Françoise Nore vous propose une traduction de l’article de Nicholas Kristof publié sur le site du New York Times.
Avant les millions de vues, le ridicule qui s’est ensuivi et enfin les excuses sincères, le Stylebook[1] de l’Associated Press avait pour ainsi dire débordé de bonnes intentions dans son tweet de la semaine dernière :
« Nous recommandons d’éviter les étiquettes « les », généralisantes et souvent déshumanisantes, comme dans « les pauvres », « les malades mentaux », « les Français », « les handicapés », « les diplômés de l’enseignement supérieur ». »
« Les Français » ?
Zut alors ![2] Le résultat fut une vague de propositions goguenardes sur la façon d’appeler avec tact les, euh, personnes d’obédience française. L’ambassade de France aux États-Unis proposa de changer son nom en « Ambassade de la francité ».
Le Stylebook de l’A.P. a supprimé son tweet, en invoquant « une référence inappropriée aux Français ». Mais il revint à la charge en recommandant d’éviter les termes généraux contenant « les », tels que « les pauvres, les malades mentaux, les riches, les handicapés, les diplômés de l’enseignement supérieur ».
Pour moi, il n’est pas évident que « les diplômés de l’enseignement supérieur » soit une étiquette qui déshumanise les gens. Je suppose que George Santos[3] souhaiterait être inclus dans cette catégorie.
La polémique sur les Français souligne le projet actuel de révision de la terminologie selon une façon supposée être inclusive mais qui, je le crains, est contre-productive et finit par inviter à la moquerie et par renforcer la droite.
De Latino à Latinx. De Femmes à Personnes ayant un utérus. De Sans-abri à Sans-logis. De L.G.B.T. à LGBTQIA2S+. D’Allaitement au sein à Allaitement à la poitrine. D’Américain d’origine asiatique à A.A.P.I[4]. D’Ex-détenu à Citoyen de retour. De Pro-choix à Pro-décision. Je vis dans le monde des mots mais j’ai pourtant un peu le vertige.
En ce qui concerne mes amis sans-abri, ce qu’ils souhaitent, ce n’est pas d’être appelés sans-logis ; ils veulent un logement.
Le représentant Ritchie Torres, démocrate new-yorkais qui s’identifie comme Afro-Latino, a fait remarquer que, selon une enquête de Pew[5], seuls 3 % des Hispaniques utilisent eux-mêmes le terme Latinx.
« Je n’ai aucune objection personnelle contre le terme Latinx et je l’utiliserai moi-même devant un public qui le préfère », m’a dit Torres. « Mais il convient de se demander si l’utilisation généralisée du terme Latinx à la fois au sein du gouvernement et des entreprises américaines ne reflète pas le pouvoir de mise à l’agenda[6] des Blancs de gauche plutôt que les préférences réelles des Latinos de la classe ouvrière. »
De même, des termes comme BIPOC – pour Black, Indigenous and People of Color[7] – semblent être principalement employés par les libéraux blancs. Un sondage national réalisé pour le Times a révélé que les démocrates blancs étaient deux fois plus susceptibles de se sentir « très favorables » à ce terme que les personnes non blanches.
Une préoccupation légitime au sujet des hommes transgenres ayant un utérus a également conduit à une gymnastique linguistique afin d’éviter le mot « femmes ». Dans un souci d’inclusion, l’American Cancer Society recommande des dépistages du cancer pour les « personnes ayant un col de l’utérus », les Centers for Disease Control and Prevention[8] proposent une aide « pour les personnes qui allaitent » et la Cleveland Clinic offre des conseils pour les « personnes qui ont leurs règles ».
L’objectif est d’éviter de déshumaniser qui que ce soit. Mais certaines femmes se sentent déshumanisées lorsqu’on les appelle des « personnes qui accouchent », ou lorsque The Lancet fait sa couverture sur les « corps avec vagin ».
L’American Medical Association a publié un guide de 54 pages sur le langage en tant que moyen de répondre aux problèmes sociaux – oups, elle suggère d’utiliser plutôt le terme injustice sociale, qui est « axé sur l’équité ». L’AMA s’oppose à mentionner des groupes « vulnérables » ou une « minorité sous-représentée » ; elle conseille plutôt des alternatives comme « opprimés » et « historiquement minorisée ».
