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Génération flippée

par Marie COMPARET

« Moi, je suis pas Charlie », tu viens de dire. Et moi je suis là, mais sans plus vraiment l’être. Je sais qu’après ça tout ce que j’entendrai sera laid, que l’enjeu du débat est foutu… notre amitié avec. Alors je te regarde un instant, assise à cette fenêtre jambes croisées, le bras gauche accroché au bras droit lequel s’accroche à une blonde que tu fumes entre deux doigts tendus, presque collés, les autres repliés en poing, l’avant-bras posté devant un menton plaqué en arrière, bouche braquée vers le bas. En effet, elle est plus là Charlie, la nana joyeuse et ouverte sur le monde que je connaissais. À la place, ta posture transpire le repli dont sont nés ces mots. Ça fait un bail qu’on évite les sujets de fond toi et moi, qu’on réalise qu’on a de plus en plus de mal à communiquer, à se comprendre, mais ce soir une pièce est tombée dans la machine et, comme coincé dans un flipper, le débat ce sera cogné de droite à gauche, de haut en bas, à ces enjeux qui finalement esquissent une génération… sans jamais réussir à se fixer un instant pour raisonner. C’est dans mon crâne que cette balle s’est cognée et je l’ai senti passer mais reste le plus délicat, la déloger.

Car le nom de Charlie en a appelé un autre, six ans après… Qu’en est-il de Samuel ? « Bon d’accord, c’est dégueu, mais…» J’ai eu mal. J’ai eu mal à sa mort, j’ai eu mal en entendant cette phrase, j’ai toujours mal aujourd’hui. J’ai même honte. Je ne pensais pas un jour entendre ça de si près. L’amie avec qui j’avais partagé ma douleur quelques mois plus tôt au moment du meurtre de George Floyd n’avait pour toute compassion envers cet homme-là que cette phrase… dont elle ne captait pas l’horreur. Mais tout ça n’était que liminaire. Tu m’expliques comment les gens comme toi se sentent aujourd’hui pointés du doigt parce qu’ils refusent d’être Charlie. En somme la victime c’est toi, pas Samuel, ni Charlie qui écrit et dessine maintenant dans un bunker sous protection policière pour faire face à la menace… dont tu fais le jeu ! Car, le sujet ? Des dessins que tu n’as pas vus, je te l’ai demandé, qui ne t’intéressaient pas, j’ai essayé… Je t’ai parlé de cette fameuse une signée Cabu, republiée sous le titre Tout ça pour ça il y a quelques mois, à l’ouverture du procès des attentats. À l’époque en 2006, sous le titre Mahomet débordé par les intégristes, le prophète la tête entre ses mains se morfond sous cette bulle : « C’est dur d’être aimé par des cons ». Comment être offensé par l’intelligence de Cabu ? Il dénonce avec force le terrorisme tout en rendant justice aux musulmans en portant l’accusation sur les intégristes. Mahomet lui-même pleure de ce que l’on commet en son nom. Seuls les racistes feront l’amalgame « intégristes / musulmans », les identitaristes de même. C’est sous cette bannière que tu te retrouves à devoir (puisque sans même l’avoir vue), t’offusquer d’une Une qui s’oppose au terrorisme, et par peur d’être raciste ! Sous ta bannière, la vie de Cabu n’a plus le même prix que celle de Georges Floyd. Sous ta bannière, tu te retrouves victime… Tu as pourtant été suffisamment bonne pour prendre le parti des cons et te voilà rendue complice de l’assassinat de Samuel Paty ? Malheureusement, c’est infiniment triste mais c’est de ce côté de la ligne que tu te situes maintenant à savoir, après la virgule : « c’est dégeu, mais… »

