notre cerveau retient plus facilement les éléments qui viennent confirmer ce que nous pensons ou croyons savoir. De là, partiellement au moins, cette incompréhension que l’on constate souvent entre commentateurs d’un même fait : très rapidement, ils ne parlent plus de la même chose, le fait brut, mais de ce qu’ils ont retenu de ce fait. Et l’interprétation de l’autre leur semble être une manipulation, une récupération, servir en tout cas une tout autre finalité que la leur, nécessairement neutre et/ou noble.Encore évoquons-nous ici ce qui se produit spontanément. Mais chacun sait depuis Gustave Le Bon et sa Psychologie des foules la puissance de l’émotion sur ces dernières, et certains peuvent, de manière volontaire cette fois, transformer le fait-divers en drame pour obtenir de la foule le choix qu’ils attendent. Par une image bien choisie, par une information diffusée au bon moment, on peut effectivement faire basculer une société et la faire adhérer aux projets de celui qui manœuvre ainsi. Cela se fera, soit « pour », en utilisant la puissance mobilisatrice du drame et en retournant certaines consciences pour les fédérer derrière ces projets ; soit « contre », en utilisant le pouvoir incapacitant que peut avoir l’émotion du groupe sur un adversaire qui ne pourra plus jouer sur la raison, toute tentative pour analyser la question de manière « froide » le disqualifiant pour manque d’empathie.Quelles sont les conditions nécessaires pour que cela se produise ? Pour qu’un tel fait sociétal puisse se produire, il faut déjà être au courant du drame en question, ce qui suppose une information et la diffusion la plus large possible de cette information. De nos jours, entre réseaux sociaux et chaînes d’information en continu, un fait-divers peut prendre très rapidement une résonance nationale, sinon internationale. Il ne le fait pas toujours d’ailleurs pour la noble volonté d’informer le public : les médias savent pertinemment qu’un drame fait flamber le taux d’audience ou le nombre de clics sur une page – et, soyons honnêtes, nous faisons la même chose en affichant cela sur nos réseaux sociaux.Toutes les personnes prises dans cette tornade au même moment font alors psychologiquement partie d’une même foule – quand bien même elles ne seraient pas rassemblées sur une même place – et plus encore quand elles vont, autrefois en discutant avec leurs voisins, aujourd’hui via les réseaux sociaux, relayer images ou formules. Elles auront en commun la primauté de l’émotion sur la raison, n’analysant pas les informations mais réagissant, de manière d’ailleurs efficace, selon ces schémas mentaux évoqués, ces réflexes de défense qui valent pour les sociétés comme pour les individus. Cela n’a d’ailleurs en soi rien de négatif : des millénaires d’évolution nous ont appris que quand la survie de notre groupe est en jeu, les réponses doivent être collectives et rapides. Or ces drames sont bien perçus instinctivement comme d’intolérables atteintes aux structures mêmes du groupe d’appartenance.La première condition est donc la survenance d’un évènement profondément choquant ; la seconde est sa large diffusion. Mais précisons ici que les conséquences dépendront aussi du narratif qui va se greffer sur cette diffusion, et qui peut fort bien être destiné à annihiler certains des réflexes que nous venons d’évoquer. Pour schématiser, face à ce qu’il ressent comme une agression majeure, l’individu ou le groupe réagit de deux manières possibles : après avoir déterminé la source principale de danger, il choisit entre la fuite ou l’affrontement. Or ces deux réflexes peuvent poser des problèmes à l’État, qui peut, soit, s’inquiéter de la violence potentielle qui naîtrait de la définition, sous le coup de l’émotion, d’ennemis à affronter, soit vouloir éviter un réflexe de fuite et de panique, tout aussi dévastateur. Il va alors veiller pour peser sur ces choix à ce que certains éléments soient gommés du narratif, quand d’autres au contraire seront surévalués, voire à présenter d’autres « cibles » aux « émotions populaires ». De la même manière que des évènements dramatiques peuvent faire basculer une société, qu’en est-il d’actes héroïques, peuvent-ils avoir le même impact ? Une société a besoin pour sa cohésion de pouvoir s’identifier à des héros positifs, à ceux qui se dressent pour défendre le groupe face à ses ennemis, au risque parfois d’y perdre leur vie. Devant ces conduites, qui réaffirment des valeurs humaines essentielles et présentent un idéal social, il y a à la fois un sentiment de reconnaissance envers le héros et une tentative d’identification au modèle qu’il représente. Même si une société évolue plus souvent « contre » – contre une menace – que « pour » – pour tenter de rester fidèle à son idéal civilisationnel -, nul ne niera donc l’effet mobilisateur que peuvent avoir ces actes héroïques et l’impact qu’ils peuvent avoir sur les mutations d’une société. Ce n’est plus cette fois à Gustave Le Bon qu’il faudrait penser, mais à Georges Sorel et à sa notion de « mythe mobilisateur » – certes analysé par cet auteur autour la « grève générale », mais qui peut aussi se nourrir du panthéon que constituent ces héros d’un groupe social. Passé l’effet de sidération, la volonté de résilience, de revanche, ou simplement la colère peut-elle entraîner des mutations profondes de la société ? Tout dépend de ce qu’on appelle « sidération ». Est-ce le laps de temps durant lequel, confronté à la brutalité du fait, l’émotion ressentie n’a pas encore conduit au réflexe de survie ? Ou est-ce la durée, plus longue, au bout de laquelle, l’émotion passée, on retrouve la capacité d’analyser la situation et d’y répondre par la raison ? Le premier est infime, de l’ordre de quelques secondes : plus long, la survie de l’individu ou du groupe serait menacée. Fuite ou agression sont, on l’a dit, une question de réflexes – les fameux « réflexes de survie ». Sans eux, comme leur nom l’indique, l’individu ou le groupe social ne survivront pas, et notre système nerveux est donc conçu pour que cet effet de sidération, qui nous laisse pendant un temps désarmé face à l’attaquant, soit le plus court possible. Dans notre monde aseptisé, l’ultraviolence est utilisée par certains pour augmenter cet avantage initial. Pour le reste, une société ou un individu qui ne se montrent pas capables de résilience, ce qui peut effectivement vouloir dire souhaiter prendre leur revanche sur leur ennemi et se mettre colère, sont destinés à disparaître. Face au danger, le choix de la fuite n’est pas celui de la résilience, puisqu’il conduit toujours à abandonner quelque chose – paquet de cigarettes, portable ou territoire, c’est du pareil au même. Ce n’est pas un mode de mutation de la société et de ses valeurs, mais son remplacement par une autre, avec d’autres valeurs. Or si les drames que nous évoquons ont un tel effet, nous l’avons dit, c’est parce que, individuellement et collectivement, il y a un refus des membres de la société concernée de voir disparaître ces valeurs qui leurs sont propres et structurent leurs sociétés.L’autre choix, celui de la résilience, est donc nécessairement celui de l’affrontement, ce qui impose bien cette fois une mutation de la société : cela peut passer par un budget spécifique auquel la communauté acceptera cette fois de contribuer, par des contrôles et des interdictions, ou par une mobilisation renforcée des citoyens, mais il y aura mutation. Là encore, rien de bien surprenant : un organisme vivant qui n’est pas capable de s’adapter aux changements de son environnement – ici cette agression – meurt. À quel point les conséquences d’une tragédie peuvent-elles opérer des bouleversements durables dans les sociétés ? C’est ici, en premier lieu, la question de savoir si les politiques vont se saisir du dossier. Vont-ils analyser à froid, après l’événement, ce qui a pu conduire à ce qu’il se produise ? Vont-ils mettre en œuvre les mesures nécessaires pour qu’il ne se produise plus ? C’est la première possibilité de bouleversement durable d’une société, le changement des normes qui la régissent par les politiques. La deuxième possibilité de bouleversement durable de la société tient cette fois au peuple en complément et/ou à la place des politiques. Considérant que ces derniers se sont montrés dans l’incapacité d’éviter ce drame, et qu’ils se montrent par la suite tout aussi incapables de mettre en place des mesures permettant d’en éviter de nouveaux, les citoyens peuvent se saisir directement de la question. Ce peut être de manière normative, par exemple par la mise en œuvre d’un référendum d’initiative citoyenne. Dans d’autres cas, cela passera par des mouvements d’auto-organisation de la société, à côté et en dehors de ce qui peut être établi par les normes. Ce n’est plus l’État, devenu impotent, qui organise la défense de la société, c’est la société qui s’organise d’elle-même.La troisième possibilité de bouleversement durable viendrait de la contradiction que l’on constaterait entre la volonté de du groupe social de perdurer dans son être et les choix de politiques qui voudraient, au contraire, lui imposer une mutation de force, et l’empêcherait pour cela d’user de ses éléments de défense – que ce soit par un total déni des réalités ou des mesures coercitives prises à son encontre. Ce serait alors, avec cette insécurité physique ou culturelle créée par les dirigeants, la fin du contrat social, et comme le disait Robert Aron : « quand l’ordre n’est plus dans l’ordre, il est dans la révolution ».
