À l’issue d’une conférence en ligne de Xavier-Laurent Salvador, Chantal Crémisi, chercheur en biologie à la retraite, lâche, incrédule et désemparée : « Je ne sais pas comment on en est arrivé là. » Malgré la limpidité de l’intervenant, et plus généralement le travail d’inventaire des marottes des déconstructards (grâce notamment au patient recensement de L’Observatoire), l’effet de sidération dû à leurs aberrations peut en effet bloquer une compréhension plus large du phénomène, au-delà de l’empoisonnement de la recherche universitaire par les lubies des éveillés.
Point de sidération, le 3 juin 2023, sur le plateau de Frédéric Taddeï, mais de la frustration. Théoriquement confrontée à Maboula Soumahoro (maître de conférences à l’université de Tours et présidente de l’association Black History Month), Nathalie Heinich fut privée de débat, madame Soumahoro refusant courtoisement le terme ‘wokisme’.
Esquive quelque peu singulière. Étant invitée à discuter avec une consœur auteur d’un livre (Le wokisme serait-il un totalitarisme ?) qui laisse peu de doutes quant au contenu attendu de l’entretien, madame Soumahoro aurait pu faire l’effort de suivre son interlocutrice ; en refusant le terme, elle se débarrasse avantageusement de ce qu’il désigne et de ce qui lui est reproché.
Au surplus, quand bien même le mot ‘wokisme’ serait la plupart du temps connoté négativement en France — ce qu’a spontanément précisé Nathalie Heinich (après avoir souligné que la lutte contre les injustices et les discriminations était « parfaitement légitime ») —, n’est-il pas un vocable générique agrégeant commodément les studies (genre, race, décolonialisme, etc.), leurs bases idéologiques et les personnes les promouvant ?
La dérobade de Maboula Soumahoro se double ensuite d’une jolie dose d’infatuation. Pendant tout le face à face (d’une durée totale de trente minutes environ), elle fera carillonner son soi-disant discernement scientifique, daignant du bout des lèvres descendre de son Aventin :
On va utiliser le terme ‘wokisme’ puisqu’il apparaît apparemment [sic] dans le titre de l’ouvrage dont nous discutons, mais je ne sais pas ce qu’est le wokisme ; et là, pour répondre en tant que chercheuse, j’aimerais bien qu’on puisse définir l’objet d’étude avant de pouvoir le disséquer, le critiquer.
L’afroféministe de 47 ans, qui se dit impliquée dans la recherche « depuis plusieurs décennies maintenant [sic] », déclare ignorer les points d’ancrage exacts du wokisme à l’Université française, tout particulièrement hors recherche — « j’aimerais savoir où ce que cela [sic] a lieu » — et conclut trois minutes plus tard : « le wokisme, ça n’existe pas scientifiquement ». Dans la mesure où aucun diplôme en wokisme n’est répertorié, ce dernier n’existerait donc pas. Emballé-c’est-pesé ! Nul doute que Madame Soumahoro aurait autrefois nié l’existence du structuralisme quand il ne constituait pas encore un champ d’étude à part entière — alors qu’il irriguait déjà abondamment les sciences humaines.
Érudite éminemment consciencieuse, arc-boutée sur la prétendue indétermination de l’objet du débat, Maboula Soumahoro en remet une couche quand Nathalie Heinich s’aventure outre-Atlantique (à propos du statut du mot ‘wokisme’) : « Alors là peut-être je vais m’exprimer en tant que spécialiste des États-Unis »…
Nous voilà repartis pour un tour, à vide. Frédéric Taddeï doit suer à grosse gouttes : les deux femmes ont beau se parler depuis huit minutes, elles restent coincées dans les starting-blocks à cause des rebuffades de l’une d’elles : « Je ne sais pas de quel débat vous parlez. » Madame Soumahoro, dont la parole avenante mais fuyante serait en fait un bouillonnement synaptique — « je finirai mon raisonnement » —, commence toutefois à régaler, associant témérairement ces six mots : « en vérité je sais pas moi »…
Nous non plus.
Entre étonnement et égaiement, on se demande quelle autre pirouette va nous être proposée. L’attente est de courte durée. Alors que Nathalie Heinich précise qu’il y a un décalage entre l’émergence des mouvements progressistes aux États-Unis et leur importation en France, Maboula Soumahoro, qui vient pourtant d’énumérer « women studies… indigenous studies… black studies… africana studies…», nous gratifie d’un double salto arrière : « Mais qu’est-ce que c’est que les studies, en fait ? »
Les wokes ne sont jamais décevants. Ils sont même réjouissants dans leur aptitude à se carapater. Nathalie Heinich vient de synthétiser ses griefs (le wokisme est une hydre revancharde essayant de distiller dans les rapports sociaux un manichéisme identitariste, irrationnel, assujettissant et destructeur) ; réaction de la gymnaste tourangelle :
Alors, je ne sais pas. Je ne sais pas sur quoi rebondir, parce que je pense qu’on ne va pas réussir à obtenir une définition précise de cet objet d’étude dont nous sommes censés débattre.
Ne manque-t-il pas une touche particulière à cette résistance affable ? Ça ne saurait tarder. Nathalie Heinich suggère à Maboula Soumahoro de lire son livre. Et là…
Y a trop de choses justement qui sont pointues, qui font partie de la recherche actuelle, qui sont menées par des chercheurs et des chercheuses de qualité sur toutes les thématiques individuelles que vous avez menées [sic], voilà. Ce sont les livres sur lesquels je vais mener mon attention de scientifique [rebelote], en priorité.