Samuel Paty connaissait l’urgence de son enseignement mieux que la plupart d’entre nous. Cette liberté, nous vivons dans un monde qui l’utilise à torts et à travers. Et c’est là que, plus tôt, la partie a débuté, tu te souviens ? J’abordais le problème que me posent en ce sens les réseaux sociaux et je mettais une pièce dans le flipper en prenant pour exemple le hashtag BalanceTonPorc (que je différencie de MeToo, j’y reviendrai). Alors non, je n’y ai pas mis les formes en louant une libération de la parole, précisément parce que je parlais d’un mouvement qui selon moi dévie, sous la bannière d’une cause juste, jusqu’à des pratiques que la liberté d’expression, elle, ne tolère pas : harcèlement, injures, menaces, diffamation parfois, à l’image du procès gagné par le « porc » de Sandra Muller, créatrice du hashtag. Elle se disait victime de harcèlement sexuel par un supérieur hiérarchique, il ne l’était pas. Ils se côtoyaient et l’avait dragué lourdement une fois à un cocktail, s’en excusant le lendemain. Tu bouillonnais, tu ne voulais pas le savoir… Mais la vie de cet homme a basculé : tout premier « porc », mis sur le même plan qu’un Weinstein ! D’ailleurs tu me regardais comme si c’était lui que je voulais défendre et rien que pour moi ce fut une immense violence. Le principe de délation, qui est inhérent à ce hashtag à la différence de MeToo, où c’est la violence qui est nommée, prend valeur de vérité absolue puisque le nom est là, sous nos yeux. La justice vient nous rappeler qu’il s’agit d’une grossière erreur. Une remise en question est nécessaire pour éviter que quelques exemples ne décrédibilisent la parole de toutes et salutaire pour un meilleur féminisme. Faire d’une victime une balance, n’est-ce pas dégradant ? Plus largement, il s’agit de condamner la vindicte populaire, le lynchage en réseaux qui implique de frapper toujours plus fort jusqu’à disparition de l’intéressé, qui gangrène les débats militants et que l’on nomme proprement Cancel Culture. Quelques jours plus tard, je revoyais Man On The Moon de Milos Forman. Andy Kaufman et ses combats de catch improvisés avec des spectatrices exposent brillamment l’élan primaire d’une victime prête à sauter sur l’occasion de se faire bourreau à son tour.

Lui qui a mis tant d’irrévérence à faire de nous des spectateurs. Ici la balle glisse et se cogne la nécessité de mettre en place des encarts avant la projection de chaque film, pour dénoncer le racisme (à nous, incapables de le voir autrement, et ainsi déculpabilisés avant le visionnage ?). S’ajouteront la misogynie, l’homophobie… l’islamophobie ? Au risque de confondre racisme et critique des religions… Donc rédigés par qui, quel « comité » ? Qui est à apte à statuer, sans ambiguïté, sur tel ou tel propos, telle ou telle image ? Quelle importance… Dans tes luttes les choses ne semblent jamais ambiguës et puisque la liberté d’expression en définitive, tu ne sais pas ce que c’est, et bien ces comités ne te font pas peur. Même s’ils devaient demain arriver devant chaque œuvre, c’est à dire dans les musées, les théâtres, en littérature… dans les universités ! Plus justement : tu refusais de théoriser l’idée. Le concept seulement te plaisait parce qu’il était « bon » par opposition au « mal ». À partir de là s’interdit dans ton esprit toute forme de remise en question. Mais le constat d’un mal n’a jamais empêché différentes théories pour y faire face, et encore moins que certaines ne soient pas les bonnes. Trop tard, vient cette anecdote où ta petite nièce te raconte avoir vu Le Pianiste de Roman Polanski. « Et elle ne savait pas, tu vois ? » Les mots employés ensuite formaient difficilement des phrases mais semblaient vouloir retranscrire une agression dont aurait été victime ta nièce, et qui t’affectait beaucoup. Je ne peux pas croire que tu aies conscience de l’indécence de cette « confusion » envers les victimes d’agression sexuelle, à qui ce n’est pas rendre hommage que de s’accaparer leur douleur, et encore moins… envers celles de la Shoah : « Et ben moi j’ai pas envie que ma petite nièce puisse regarder un film comme ça… ». La vitesse à laquelle tu bascules, de simples avertissements sur l’œuvre à sa censure pure et simple illustre à elle-seule le danger potentiel de mesures qui paraissent initialement innocentes parce-que bien-intentionnées. Au passage, à force de te laisser emporter par l’émotion à défaut de raisonner, tu ne discernes plus ce qui regarde l’œuvre de ce qui gravite en dehors d’elle. Tu voulais dénoncer le racisme au cinéma et tu te retrouves à brandir la censure contre une œuvre majeure qui témoigne d’un génocide. Raté… Un combat juste ne saurait se confondre avec une envie de vengeance qui ferait brandir la censure sous le coup de la colère. Une folie dans la droite lignée de cette cancel culture.