Une femme dépose des fleurs devant un mémorial pour les victimes de l’attaque du 9 juin, à Annecy / Photo AFP, OLIVIER CHASSIGNOLE
Atlantico : Certains drames nous affectent, semblent-ils, plus que d’autres. Mais y-a-t-il des drames qui font basculer une société ? Lui permettant de casser des schémas culturels et mentaux préétablis, de dépasser l’impuissance politique, etc ? Comment cela se manifeste-t-il ?
Christophe Boutin : Entendons-nous sur les termes : lorsque l’on parle ici de « drames », « d’événements, dramatiques » ou de « tragédies », il s’agit de ce que l’on appelle des faits divers, mais qui ont pris une résonance exceptionnelle, en affectant, bien au-delà des proches des victimes, l’ensemble d’un groupe social – et, pour certains d’entre eux, jusqu’à l’opinion publique mondiale.
Lorsque vous dites que de tels drames permettent de « casser des schémas culturels et mentaux préétablis », il faut là aussi remettre les choses en perspective. Le choc ressenti face à de tels drames, pour l’individu comme pour le groupe, cette rupture brutale d’avec le quotidien et ce que l’on pense être la « normalité », réactive au contraire bien souvent les schémas anciens dans lesquels nous avons été élevés – ou d’autres plus anciens encore. C’est ainsi par exemple que le sentiment de solidarité du groupe social, souvent peu présent dans nos sociétés individualistes, redevient une évidence immédiate dès lors que ce qui est considéré comme une de nos règles sociales communément admise et nécessaire à la survie même du groupe, est ainsi atteinte. Il s’agit d’un réflexe spontané de survie que cette réponse à ce qui est pour nous une atteinte à un des piliers de notre société. Mais c’est aussi pourquoi les mêmes évènements ne sont pas d’identiques drames selon les sociétés où ils se produisent, comme il peut y avoir d’importantes différences au sein d’une même société selon les moments où ils surviennent ou le contexte qui les entoure.
Dans ce cadre de transition du fait-divers au drame national – ou international -, il faut enfin faire une différence entre ce qui est spontané et ce qui peut être provoqué. La seule vraie réaction spontanée est celle de celui qui assiste directement au drame : dans tous les autres cas il y aura médiation, et réaction à des informations ou à des images. Or il va de soi que les médias, qui diffusent et commentent ces informations, et le pouvoir politique, qui contrôle partiellement au moins ces médias, ne sont pas plus neutres que nous le sommes nous-même face à un fait brut : nous trions nécessairement l’ensemble des données auxquelles nous avons accès pour en privilégier les éléments qui nous semblent les plus pertinents, et nous sommes dès lors en face d’une interprétation de la réalité.
Or cette interprétation là encore, malgré nous, car cela fait partie de nos schèmes mentaux, subit l’influence de ce que l’on nomme le « biais de confirmation » : notre cerveau retient plus facilement les éléments qui viennent confirmer ce que nous pensons ou croyons savoir. De là, partiellement au moins, cette incompréhension que l’on constate souvent entre commentateurs d’un même fait : très rapidement, ils ne parlent plus de la même chose, le fait brut, mais de ce qu’ils ont retenu de ce fait. Et l’interprétation de l’autre leur semble être une manipulation, une récupération, servir en tout cas une tout autre finalité que la leur, nécessairement neutre et/ou noble.
