Traduction de Serge NIÉMETZ du texte publié sur DeutshLandFunk
« Tout à fait étranger à la démocratie. »
La politique identitaire de la droite mène à l’exclusion, à la haine et à la violence, la politique identitaire radicale actuelle de la gauche à la cancel culture, a déclaré à DLF Wolfgang Thierse, ancien président du Bundestag (SPD). Une société pluraliste ne saurait fonctionner que si les points de vue différents peuvent s’y exprimer.
Ville contre campagne, riches contre pauvres, jeunes contre vieux, instruits contre sans instruction, progressistes contre conservateurs ou populistes de droite, hommes contre femmes et inversement : en Allemagne également, la société semble de plus en plus divisée, et les discours se font brutaux, comme suffit à le montrer un simple coup d’œil sur les réseaux sociaux. Le ton est souvent agressif – a fortiori quand les gens ont affaire à des interlocuteurs extérieurs à leurs propres cercles. Il est pourtant important pour une société unie de pouvoir se mettre d’accord sur des principes fondamentaux.
Dirk-Oliver Heckmann : Monsieur Thierse, vous avez rédigé une tribune très dense pour la rubrique « Feature » de la FAZ [Frankfurter allgemeine Zeitung]. Vous vous y dites inquiet pour notre société. Pourquoi ? Quelle est votre principal souci ?
Wolfgang Thierse : J’observe ceci : nous vivons dans une société véritablement plurielle – d’un point de vue ethnoculturel, idéologico-religieux, socio-culturel. Cette coexistence ne fonctionne que si d’abord nous acquiesçons à cette diversité, si nous l’acceptons – cela ne va pas de soi – et si, en même temps, nous faisons l’effort de travailler sur le « nous », sur ce que nous avons en commun, ce qui nous unit. Il ne suffit pas, pour qu’une société fonctionne, que les divers groupes individuels, les groupes particuliers, n’insistent que sur leurs différences, sur leur identité propre, sur la juxtaposition ou l’opposition d’intérêts et de points de vue collectifs justifiés ; il faut que nous nous efforcions constamment de trouver ce que nous avons en commun dans nos idées de liberté, de justice, de solidarité, de dignité humaine, y compris dans ce qui porte l’empreinte de l’histoire : les normes culturelles, les souvenirs, les traditions. C’est ce qui doit orienter nos efforts, et j’ai l’impression que c’est actuellement beaucoup moins le cas qu’il ne le faudrait, que l’accent est mis beaucoup plus fortement sur l’identité, sur l’opposition, avec une radicalité et une étroitesse quelque peu effrayantes.
« Des gens sont exclus du débat. »
Heckmann : À qui pensez-vous, M. Thierse ?
Thierse : À des groupes très différents. D’un côté, à droite, il y a ceux pour qui le facteur national est la catégorie centrale et qui poursuivent ainsi des idées d’homogénéité, c’est-à-dire d’exclusion – les Allemands d’un côté, les étrangers dehors, et les gens qui ont d’autres opinions, d’autres attitudes, une autre culture, une autres orientation sexuelle, etc. sont vilipendés.
De l’autre côté, on exclut du débat dans les universités ou dans les médias les personnes dont on n’aime pas les opinions ; comme leurs opinions ne vous conviennent pas, comme vous les rejetez, vous voulez exclure ces gens. Ce sont ces observations qui m’inquiètent.
« On me traite de réactionnaire. »
Heckmann : Vous dites que les questions d’identité ethnique, de genre et de sexe dominent, que ces discussions sur le racisme, le postcolonialisme et le genre sont menées de façon plus vive et plus agressive. Cela signifie que vous en venez à la conclusion que ces débats sur les politiques identitaires contribuent à scinder la société ?
