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Fonds Marianne/Conspiracy Watch : une histoire de fumée sans feu

[Après que le cabinet de Backès a amorcé le Schiappa bashing à propos des fonds Marianne, nous proposons de republier ici le texte de Rudy Reichstadt paru initialement sur Conspiracy Watch]

Je vous demande, cher lecteur, de vous mettre cinq minutes à ma place.

Vous travaillez pour un petit média que vous avez créé il y a quinze ans et portez depuis à bout de bras. Un service de presse en ligne édité par une association loi de 1901 à but non lucratif et animé par une petite équipe de collaborateurs moins motivés par leurs perspectives de carrière que par leur engagement. Un site internet unique en son genre qui met un point d’honneur à mettre tous ses contenus en libre accès, gratuitement. Vous travaillez pour Conspiracy Watch.

Cette activité, à la fois ingrate et chronophage, vous n’avez jamais vraiment cherché à la « monétiser » : vous n’avez pas créé de formule payante pour abonnés, n’avez pas lancé de cagnotte en ligne et n’avez pas non plus eu recours à l’hébergement de contenus sponsorisés. D’ailleurs, pendant dix ans, vous avez animé ce site bénévolement. Et c’est parce qu’une noble institution privée (mais reconnue d’utilité publique), vous a proposé de soutenir financièrement votre projet que vous en êtes arrivé à en faire votre activité professionnelle à part entière.

Vous travaillez sur le complotisme, c’est-à-dire sur une thématique située au carrefour des mouvances les plus extrémistes et les plus toxiques qu’on puisse imaginer : racistes, intégristes, sectaires voire terroristes. Votre site fait ainsi l’objet de cyberattaques. On lance contre vous des procédures-bâillons. Mais par-dessus tout, cette activité vous vaut, de longue date, d’être conspué quotidiennement sur les réseaux sociaux. On vous fait comprendre qu’on a votre adresse. On vous menace. On diffame vos proches. Vous êtes obligé de travailler dans un endroit sécurisé tandis que, tous les jours, votre nom est traîné dans la boue par des gens qui rêvent littéralement de danser sur votre tombe.

Il y a deux ans, l’État a lancé un appel à projets ayant tout particulièrement pour objectif de lutter contre les discours complotistes en ligne. L’association éditrice de Conspiracy Watch est l’un des 17 lauréats de cet appel à projets. Or, voici qu’une enquête administrative est déclenchée sur la manière dont des fonds publics attribués à l’une de ces 17 associations (qui n’a rien à voir avec la vôtre) ont été utilisés. La presse s’en empare, l’affaire devient politique, la justice est saisie, les oppositions réclament la mise en place de commissions d’enquête parlementaires…

Flairant une occasion d’amalgamer votre nom à un scandale potentiel de détournement de fonds publics, la complosphère déclenche contre vous une campagne de harcèlement d’une rare violence. Des milliers et des milliers de messages en quelques jours.

Vous n’avez rien à vous reprocher, le projet pour lequel votre association a obtenu un soutien financier a été examiné, il a reçu quitus de l’administration, tout est en règles mais l’opportunité est trop belle. Contre vous, et contre vous seulement, on fait flèche de tout bois. On vous accuse trompeusement d’avoir été personnellement « payé » des dizaines de milliers d’euros pour un travail inexistant, on vous accuse d’avoir piqué dans la caisse et l’on vous somme plusieurs fois par jour de « rendre l’argent » tandis que des attaques d’un antisémitisme virulent se mêlent aux messages qui vous promettent la guillotine.

Cet acharnement contre vous, cette passion mise à tenter de vous abattre est l’une des meilleures preuves de l’efficacité de votre travail, l’un des signes manifestes que votre action mérite précisément d’être soutenue.

Or, voici qu’une partie de la presse, plutôt que d’enquêter sur les ressorts de ce lynchage ignoble, décide d’enquêter sur votre compte, vérifiant le mot décidément inspiré de Salman Rushdie : « Mentez une fois à propos de quelqu’un et beaucoup ne vous croiront pas. Répétez le même mensonge un million de fois et c’est l’homme sur qui vous avez menti que plus personne ne croira. »

Vous êtes alors contacté par un jeune journaliste missionné en urgence par sa rédaction (celle de CheckNews, le service de journalisme à la demande du journal Libération, dont Conspiracy Watch relaie fréquemment le travail) pour enquêter sur la manière dont ont été employés les fonds publics dont votre association a bénéficié. Votre association seule, pas les autres – notez bien. Car c’est avant tout votre association, et pas les autres, qui est prise pour cible par les complotistes. Prime aux lyncheurs, double peine pour ceux qui leur résistent.