Encore évoquons-nous ici ce qui se produit spontanément. Mais chacun sait depuis Gustave Le Bon et sa Psychologie des foules la puissance de l’émotion sur ces dernières, et certains peuvent, de manière volontaire cette fois, transformer le fait-divers en drame pour obtenir de la foule le choix qu’ils attendent. Par une image bien choisie, par une information diffusée au bon moment, on peut effectivement faire basculer une société et la faire adhérer aux projets de celui qui manœuvre ainsi. Cela se fera, soit « pour », en utilisant la puissance mobilisatrice du drame et en retournant certaines consciences pour les fédérer derrière ces projets ; soit « contre », en utilisant le pouvoir incapacitant que peut avoir l’émotion du groupe sur un adversaire qui ne pourra plus jouer sur la raison, toute tentative pour analyser la question de manière « froide » le disqualifiant pour manque d’empathie.
Quelles sont les conditions nécessaires pour que cela se produise ?
Pour qu’un tel fait sociétal puisse se produire, il faut déjà être au courant du drame en question, ce qui suppose une information et la diffusion la plus large possible de cette information. De nos jours, entre réseaux sociaux et chaînes d’information en continu, un fait-divers peut prendre très rapidement une résonance nationale, sinon internationale. Il ne le fait pas toujours d’ailleurs pour la noble volonté d’informer le public : les médias savent pertinemment qu’un drame fait flamber le taux d’audience ou le nombre de clics sur une page – et, soyons honnêtes, nous faisons la même chose en affichant cela sur nos réseaux sociaux.
Toutes les personnes prises dans cette tornade au même moment font alors psychologiquement partie d’une même foule – quand bien même elles ne seraient pas rassemblées sur une même place – et plus encore quand elles vont, autrefois en discutant avec leurs voisins, aujourd’hui via les réseaux sociaux, relayer images ou formules. Elles auront en commun la primauté de l’émotion sur la raison, n’analysant pas les informations mais réagissant, de manière d’ailleurs efficace, selon ces schémas mentaux évoqués, ces réflexes de défense qui valent pour les sociétés comme pour les individus. Cela n’a d’ailleurs en soi rien de négatif : des millénaires d’évolution nous ont appris que quand la survie de notre groupe est en jeu, les réponses doivent être collectives et rapides. Or ces drames sont bien perçus instinctivement comme d’intolérables atteintes aux structures mêmes du groupe d’appartenance.
La première condition est donc la survenance d’un évènement profondément choquant ; la seconde est sa large diffusion. Mais précisons ici que les conséquences dépendront aussi du narratif qui va se greffer sur cette diffusion, et qui peut fort bien être destiné à annihiler certains des réflexes que nous venons d’évoquer. Pour schématiser, face à ce qu’il ressent comme une agression majeure, l’individu ou le groupe réagit de deux manières possibles : après avoir déterminé la source principale de danger, il choisit entre la fuite ou l’affrontement. Or ces deux réflexes peuvent poser des problèmes à l’État, qui peut, soit, s’inquiéter de la violence potentielle qui naîtrait de la définition, sous le coup de l’émotion, d’ennemis à affronter, soit vouloir éviter un réflexe de fuite et de panique, tout aussi dévastateur. Il va alors veiller pour peser sur ces choix à ce que certains éléments soient gommés du narratif, quand d’autres au contraire seront surévalués, voire à présenter d’autres « cibles » aux « émotions populaires ».
De la même manière que des évènements dramatiques peuvent faire basculer une société, qu’en est-il d’actes héroïques, peuvent-ils avoir le même impact ?
Une société a besoin pour sa cohésion de pouvoir s’identifier à des héros positifs, à ceux qui se dressent pour défendre le groupe face à ses ennemis, au risque parfois d’y perdre leur vie. Devant ces conduites, qui réaffirment des valeurs humaines essentielles et présentent un idéal social, il y a à la fois un sentiment de reconnaissance envers le héros et une tentative d’identification au modèle qu’il représente. Même si une société évolue plus souvent « contre » – contre une menace – que « pour » – pour tenter de rester fidèle à son idéal civilisationnel -, nul ne niera donc l’effet mobilisateur que peuvent avoir ces actes héroïques et l’impact qu’ils peuvent avoir sur les mutations d’une société.
Ce n’est plus cette fois à Gustave Le Bon qu’il faudrait penser, mais à Georges Sorel et à sa notion de « mythe mobilisateur » – certes analysé par cet auteur autour la « grève générale », mais qui peut aussi se nourrir du panthéon que constituent ces héros d’un groupe social.
Passé l’effet de sidération, la volonté de résilience, de revanche, ou simplement la colère peut-elle entraîner des mutations profondes de la société ?
Tout dépend de ce qu’on appelle « sidération ». Est-ce le laps de temps durant lequel, confronté à la brutalité du fait, l’émotion ressentie n’a pas encore conduit au réflexe de survie ? Ou est-ce la durée, plus longue, au bout de laquelle, l’émotion passée, on retrouve la capacité d’analyser la situation et d’y répondre par la raison ?
Le premier est infime, de l’ordre de quelques secondes : plus long, la survie de l’individu ou du groupe serait menacée. Fuite ou agression sont, on l’a dit, une question de réflexes – les fameux « réflexes de survie ». Sans eux, comme leur nom l’indique, l’individu ou le groupe social ne survivront pas, et notre système nerveux est donc conçu pour que cet effet de sidération, qui nous laisse pendant un temps désarmé face à l’attaquant, soit le plus court possible. Dans notre monde aseptisé, l’ultraviolence est utilisée par certains pour augmenter cet avantage initial.
Pour le reste, une société ou un individu qui ne se montrent pas capables de résilience, ce qui peut effectivement vouloir dire souhaiter prendre leur revanche sur leur ennemi et se mettre colère, sont destinés à disparaître. Face au danger, le choix de la fuite n’est pas celui de la résilience, puisqu’il conduit toujours à abandonner quelque chose – paquet de cigarettes, portable ou territoire, c’est du pareil au même. Ce n’est pas un mode de mutation de la société et de ses valeurs, mais son remplacement par une autre, avec d’autres valeurs. Or si les drames que nous évoquons ont un tel effet, nous l’avons dit, c’est parce que, individuellement et collectivement, il y a un refus des membres de la société concernée de voir disparaître ces valeurs qui leurs sont propres et structurent leurs sociétés.
L’autre choix, celui de la résilience, est donc nécessairement celui de l’affrontement, ce qui impose bien cette fois une mutation de la société : cela peut passer par un budget spécifique auquel la communauté acceptera cette fois de contribuer, par des contrôles et des interdictions, ou par une mobilisation renforcée des citoyens, mais il y aura mutation. Là encore, rien de bien surprenant : un organisme vivant qui n’est pas capable de s’adapter aux changements de son environnement – ici cette agression – meurt.
À quel point les conséquences d’une tragédie peuvent-elles opérer des bouleversements durables dans les sociétés ?
C’est ici, en premier lieu, la question de savoir si les politiques vont se saisir du dossier. Vont-ils analyser à froid, après l’événement, ce qui a pu conduire à ce qu’il se produise ? Vont-ils mettre en œuvre les mesures nécessaires pour qu’il ne se produise plus ? C’est la première possibilité de bouleversement durable d’une société, le changement des normes qui la régissent par les politiques.
La deuxième possibilité de bouleversement durable de la société tient cette fois au peuple en complément et/ou à la place des politiques. Considérant que ces derniers se sont montrés dans l’incapacité d’éviter ce drame, et qu’ils se montrent par la suite tout aussi incapables de mettre en place des mesures permettant d’en éviter de nouveaux, les citoyens peuvent se saisir directement de la question. Ce peut être de manière normative, par exemple par la mise en œuvre d’un référendum d’initiative citoyenne. Dans d’autres cas, cela passera par des mouvements d’auto-organisation de la société, à côté et en dehors de ce qui peut être établi par les normes. Ce n’est plus l’État, devenu impotent, qui organise la défense de la société, c’est la société qui s’organise d’elle-même.
La troisième possibilité de bouleversement durable viendrait de la contradiction que l’on constaterait entre la volonté de du groupe social de perdurer dans son être et les choix de politiques qui voudraient, au contraire, lui imposer une mutation de force, et l’empêcherait pour cela d’user de ses éléments de défense – que ce soit par un total déni des réalités ou des mesures coercitives prises à son encontre. Ce serait alors, avec cette insécurité physique ou culturelle créée par les dirigeants, la fin du contrat social, et comme le disait Robert Aron : « quand l’ordre n’est plus dans l’ordre, il est dans la révolution ».
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