Face à la culture de la censure, les institutions doivent résister

Face à la culture de la censure, les institutions doivent résister

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue
La conférence sur l'écriture inclusive au sein de l'Espace Mendès France a été perturbée par des agitateurs, nécessitant l'intervention de la police. Malgré cela, le directeur a résisté aux pressions pour annuler l'événement, soulignant le paradoxe où des institutions publiques ont parfois cédé à des pressions similaires, illustrant une préoccupation démocratique.

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Face à la culture de la censure, les institutions doivent résister

Tribune parue le 6 décembre 2022 dans Le Figaro

            Mardi 29 novembre, la conférence sur « L’écriture inclusive, ennemie du féminisme universaliste » que j’étais invitée à donner à l’Espace Mendès France de Poitiers – un centre de culture scientifique et de débats de société – a été perturbée par une vingtaine d’agitateurs, qui ont fait du tapage (cris, tapements de pieds et de mains, insultes…) de façon à rendre toute parole impossible. L’administrateur du lieu leur ayant demandé soit de se taire pour écouter puis discuter posément, soit de s’en aller, ils ont persisté dans le charivari. Il a alors annoncé qu’il appelait la police, après quoi ils ont quitté la salle. La conférence a pu ensuite se dérouler dans des conditions normales, suivie d’une discussion avec les auditeurs, dont certains en désaccord avec mes propos mais disposés à débattre sereinement.

            Il faut souligner dans cette (petite) affaire l’attitude exemplaire du directeur, dont il convient de saluer la perspicacité et la fermeté : il a résisté aux pressions reçues le matin même de la mairie (EELV) pour annuler la conférence ; il a appelé la police en constatant que la conférence ne pourrait se tenir sans intervention extérieure ; et le lendemain il a porté plainte pour dégradations, la porte de l’établissement ayant été vandalisée dans la nuit.

            Le paradoxe dans cette affaire est qu’il s’agit d’une association de droit privé, alors que, confrontées aux mêmes problèmes, plusieurs institutions publiques voire des municipalités ont choisi, au contraire, de ne pas faire respecter la loi. Ainsi, le 20 novembre, la mairie de Paris Centre a annulé une rencontre de la WIZO au motif que Caroline Eliacheff, une psychiatre et psychanalyste reconnue, y intervenait sur « La fabrique de l’enfant transgenre ». Trois jours avant la police n’est pas intervenue pour lui permettre de prononcer la conférence prévue dans le cadre du festival Cité Philo à Lille, alors que le même charivari qu’à Poitiers était organisé par des militants l’accusant de « transphobie ». Et en juin c’est l’université de Genève qui renonça à porter plainte contre les militants qui empêchèrent la conférence du philosophe Eric Marty, accusé d’« homophobie » et de « transphobie » en raison des analyses développées dans son livre Le Sexe des modernes.

L’on peut mentionner encore l’université de Bordeaux, qui en octobre 2019 annula une conférence de Sylviane Agacinski menacée par des militants mécontents de ses prises de position contre la gestation pour autrui (une pratique interdite en France) ; la présidence de la Sorbonne, qui prit une décision analogue contre une formation sur la prévention de la radicalisation confiée à Mohamed Sifaoui (auteur de Comment les Frères musulmans veulent infiltrer la France), jugée « problématique » par l’intersyndicale de Paris-I, des étudiants ayant même dénoncé des « attaques islamophobes » ; toujours à la Sorbonne, en mars 2019, l’annulation d’une représentation des Suppliantes d’Eschyle, dans une mise en scène du professeur Philippe Brunet, sous la pression de groupuscules prétendument antiracistes arguant que les masques portés par les acteurs relèveraient du blackface ; ou encore, en novembre 2018, l’université de Limoges, qui prononça à l’encontre du sociologue Stéphane Dorin l’exclusion de son laboratoire pour avoir exprimé son opposition à l’invitation faite à la militante Houria Bouteldja, porte-parole du parti des Indigènes de la République (PIR), d’y tenir un séminaire (la justice ordonna ensuite à l’université la réintégration de l’enseignant-chercheur).

            Cette énumération illustre deux phénomènes dont toute démocratie devrait s’inquiéter. Le premier est la prégnance d’une nouvelle culture de la censure (cancel culture) très populaire sur les campus américains, en rapport avec le mouvement woke. Forts de la bonne conscience que confère le sentiment de lutter contre les discriminations, ces « activistes » s’estiment en droit d’interdire toute parole non conforme à leurs convictions, et de jeter l’opprobre sur leurs adversaires via des chasses en meute favorisées par la puissance des réseaux sociaux – dont tout porte à croire qu’ils sont leur seule source d’information. Ainsi esquivent-ils toute interrogation sur leurs méthodes alors même qu’elles relèvent d’une propension fascisante à imposer ses idées par la force, au mépris de ces droits fondamentaux de la vie démocratique que sont la liberté d’expression et la liberté de réunion.

            Mais à ce premier phénomène, inquiétant en lui-même, s’en ajoute un second, plus grave : c’est la tendance de certains responsables institutionnels voire d’élus à déroger à leurs responsabilités, en cédant à la première injonction sans s’interroger sur sa légitimité. Ainsi la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT a publié en juillet un communiqué accusant les spécialistes réunis dans l’Observatoire de la petite sirène – qui prônent la prudence et une prise en charge psychologique préalable des mineurs exprimant le souhait de changer de sexe – de promouvoir les « thérapies de conversion ». Sans même avoir entendu les arguments de Caroline Eliacheff et Céline Masson, responsables de cet Observatoire, la Dilcrah a repris l’argumentaire des militants, ayant tôt fait de coller l’étiquette infâmante de « transphobe » à toute personne s’opposant aux pressions quasi sectaires des associations trans. Dans tous ces cas, non seulement les institutions ne permettent pas aux victimes de ces calomnies de se défendre mais elles appuient leurs calomniateurs en cédant à leurs exigences.

            S’agit-il de manque de réflexion, de lâcheté, d’opportunisme ou, plus trivialement, d’impuissance en raison de l’organisation aberrante des conseils universitaires ? Toujours est-il que nos institutions se conduisent en complices objectifs de militants radicalisés, et font leur force alors qu’ils sont très peu nombreux. Que nous est-il donc arrivé pour que ce soit le directeur d’une petite structure associative qui montre l’exemple d’un comportement conforme à une démocratie en faisant respecter le préambule de la Constitution : « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions » ?

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