Le jeune homme a beau être poli et sympathique, la démarche vous dépite. La lecture de Kafka vous a rendu bien trop familier de l’engrenage diabolique qui est en train de se mettre en place sous vos yeux pour que vous en négligiez la nocivité. Vous êtes enclin à y voir une concession à l’abject esprit de maccarthysme que les réseaux sociaux sont en train d’imprimer à l’époque, mais vous vous dites que c’est aussi peut-être là l’occasion d’être lavé des soupçons que la rumeur colporte sur votre compte depuis des jours.

Pour l’avoir observé pendant des années et avoir écrit un petit livre sur la question qui vient justement d’être publié, vous savez mieux que quiconque la puissance destructrice de cet adage : « il n’y a pas de fumée sans feu ». Vous optez donc pour la transparence. Afin que la fumée se dissipe et que tout le monde puisse constater qu’il n’y a pas de feu, vous ouvrez les fenêtres et la porte de votre bureau au jeune journaliste. Vous répondez à toutes ses questions, lui produisez les documents qu’il souhaite consulter pour qu’il les passe au peigne fin. Vous vérifiez vos relevés bancaires pour ne pas risquer de lui donner un chiffre incorrect (vous vous doutez que la moindre erreur pourrait être retenue contre vous). Cela représente un temps précieux que vous pourriez passer à remplir votre mission. Mais vous le prenez quand même car vous nourrissez l’espoir que votre confrère et sa rédaction s’appliqueront à disperser les soupçons qui pèsent sur votre personne, vous permettant de refermer ce chapitre pénible.

L’article est finalement publié et, même si, entre les lignes, il vous disculpe, il en ressort comme une impression d’inachevé. L’article est en effet intitulé : « Rudy Reichstadt, fondateur du site anti-complotiste Conspiracy Watch, a-t-il indûment bénéficié du Fonds Marianne ? ». Il est assorti de votre photo. Seulement voilà : aucun passage de ce texte ne répond à la question posée.

(Imaginez qu’au lendemain d’un emballement hystérique de plusieurs jours sur Twitter, un canard se mette à titrer des choses comme « Céline Dion consomme-t-elle du sang d’enfants ? », « Bill Gates veut-il nous implanter des nanopuces sous la peau ? » ou « Brigitte Macron est-elle un homme ? » en s’abstenant de répondre aux questions que posent ces titres. Puis transposez.)

Dans l’article que CheckNews vous consacre, vous cherchez en vain un paragraphe, une ligne, répondant sans détour à la question de savoir si vous avez « indûment bénéficié du Fonds Marianne ». Vous cherchez, sans le trouver, le mot « non ». Ce mot, pourtant, CheckNews le connaît. Petit échantillon : « Non, le taux de chômage en France n’est pas au plus bas depuis 40 ans, comme l’affirme le parti présidentiel Renaissance » (14 février 2023) ; « Non, cette gigantesque faille n’a rien à voir avec le séisme en Turquie » (20 février 2023) ; « Non, « des tas de branches » professionnelles ne payent pas les salariés en dessous du smic, comme l’a affirmé Emmanuel Macron » (23 mars 2023) ; « Non, Emmanuel Macron n’a pas promulgué la loi retraites au milieu de la nuit » (16 avril 2023)…

C’est donc en conscience qu’on s’est abstenu d’écrire : « Non, Rudy Reichstadt n’a pas indûment bénéficié du Fonds Marianne ». Comme si je restais suspect, coincé au purgatoire sans savoir ce que j’aurais dû faire pour qu’on ne m’y oublie pas. En sachant en revanche que cette cauteleuse indécision donnera à mes diffamateurs un argument supplémentaire pour attenter à mon honneur et salir le travail sans équivalent que nous réalisons ma petite équipe et moi.

françois Rastier

françois Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.