Thierse : En tout cas par la manière dont elles sont menées. Vous voyez, mon texte est un appel à plus d’efforts pour trouver un terrain d’entente, pour trouver constamment un nouveau terrain d’entente dans la diversité, sans vouloir éliminer la diversité, mais la diversité ne peut être vécue de manière pacifique et productive que si nous avons en commun des choses fondamentales. Cet appel a provoqué une tempête, un vrai foutoir. On me traite de réactionnaire, on m’accuse de tenir le discours de la nouvelle droite, d’être à peu près sur les positions de l’AfD [Alternative für Deutschland]. Cette campagne est menée par l’association des gays et des lesbiennes. On me reproche d’avoir un point de vue de vieux mâle blanc hétérosexuel, une orientation hétéronormative. Voilà exactement ce qui se passe. Un point de vue qui ne vous convient pas est rejeté en fonction de critères identitaires. Mon âge, ma « race », mon sexe, mon orientation sexuelle – et l’affaire est réglée. On n’a pas à se préoccuper de mon point de vue. Vous pouvez l’écarter d’emblée puisqu’il est exprimé par quelqu’un qui, après tout, est toujours définie par une certaine identité.
« Nous devons aussi parler de la discrimination »
Heckmann : M. Thierse, peut-être est-ce parce que beaucoup de gens pensent que ce ne sont pas ceux qui s’occupent de la discrimination qui divisent la société, mais ceux qui discriminent.
Thierse : Bien sûr ! Nous devons aussi parler de la discrimination. Bien sûr ! Explicitement, du racisme en Allemagne. Mais je voudrais qu’on le fasse de manière très précise et différenciée. Ce qui m’inquiète, ou ce que j’observe, c’est que parler d’un racisme structurel, omniprésent, aboutit plutôt à ce que beaucoup, beaucoup de gens en Allemagne rejettent ce discours en ayant l’impression que puisqu’on est blanc, on serait raciste.
Heckmann : Qui dit cela ?
Thierse : Je pourrais vous le citer. Tout Blanc est affecté de racisme du seul fait qu’il est blanc. – Il existe des radicalisations du débat qui tendent à exacerber la confrontation et à rendre plus difficile la formulation de principes partagés et la vie en commun.
« C’est antidémocratique. »
Heckmann : Mais ne voyez-vous pas de différence entre la politique identitaire pratiquée par la droite et celle pratiquée par la gauche ?
Thierse : Sans aucun doute, je la vois. La politique identitaire de la droite conduit à l’exclusion, à la haine, voire à la violence. Et la politique identitaire de la gauche, si elle continue à être menée de manière aussi unilatérale et radicale, conduit à la cancel culture. C’est-à-dire que vous ne voulez plus avoir affaire à des personnes dont les opinions ne vous conviennent pas, discuter, débattre avec elles. C’est assez étranger à la démocratie et, si je puis dire, antidémocratique. Une société pluraliste ne peut fonctionner que si des conceptions différentes s’y expriment, s’y articulent, se confrontent les unes aux autres – avec pour objectif non pas d’effacer les différences, mais de parvenir quand même aux fondements partagés de la vie en commun.
Thierse : On prescrit un langage adapté au genre.
Heckmann : C’est exactement ce que je voulais dire, M. Thierse. Dans le texte, vous parlez aussi de cancel culture, d’ordonnances linguistiques, d’interdictions linguistiques. Mais n’est-ce pas là un conte de fées souvent répété, car dans cette société de 2021, tout le monde peut dire n’importe quoi, mais bien sûr, il faut aussi compter avec le contre-discours. Qui donc, M. Thierse, vous prescrit spécifiquement une langue particulière ?
Thierse : Excusez-moi ! À présent – vous pouvez le vérifier par vos lectures – il y a des universités où la règle va de soi que quiconque n’utilise pas une langue « genrée » ne peut pas remettre ses travaux. En tout cas, l’incertitude quant à la façon de s’adresser à quelqu’un, compte tenu de la diversité des genres, ne facilite pas la communication. Il existe dans différentes villes des prescriptions de l’administration sur ce que doit être la langue, afin que soit prise en compte la diversité, etc. Il me semble qu’on ne se fie pas tout à fait à l’évolution de la langue, qui se modifie constamment, mais que cela passe aussi par la voie réglementaire, par des prescriptions. Tout le monde n’est pas obligé de s’y plier, mais si je ne m’y plie pas, je dois aussi tenir compte du fait que j’aurai à en assumer les conséquences.
