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Ce que le militantisme fait à la recherche

[par Nathalie Heinich]

(Gallimard, collection « Tracts », sortie 27 mai 2021)

Évoquant l’emprise du politique sur le monde universitaire français et la façon dont la pensée s’en est trouvée figée, l’historien Jacques Julliard identifie trois « glaciations » successives : la glaciation soviéto-marxiste, dans l’après-guerre ; la glaciation maoïste, dans les années 1970 ; et la glaciation actuelle, qu’il résume par le terme d’« islamogauchiste ». Or celui-ci est l’objet d’une polémique qui déchire l’Université depuis la décapitation de Samuel Paty par un islamiste, et qui a mis sur le devant de la scène intellectuelle la question de la « militantisation » de l’enseignement supérieur et de la recherche, pour tenter un néologisme rendu hélas nécessaire par la réalité de ce qui se produit sous nos yeux : l’emprise croissante d’un militantisme littéralement déplacé, qui tend à transformer les salles de cours en lieux d’endoctrinement et les publications en tracts.

(…)

Après les dérives des années post-68, nous pensions en avoir presque fini avec la contamination de la recherche par le militantisme, qui subordonne la mission épistémique à la mission politique. Eh bien non : dans une splendide ignorance des calamités engendrées par cette confusion dans un passé pourtant récent, nos « universitaires engagés », trouvant sans doute que voter, manifester, militer dans une association ou un parti ne sont pas assez chics pour eux, tentent d’y revenir. Certes, leurs causes ont changé : la classe sociale s’est effacée derrière la race et le sexe, tandis que la religion passait chez certains du statut d’opium du peuple à celui d’étendard des opprimés. Mais le fond est le même : justification de moyens plus que douteux par la mise en avant de causes légitimes, sur le vieux modèle du « la fin justifie les moyens » ; refus de l’autonomie de la science, n’empêchant pas d’ailleurs la défense opportuniste de la liberté académique dès qu’un doute est émis sur la place de ces productions à l’université ; médiocrité intellectuelle, encouragée par une division en « studies » mono-centrées ; glissement vers un radicalisme propre à fasciner les esprits faibles. 

Tout cela n’est pas dû au hasard, ni même au fait que le militantisme académique attire en priorité les plus médiocres (qui sont souvent aussi des apparatchiks, à la production plus que mince), ne connaissant guère que le morne confort de la langue de bois mais pas la joie pure de la découverte. Car ces détournements de la pensée, ces perversions intellectuelles découlent de la priorité donnée au renforcement des convictions et au recrutement de nouveaux adeptes, qui relèvent de la logique des partis, des religions voire des sectes, mais pas de la connaissance et de la compréhension du réel que vise ou doit viser l’activité scientifique. 

Ce que le militantisme fait à la recherche, donc ? Il l’abêtit, il la dégrade, il la stérilise. Au lieu de lui permettre de s’élever au rang de science, il la rabaisse à celui d’idéologie.

En 1955, en pleine « première glaciation » de la pensée, Raymond Aron écrivait : « Cherchant à expliquer l’attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, indulgents aux plus grands crimes, pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines, je rencontrai d’abord les mots sacrés : gauche, Révolution, prolétariat ». Aujourd’hui nous ne cessons de buter sur d’autres mots sacrés : « décolonialisme », « intersectionnalité », « racisés ». Mais le fond est le même : c’est le retour de la doxa de l’engagement, qui a gagné jusqu’au Collège de France. 

Or de même que, comme disait André Gide, on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, on ne fait pas de bonne science avec de bonnes causes. Et rien ne se périme plus vite qu’une explication orientée vers la dénonciation, comme l’ont expérimenté à leurs dépens de grands sociologues comme Edgar Morin, Pierre Bourdieu ou Luc Boltanski. Car est-ce vraiment au chercheur de dire aux acteurs comment doit être le monde ? Cela, c’est le rôle du citoyen, dans l’arène civique. Mais le rôle du chercheur est de dire comment il est. Encore faut-il en être capable.

Tout ce qu’on peut espérer est que le fatras de productions médiocres issues du militantisme académique finira vite dans les poubelles déjà bien pleines de l’histoire intellectuelle. Mais c’est toute une génération de jeunes chercheurs qui y aura perdu son temps, son énergie, et le sens même de ce que devrait être notre métier.

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue