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Faut-il redéfinir les missions de l’université ?

Quelques pages du livre de Stéphane Louryan
Autopsie de l’université. Un regard sur l’enseignement universitaire et son évolution
Éditions F. Deville, Bruxelles, 2023.


Les trois missions des universitaires sont actuellement l’enseignement, la recherche et les services à la communauté. Ces derniers se conçoivent comme la rédaction de rapports, à la demande de la Cité, la publication d’essais pour un public externe cultivé (qui sont parfois méprisés et très généralement négligés dans l’analyse des carrières universitaires, à tout le moins dans les facultés dites scientifiques), la vulgarisation scientifique, la participation à des débats sur des questions qui concernent la société, ou la connaissance, ou encore la transmission de savoir-faire utiles. Il s’agit, comme on le voit, d’un processus où le professeur « sort » de l’université pour communiquer des messages en général bien documentés.

Une autre chose est de laisser entrer les questions politiques et les querelles de la société au sein de l’institution ; c’est malheureusement une tendance lourde actuellement.

Cela a commencé avec les événements de mai 68, la guerre du Vietnam1 et les grandes contestations étudiantes ; cela continue actuellement avec des débats de société tels que ceux qui concernent le féminisme, le harcèlement, le problème du voile, les migrations, le climat, la question du « genre » (qui a abouti à l’adoption dans les universités de l’écriture dite inclusive, insulte à la grammaire opportunément condamnée par l’Académie française), etc. Ces sujets cristallisent les antagonismes, génèrent des « conférences-débats » qui n’en ont que le nom, car il est courant que certains orateurs soient empêchés de s’exprimer par des agitateurs pour qui la liberté d’expression est chose vaine. Un exemple qui est demeuré dans les mémoires est le sabotage d’une conférence de Caroline Fourest à l’université Libre de Bruxelles (ULB) par des agitateurs. Je me souviens aussi d’un difficile débat lors d’une conférence du philosophe Alain Renaut, toujours à l’ULB, qui a mal tourné après une interpellation du public à propos de la question du voile islamique.

En même temps, les institutions universitaires, qui devraient demeurer neutres et s’en tenir à la gestion quotidienne de l’institution, soutiennent divers mouvements et en viennent même à accueillir des sans-papiers en ses locaux, ce qui aboutit d’une part à les rendre inutilisables et d’autre part à les dégrader. C’est oublier que le contribuable finance l’université pour assurer un enseignement à ceux qui en sont jugés dignes, et non pour que le matériel soit utilisé au service d’une cause quelconque, tout honorable qu’elle fût, et en fin de compte pour suppléer à l’incurie du pouvoir politique, à la surenchère teinte de xénophobie de certains partis du nord du pays et à l’absence de sensibilité et d’efficience de l’Office des étrangers et de ses forces de police. L’affaire récente d’un étudiant en économie d’origine congolaise, dûment inscrit à l’Université catholique de Louvain, enfermé à son arrivée dans un centre fermé, en témoigne de manière fort exemplative.

L’intrusion de ces questions, aussi légitimes soient-elles, est de nature à favoriser l’instauration même involontaire d’une sorte de police de la pensée à l’université. Par exemple, l’opprobre est sur vous si vous avez le malheur d’estimer – et de dire – qu’il ne suffit pas que des activistes soutenus par certains politiques et par des journalistes de caniveau profanent les statues d’anciens souverains pour qu’il soit admis sans forme de procès que des objets scientifiques prélevés à l’époque coloniale doivent automatiquement être « restitués » à leur pays d’origine. Cela mérite débat, où on tiendrait compte prioritairement de l’intérêt scientifique de conserver ce matériel dans une institution à même de l’étudier et de le valoriser. Celui qui contesterait la décision irréfléchie de rapatriement (souvent dans des conditions telles que le pays qui recevrait les vestiges ne disposerait pas de l’infrastructure scientifique pour les recueillir ; leur destinée serait au mieux d’être enterrés et au pire de faire l’objet d’un trafic) prise sous la pression se ferait rapidement traiter de « raciste »2, injure ostracisante suprême qui dénie à celui qui en est taxé le moindre droit à s’exprimer et le met d’emblée hors-jeu. Dans un dossier proche de celui-là, malheur à celui qui, preuves scientifiques et historiques à l’appui, s’emploierait à contester la campagne de désinformation journalistique actuelle qui tend à imputer aux colonisateurs belges des sévices imaginaires ou à tout le moins rarissimes imposés aux populations africaines, et ceci sans preuve. Par exemple en affirmant péremptoirement et sans analyse que des amputations médicales de la main ou des lésions de lèpre sont en réalité des « mains coupées » à titre de représailles. Faut-il aussi accepter que des anthropologues, surtout anglo-saxons, sous l’influence de théories postcoloniales, s’érigent en censeurs et rejettent même catégoriquement la possibilité de recourir à l’anthropométrie, voire à la génétique, afin de caractériser des populations particulières dans des collections muséales ? Qu’on le nie ou non, c’est là un retour à l’Inquisition. La « cancel culture » et la « woke culture » sont des formes modernes d’obscurantisme3.

Les mêmes constatations s’appliquent à d’autres problématiques comme la politique de genre, la discrimination positive (qui est une discrimination !), les questions d’environnement, de « mobilité » (on serait plutôt tenté de parler d’immobilité, vu les politiques urbaines actuelles, singulièrement celle de la Région bruxelloise), etc. Une doxa de plus en plus dominante s’impose dans l’institution et contribue à réduire considérablement la liberté académique, et la liberté d’expression tout court à partir du moment où on sait qu’un fait démontré, s’il est diffusé, risque de susciter de violentes contestations s’il est contraire à l’idée générale que s’en font l’homme de la rue, les personnalités politiques ou le monde journalistique, voire certains de nos collègues. On peut dire qu’il est considéré comme allant de soi que toute la communauté académique adhère aux valeurs implicites du gauchisme culturel tel que l’a défini Jean-Pierre Le Goff en opposition à la gauche sociale historique et authentique4.

Il faut encore y ajouter la propension actuelle à la culpabilisation générale à propos de faits du passé, la nécessité cathartique de présenter des excuses pour des événements dont, ici et maintenant, personne n’est responsable. A ce compte-là, il sera sans doute nécessaire un jour de s’excuser pour les Croisades, ou pour la destruction de l’arbre sacré d’Irminsul par Charlemagne, en même temps que pour la décapitation des Saxons qui ont refusé de se convertir.

Dans toutes ces questions, les réseaux sociaux, qui diffusent tout et n’importe quoi et font croire à chacun qu’il est censé maîtriser toutes les connaissances, jouent un rôle plus que délétère. Les prémices de la chose étaient déjà perceptibles dès la fin des années 1960. Lucien Morin, élève de Gusdorf, dénonçait dans un ouvrage ce qu’il appelait l’opinionite, c’est-à-dire la tendance à estimer qu’une opinion et automatiquement légitime et bonne à dire simplement parce que c’est « la mienne » et que j’ai donc le droit de l’exprimer sans vérification, même si elle est erronée. Cette tendance s’est répandue comme la peste depuis que les réseaux sociaux et Internet sont apparus, et elle génère parfois une défiance systématique à l’égard des professeurs, mais aussi des praticiens de santé et des experts en général. Il en résulte qu’à partir du moment où une idée, même fausse, circule librement dans la cité, il devient très difficile, voire dangereux, de la contredire sans risquer l’opprobre, un peu et à nouveau comme si nous étions revenus au temps de l’Inquisition.

On voit ainsi que l’ingression dans l’université de questions passionnelles qui agitent la société est de nature à rompre le fragile équilibre de l’institution, à briser sa sérénité et à réduire sa liberté d’expression en son sein, et aussi hors de ses murs. Il nous paraîtrait dès lors légitime que les universités s’interrogent sur la pertinence de continuer à s’impliquer trop activement dans ces questions de manière aussi militante et parfois sans nuances. Il suffit en fait de parcourir les bulletins de liaison publiés par les universités pour voir à quel point la doxa bobo/écolo et le politiquement correct en constituent les poutres maîtresses, en lieu et place de l’érudition, de la critique et d’une certaine forme de tradition.

Je suis bien conscient néanmoins que d’aucuns estimeront qu’il est de la première importance que l’université se saisisse de ces questions, prenne des positions claires dans les débats y associés et soit à la pointe de certains combats. Et que l’université, en vertu de son insertion dans le tissu social, doit s’impliquer dans les problèmes qui concernent la cité qui l’accueille, la finance et la soutient. Qu’elle analyse les faits et arguments qui sous-tendent ces questions, qu’elle dénonce les contrevérités, c’est fort bien, qu’elle prenne position à titre institutionnel (et qu’elle considère comme implicite que tout le monde y adhère) est bien autre chose !

Je demeure pour ma part convaincu au contraire qu’en procédant ainsi, elle renonce à ce qui fait sa dignité : sa suprafonctionnalité, son extraterritorialité et sa mission de création, conservation et transmission d’une haute connaissance, à l’abri des querelles politiques d’un monde qu’on aimerait qualifier de « profane ».

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Collectif

Tribune des observateurs

  1. J. Searle. La guerre des campus. Presses universitaires de France, Paris, 1972.

  2. Nous avons eu l’occasion de discuter de l’inexistence des races humaines dans S. Louryan, L’homme : origine, unicité, diversité. Académie Royale de Belgique, Bruxelles, 2019, p. 37-44. Voir aussi une réflexion intéressante dans P. Nora, Historien public, Gallimard, Paris, 2011, p. 196.

  3. M. Bock-Côté. La révolution racialiste et autres virus idéologiques. Presses de la Cité, Paris, 2021.

  4. J.-P. Le Goff. La démocratie post-totalitaire. La Découverte, Paris, 2002.