Non contents de vivre dans la lumière jaillie de leurs sombres ateliers de déconstruction, les wokes vous font donc savoir — gracieusement, ici — que vous vivez dans l’obscurantisme, voire la bêtise. Ces ignares d’Occidentaux se sont ainsi fait révéler par Gims, en avril 2023, que les Égyptiens de l’Antiquité possédaient l’électricité. Il faut même d’ores et déjà s’attendre à découvrir dans le prochain sarcophage une friteuse ou un sèche-cheveux…
Autant les wokes galèrent pour se mesurer à vous armés d’arguments cohérents, autant ils ne ménagent pas leur peine pour tenter de vous discréditer. Madame Soumahoro va ainsi essayer de faire passer Nathalie Heinich pour une ingénue — tout en le niant avec une mauvaise foi touchante (« Je ne vous fais rien dire, je suis juste en train de parler ») — croyant en l’infaillibilité d’une démarche science dépourvue de biais personnels et historiques.
Essayer d’atteindre l’objectivité, le sectateur woke n’y songe même pas. Il revendique bien au contraire son militantisme, un peu comme si un explorateur ayant à traverser une rivière infestée de crocodiles décidait crânement d’y aller à la nage sous prétexte que, de toute façon, une embarcation n’empêche pas les sauriens de venir au contact…
Mais revenons à nos deux bretteuses — dont l’une, on l’aura compris, répugne à réellement croiser le fer, se borne à faire d’aimables moulinets avec son fleuret en papier crépon. L’assaut, bien que factice, gagne tout de même un peu en vigueur sur la question des transgenres. Nathalie Heinich, s’en prenant expressément au Tout est socialement construit 1, et donc implicitement aux constructions de genres — « déni absolument délirant de la dimension biologique » —, voit bien entendu son propos qualifié de « violent » (les escrimeurs wokes sont fort douillets). Taddeï, sentant qu’il tient là possiblement du roboratif, soulève la question des hommes non opérés qui se prétendent femmes, qui demandent à être considérés comme les mères des enfants dont ils sont les pères naturels, qui exigent d’utiliser les toilettes pour femmes… Suffit-il d’être une femme pour s’être simplement déclaré femme ? Et l’animateur de demander, un brin provocateur : « C’est comme si je vous disais, Maboula Soumahoro, ‘Je suis une lesbienne noire’. Et vous me diriez ‘Ben, j’ai des doutes’. »
Le lénifiant brassage d’air reprend :
Là, on se téléporte [sic] une nouvelle fois au niveau de la recherche et donc de la pensée. Quels sont les enjeux autour de ces identités-là ? Pourquoi les configurations que vous venez d’exposer, Frédéric, pourquoi posent-elles problème ? On pourrait aussi se dire, si par exemple une personne trans se rend dans les toilettes de tel ou tel genre, quel est ce tsunami que cela déclenche ? Quel est l’enjeu ? Pourquoi est-il si important pour un certain groupe de s’agripper à une identité qui serait fixe et qui se voit comme menacée par une autre ? C’est ça que fait la pensée. C’est ça que font les chercheurs et les chercheuses.
Une réponse à Taddeï eût été si triviale…
Nathalie Heinich, sitôt accomplie la nouvelle galipette de Maboula Soumahoro — dont le refus d’échanger, tout sourire, ne fait plus mystère (« Moi, je parlais à Frédéric ») —, précise que le vécu des trans est une chose, que le sabordage de l’entendement en est une autre : « Si je perçois quelqu’un comme un homme, je n’accepte pas qu’on m’oblige à lui dire ‘Madame’, c’est tout. » Maboula Soumahoro, en mode psychothérapeute cette fois, magnanimement postée au chevet de madame Heinich et de sa fragilité blanche, livre son diagnostic :
Je comprends tout à fait que vous soyez rétive au fait que votre confort soit perturbé. Ce que je dis, c’est que les personnes qui ne bénéficient pas du même confort peuvent vous retourner, ‘fin j’veux dire [sic], la même rhétorique, c’est-à-dire que : elles n’ont pas envie… ces personnes-là n’ont pas envie que vous leur imposiez votre perception du monde.
Chacun son réel…
Si madame Soumahoro n’a pas affiché l’acrimonie de tant de wokes, sa désinvolture et sa présomption ont été néanmoins prégnantes. À trois minutes de la fin d’une rencontre qu’elle seule rendit décevante, elle en était encore à envoyer à Taddeï : « C’est pas seulement une question d’‘hommes blancs’ ou de ‘femmes’, c’est des questions de structures Frédéric, là, pour être vraiment… vraiment un peu plus sérieuse [sic !] hein et pour aller un peu plus au fond du sujet »…
Les Visiteurs du soir, programme censé nous éclairer, aura donc rapidement viré aux Visiteurs tout court : « Mais qu’est-ce que c’est qu’ce binz ?! »
Une interrogation qui s’est répétée une fois le plateau déserté, car lorsque madame Heinich pointe le caractère viral du wokisme, elle ne croit pas si bien dire. Aux alentours de 22h08, ce samedi 3 juin, Maboula Soumahoro nous apprenait, toute contrite — relayant une information qu’elle tenait d’un « collègue » —, qu’« il n’y a que deux masters consacrés à la question du genre dans l’Université française ». Le lendemain matin, un célèbre moteur de recherche sollicité via la requête ‘master genre’, indiquait : Paris 8, Angers, Toulouse, Lyon 2, Bordeaux, Paris 1… Sans parler des co-accréditations interuniversitaires…
Les deux masters sur le genre avaient fait des petits dans la nuit.
Mais qu’est-ce que c’est qu’ce biiiiiiiiinz ?!