Heu. Si l’A.M.A. se souciait réellement des résultats « axés sur l’équité » aux États-Unis, elle pourrait tout simplement mettre fin à son opposition aux soins de santé à payeur unique.[9]
Le Dr Irwin Redlener, président émérite du Children’s Health Fund[10] et défenseur de longue date des enfants vulnérables, m’a dit que les efforts linguistiques reflètent « les libéraux qui en font trop dans la création de définitions et de subdivisions » – et il est, comme moi, un libéral.
« En réalité, au lieu d’accomplir quelque chose d’utile, cela exacerbe les divisions », a déclaré Redlener, et je pense qu’il a raison.
Je suis tout à fait favorable à un langage inclusif, et j’essaie d’éviter un langage qui soit stigmatisant. Mais je crains que cette campagne linguistique ne soit allée trop loin, et, ce, pour trois raisons.
Premièrement, une grande partie de cet effort me semble performatif plutôt que substantiel. Au lieu d’inciter à l’action, elle semble s’y substituer.
Après tout, ce sont les villes bleues de la côte Ouest, là où les personnes vivant dans la rue sont souvent décrites avec délicatesse comme étant des « personnes sans logis », ce sont ces villes qui présentent les taux les plus élevés de sans-logis non hébergés. Pourquoi ne pas s’inquiéter moins du jargon et plus du zonage et d’autres politiques fondées sur des preuves qui permettent réellement aux gens de trouver un logement ?
Deuxièmement, les problèmes sont plus faciles à résoudre lorsqu’on utilise un langage clair et incisif. Les recommandations du guide stylistique de l’A.M.A. sur la santé sont au contraire un modèle verbeux d’obscurcissement, de mots creux et d’analyse bâclée.
Troisièmement, alors que cette nouvelle terminologie se veut inclusive, elle déroute et aliène des millions d’Américains. Elle crée un groupe d’élites instruites qui maîtrisent parfaitement des termes comme BIPOC et A.A.P.I. et un groupe plus large d’électeurs déconcertés et offensés, ce qui élargit le fossé entre les libéraux ayant reçu une bonne instruction et les 62 % d’Américains de 25 ans ou plus qui n’ont pas le baccalauréat – c’est pourquoi des républicains comme Ron DeSantis se sont emparés de tout ce qui est « woke ».
DeSantis, qui se vante d’évincer la « foule des wokes », me semble être le premier bénéficiaire lorsque, par exemple, la Clinique de Cleveland explique l’anatomie de la façon suivante : « Qui a un vagin ? Les personnes qui sont assignées femmes à la naissance (AFAB[11]) ont un vagin ».
Je crains donc que nos contorsions linguistiques, aussi bien intentionnées soient-elles, ne répondent pas réellement aux inégalités criantes de notre pays ni ne réalisent les rêves progressistes ; elles fournissent plutôt du carburant pour les dirigeants de droite dont le but est de faire avancer le pays dans la direction opposée.
[1] Guide stylistique et grammatical de l’anglo-américain, créé par des journalistes américains travaillant pour l’Associated Press. Tout d’abord destiné à la presse, le Stylebook est devenu la référence en matière de communication d’entreprise durant ces dernières décennies.
[2] En français dans le texte original.
[3] Homme politique américain (1988-), membre du Parti républicain, représentant de la troisième circonscription de New York au Congrès, convaincu d’avoir menti sur ses antécédents scolaires, autobiographiques et professionnels.
[4] Asian Americans and Pacific Islanders (Américains d’origine asiatique et Insulaires du Pacifique).
[5] Le Pew Research Center est un centre de recherche américain qui fournit des statistiques et fait des sondages.
[6] La mise à l’agenda (agenda setting) est un concept d’origine américaine. Elle consiste en le passage d’une question du domaine privé au domaine public ; ce faisant et en imposant un calendrier des problèmes à traiter, les médias façonneraient l’opinion publique.
[7] « Noirs, Autochtones et Personnes de couleur ».
[8] « Centres pour la Maîtrise et la Prévention des Maladies ».
[9] L’expression à payeur unique signifie que les services de santé sont payés par le biais d’un financement gouvernemental. Il s’agit donc d’une prise en charge par l’administration.
[10] « Fonds pour la Santé infantile ».
[11] AFAB : Assigned Female at Birth (« Assigné Femme à la naissance »).