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L’automne des poètes

Le Devoir, quotidien québécois, nous apprend avec gourmandise que de nombreuses maisons d’édition québécoises ont fait leur l’usage de l’écriture inclusive1. Je ne suis pas certain que cela stimule leurs ventes… On trouve quelques perles dans cet article ! Juste une ou deux : « Écosociété fera paraître AfroQueer. 25 voix engagées. L’éditrice a spontanément proposé à l’auteur, Fabrice Nguena, d’user du pronom “iel”. Refus net. “Les lecteurices en Afrique ne connaissent pas les pronoms neutres et ne comprendraient pas” » (moi non plus). Un poète, Baron Marc-André Lévesque, fait ce choix parce qu’il « côtoie des personnes non binaires ou qui, d’une façon ou d’une autre, ne sont représentées ni par le masculin ni le féminin. J’aurais de la misère, dit-il, à écrire dans un français où “iel” n’existe pas ». J’ai adoré l’expression « J’aurais de la misère » parce que ma grand-tante, saintongeaise gabaye, parlait ainsi. Asteur, alle aurait point jhamais utilisé « iel », m’in dout’.

Cet auteur ne peut se passer du pronom « iel » parce qu’il connaît, dit-il, des personnes non binaires et des asexués… Eh bien moi, je pense aux vrais lecteurs, pas aux bobos indécis quant à la manière d’utiliser ou de ne pas utiliser ce dont la nature les a pourvus. Je pense aux personnes qui tentent d’apprendre à lire, aux femmes issues de l’immigration en particulier, aux personnes venant de milieux défavorisés ou déscolarisées. Nous nous devons de leur faciliter la tâche et de ne pas la compliquer à plaisir. Quand Georges-Emmanuel Clancier, petit garçon de 7 ans, apprit à lire à sa grand-mère limousine Louise2, comment lui aurait-il enseigné ces nouveaux pièges ? Comment n’aurait-elle pas buté sur ces « point e point s » qui parsèment les écrits des wokies ? Sur ces « iels » inconnus de son vocabulaire, sur ces « directeures » quand on parlait partout ailleurs de « directrices » ? Il y a dans cet étrange usage de l’écriture une grande fatuité et un mépris de classe évident.

Certes, il n’y a plus de grands-mères Louise ou Jeanne illettrées : elles s’appellent aujourd’hui Leïla ou Nabila, mais elles désirent tout autant, avec une infinie discrétion, entrer dans la galaxie Gutenberg et elles ont, elles aussi, besoin d’y être encouragées. « À quoi cela me servirait-il, disait Louise, Grand-Père Jules me lit le journal ! » Mais elle se laisse prendre au jeu, apprend les lettres dans un abécédaire, déchiffre les livres de classe de son petit-fils, puis lit des romans qu’elle commente avec lui, surtout après la mort prématurée de Grand-Père Jules. Que serait-elle devenue, effarée, devant ces subtilités nouvelles, étrangères à sa culture paysanne ? Devant ces mots inconnus, ces formes bizarres qui surgissent dans le texte, qu’on lit mais qu’on ne prononce pas ? Cette écriture exclut les dyslexiques comme ceux qui ont déjà, sans être illettrés, des difficultés à la lecture – et le niveau moyen des classes de sixième montre bien que ce n’est pas une rareté. Un rapport du Haut Conseil de l’Éducation a signalé dès 2011 que 40 % des enfants ont des difficultés de lecture en entrant au collège3. Cela ne s’est hélas pas amélioré…

Les tenants de l’écriture inclusive se sont ingéniés à déplacer le problème de l’écriture vers celui de la langue. Ils nous sermonnent en disant que la langue évolue, qu’il est « réactionnaire » de ne pas le reconnaître et « progressiste » de l’accepter. Qui a parlé de langue ? Nous parlons d’écriture ! Toutes les langues ne sont pas écrites, celles qui ne le sont pas évoluent comme celles qui le sont (je ne sais pas si le rythme est le même, mais les linguistes le savent). L’évolution d’une langue est un fait que l’on constate sans qu’on puisse s’y opposer, l’imposition d’une forme d’écriture est une contrainte. Les Iraniens parlent toujours une langue indo-européenne, le persan, qu’ils écrivent avec une écriture arabe depuis la conquête, au viie siècle ; et les Turcs, au début du xxe siècle, sont passés d’un alphabet arabe à un alphabet latin – ils parlent toujours turc ! L’écriture n’est que le véhicule de la langue.

Il existe en France des mouvements de simplification de l’orthographe – le dernier étant celui proposé en 19904 – qui sont parfaitement inutiles mais qui s’opposent de facto à l’écriture inclusive puisque celle-ci complique l’écrit au lieu de le simplifier. Autant on peut être indifférent à une réforme de l’orthographe qui viserait à la simplifier, autant il faut s’opposer à une réforme de l’écriture qui aboutirait à sa complexification. Laissons délirer ces maisons d’édition québécoises aux noms d’ailleurs si poétiques (Éditions de ta mère, Éditions du remue-ménage, Marchand de feuilles, Mémoire d’encrier). C’est sur le long terme que nous verrons quelle est l’emprise de l’écriture dite « inclusive », qui n’est en réalité qu’excluante, sur le monde de l’édition en général. Dire qu’Annie Ernaux a eu le Prix Nobel sans qu’un seul de ses livres n’ait jusqu’ici fait usage de l’écriture inclusive ! Mais elle va sans doute rattraper le retard…

Alors, qui est vraiment de droite : ceux qui défendent les classes populaires handicapées par l’écriture excluante, ou bien ceux qui attaquent un écrivain présumé de droite tout en promouvant une écriture qui exclut les pauvres – cas de nombre des signataires de la récente tribune anti-Tesson ?

Jacques Robert

Jacques Robert

Professeur émérite de cancérologie, université de Bordeaux

Notes & références

  1. https://www.ledevoir.com/lire/806234/langue-ecriture-inclusive-entre-fiction-quebecoise?

  2. Clancier GE. L’enfant double. Albin Michel, 1984.

  3. https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/114000719.pdf

  4. On se souvient du dessin de Plantu dans Le Monde, représentant le président Mitterrand s’adressant à des francophones africains au fond d’un précipice : « Bonne nouvelle ! Abîme ne prend plus d’accent circonflexe ! » À quoi l’un d’eux répond : « Ah ! Enfin ! »