Alors j’ai renvoyé la balle sur la fameuse liste de « critères inclusifs » des Oscars qui selon moi illustre les limites d’une lutte contre le racisme selon le modèle américain, encore associé au problème des réseaux sociaux. L’académie a perdu ses audiences, boycottées depuis une campagne de dénonciation sous le hashtag OscarSoWhite. Pour les récupérer elle s’érige, Tartuffe, en instance garante d’une certaine « morale inclusive »… soufflée par le petit oiseau. Le résultat : des obligations sur le contenu même du film à produire comme son thème, son intrigue ou son casting. Une aberration que l’on s’imagine dans l’ordre des choses puisque personne ne peut élever la voix contre, sauf à être taxé de racisme et se prendre une pluie d’oiseaux hitchcockienne sur la figure car dans le même temps, le « groupe racial ou ethnique sous représenté », le genre, le handicap ou l’identité sexuelle d’un acteur deviennent critère de sélection… Ce qui m’évoque le terme que tu utilises maintenant pour te désigner, « racisée » et d’où ma question : a-t-on oublié ce que racisme ou discrimination veulent dire ? On est en train de parler du « groupe racial » d’un acteur, et tu t’en félicites ? Il existe un autre modèle, dont nous sommes héritières, où le combat pour l’égalité passe par revendiquer que la couleur de peau n’est pas une identité, pas plus que notre sexualité ou notre handicap, revendiquer qu’il n’existe pas de races mais des individus, à reconnaître pour ce qu’ils sont en tant qu’êtres humains. C’est avec cette vision, celle qui abolit le prisme identitaire, que l’on serait capables de proposer n’importe quel rôle à un acteur, peu importe sa couleur de peau, plutôt que de l’enfermer dans ceux qui la réduisent à cette couleur ou des quotas qui n’ont rien à faire avec son talent. Sinon à l’avenir, on indiquera notre « race » ou notre orientation sexuelle sur notre CV (et comment la prouver au juste ?). Si seulement ça se contentait d’être affligeant…

Mais c’est tout le contraire. Nous voilà revenues au début de la soirée et c’est maintenant en toute logique, alors que j’apprends que toutes les deux vous avez décidé d’avoir un enfant, que je suis dans le même temps mise au courant du fait qu’il aura la peau blanche… pour ne pas en faire une victime de racisme. J’ai même droit à la petite histoire où un proche à la peau noire vous a offert d’être donneur et vous avez fait le choix de refuser. Où comment antiraciste « racisée », égal… bébé blanc. Une fois passé le choc initial et en essayant d’échanger autour de cette décision, le plus criant selon moi c’était ton dénuement à l’idée de devoir un jour combattre le racisme dont ton enfant serait la victime ou pire, devoir lui apporter des réponses sur le sujet. Tu es pourtant toi-même d’origine cambodgienne, le racisme tu connais, mais tu sembles avoir perdu tes moyens. L’inconséquence de ce militantisme, son absence manifeste de projet, de solutions aux problèmes soulevés, s’incarne douloureusement. S’ajoute l’illégalité de tout ça ; acheter du sperme sur internet avec photos du donneur enfant, podcasts de sa voix et autres listes de caractéristiques physiques à l’appui qui te font tout de même mentionner l’eugénisme avec l’exacte même nonchalance que tu avais eue pour désigner la cancel culture… N’est-ce pas davantage elle qui serait à l’œuvre ? Ta seule solution au problème aujourd’hui c’est « l’annuler », ce qui ne saurait se confondre avec le régler. Preuve en est le racisme, maintenant, est d’abord tiens. Dans ta traque frénétique et pour le moins maladroite de nos parts d’ombre, tu ne te vois pas basculer dans les dangers d’une indigence de pensée comme de tels non-sens, loin de ton bac+5 et davantage proche du gouffre d’une panique existentielle.

Pourquoi ce va et vient insupportable, sans queue ni tête et continuel, d’un sujet à un autre ? Parce que nous ne sommes plus face à des sujets ni des idées justement mais des accusations, des plaintes, la parole d’une victime en somme. Et revenir à des arguments, des raisonnements, devient insupportable. La plainte aurait dû suffire à les faire taire. Alors dès que tu sentais une remise en question, tu passais à la plainte suivante, comme si tous ces sujets n’étaient finalement qu’un seul et même, celui de l’agression que tu as subi venant de… qui ? L’homme blanc ? L’oppresseur d’une opprimée dans un monde identitariste binaire ? Et pour avoir eu le culot de penser la liberté à contre-courant de ta culture de victimisation, je suis le bourreau il n’y a juste pas d’autre case pour moi, ta pote depuis vingt ans qui n’a pourtant rien à prouver contre toute suspicion de racisme, d’homophobie ou de machisme. Alors pour finir en beauté en cette fin de soirée où j’avais décidé de résumer tout argumentaire au fait de vivre dans un état de droit, où chacun peut porter plainte lorsqu’il est victime (et s’il faut se battre pour améliorer quoi que ce soit, c’est par là qu’il faut attaquer !) tu perdais de l’élan, la balle est retombée de tout son poids jusque dans le trou béant qui nous guettais depuis le début de cette soirée : « Mais plus une seule plainte pour racisme n’est jugée devant les tribunaux. ». Fin de partie. J’étais sciée. Je t’ai demandé si tu pouvais sérieusement réitérer et l’écho de ta phrase a retentit depuis le gouffre où elle venait de disparaître. Après tout, finissons par établir les faits sur la simple base de notre ressenti, quitte à mener des purges sur Twitter, à coups de hashtags… Car ça marche ! Les résultats sont là, les institutions plient, les journaux s’excusent, des hommes se suicident. Instinctivement tu l’as compris et parfaitement intégré.

Alors pour finir, un mot avant de disparaitre à mon tour. Des conclusions à ce texte il y en a plusieurs… J’aimerais réussir à écrire la moins facile de toutes. Celle où je m’abstiens de résumer ce qui vient d’être abordé en un condensé de dérives qui me donnerait la nausée et achèverait de te braquer. Celle où je m’abstiens de représenter le bien face au mal, la lumière face à ton obscurantisme, celle où je m’abstiens de tout manichéisme donc car s’il y a une chose que j’attends encore de toi c’est bien celle-là. Il faut revenir à la raison, à la pensée, celle qui n’est pas facile, pas manichéenne qui n’oppresse ni ne censure mais s’engage dans des questionnements pour mieux construire, être au monde et non pas s’y soustraire. La seconde, qui est liée, serait d’éviter toute cruauté : résiste à la tentation de te jeter sur Andy à mains nues. À l’aune d’un premier confinement qui a peut-être accéléré ta consommation des réseaux, tu avais aussi été suffisamment géniale pour me conseiller A Woman Under the Influence de Cassavetes. Dans un entretien au sujet du film, Gena Rowlands défendait l’idée que la folie n’existe peut-être pas, à ceci près : la cruauté. J’ai laissé ce texte naître de ce que j’avais de colère pour rejoindre ce qu’il me restait d’amitié, crois-moi ou non. N’importe qui d’autre et je me serai volontiers enfoncée dans ma misanthropie. À la place je me suis attachée à la nuance en espérant qu’on puisse s’y retrouver. Car si j’ai refermé derrière moi la porte de chez toi, c’est pour mieux mettre le pied dans la société où l’on va devoir cohabiter. Alors je pars de là, de cet échange, pour plaider pour cette liberté d’expression, de création et l’universalisme d’un état de droit laïc, puisqu’à défaut de pouvoir à nouveau débattre, ces valeurs seront selon moi les meilleures limites à tes excès, toi, ma génération. Enfin, je veillerai aussi à te bousculer, je réalise que tu en as désespérément besoin. L’art, la vie, le courage, c’est accepter d’être désarçonné, parce-que c’est aussi de l’offense et la subversion que naissent ces étincelles qui nous permettent d’évoluer. Alors je terminerai sur un hommage à un maître en la matière, Lenny Bruce, artiste comédien de stand-up mort le 3 août 1966 d’une overdose de censure américaine :

“You are a white. The Imperial Wizard. Now, if you don’t think this is logic you can burn me on the fiery cross. This is the logic: You have the choice of spending fifteen years married to a woman, a black woman or a white woman. Fifteen years kissing and hugging and sleeping real close on hot nights. With a black, black woman or a white, white woman. The white woman is Kate Smith. And the black woman is Lena Horne. So you’re not concerned with black or white anymore, are you? You are concerned with how cute or how pretty. Then let’s really get basic and persecute ugly people!”

Marie Comparet

Marie Comparet