Thierse en appelle à l’argumentation plutôt qu’à la victimisation.
Heckmann : Au fait, nous aussi, ici au Deutschlandfunk, nous avons des discussions internes sur le langage approprié ou comme on dit « genré ». Pour certains, personne ne doit être exclu de ce que nous disons. Pour d’autres, cela contribue plutôt à la division et à une moindre cohésion, cohésion à laquelle nous sommes tenus par notre statut public. Comment voyez-vous cela ?
Thierse : Je crois qu’avec sa radicalisation, cette demande contribue plutôt à la division. Vous savez, à présent, cela devient une mode, si quelqu’un dit : « Je suis affecté, je me sens exclu, je me sens victime, » cela suffit pour qu’il ait raison. Mais notre tradition depuis les Lumières est que le facteur décisif ne doit pas être la manière dont nous sommes affectés, notre sentiment subjectif, mais l’argumentation rationnellement fondée, qui doit nous lier les uns aux autres, qui doit structurer le discours. Parce que sinon, c’est clair : Thierse est un vieux mâle blanc hétérosexuel. Cela définit ses opinions, et c’est tout. On n’écoute même plus ses arguments, l’expérience à laquelle il se réfère, ses propositions, l’objectif de son discours ; celui-ci est défini par mon origine, par mon identité, et alors on peut dire « Non, ce n’est pas mon objectif, le mien est différent, je me sens discriminé, donc j’ai raison.
« Mais je ne suis pas un partisan des interdictions ! « .
Heckmann : Bien sûr, on peut aussi renvoyer l’accusation. – Ceux qui préconisent un langage « genré » disent : « Je veux juste parler comme je veux, et je ne voudrais pas exclure des minorités, des orientations sexuelles ; pourquoi me le refuser ?
Thierse : Mais je ne suis pas partisan des interdictions ! C’est exactement le contraire ! Cela ne doit pas leur être refusé. Mais cela ne doit pas non plus être refusé aux autres. Et au fait : Qui définit l’exclusion ? Même cela ne peut être défini par une seule partie, mais doit être négocié dans le débat social. Je préconise de négocier dans le débat ce qu’est l’exclusion, ce qu’est la présence, ce qu’est la représentation, comment qui peut parler. Mais nous vivons actuellement une vague d’iconoclasme, d’effacement de noms, de dénonciation des grands esprits. Il s’agit peut-être de différends inévitables dans une société devenue plus pluraliste, mais je demande simplement que dans ces différends on ne perde pas de vue ce que nous avons de fondamental en commun, mais qu’on s’efforce d’atteindre ce que nous entendons par là, c’est-à-dire la liberté, la justice et la solidarité, et de comprendre la solidarité non pas comme une relation unilatérale, mais comme une relation de réciprocité. C’est pour moi ce dont il s’agit.
Thierse : Garder un œil sur l’histoire du sens.
Heckmann : Monsieur Thierse, vous parlez d’iconoclasme. C’est bien sûr un terme à connotation négative. Qu’est-ce qu’il y a à objecter, par exemple, au fait de problématiser la dénomination des lieux, quand ils renvoient à des racistes ?
Thierse : Il est juste d’en discuter, mais peut-être en considérant toujours historiquement la signification d’un nom, d’un monument, et pas seulement de dire : Je me sens affecté, je me sens offensé racialement, donc cette chose doit disparaître. Je pense qu’assainir l’histoire ne va pas de pair avec la démocratie et le débat. Une discussion critique de l’histoire, oui. Je veux dire que nous avons besoin de pierres d’achoppement de l’histoire, non pas de liquider, mais de travailler sur elle à partir de pierres d’achoppement.
« Discuter de chaque cas concret. »
Heckmann : Alors toutes les places et les rues qui ont porté les noms de Hitler ou Himmler, par exemple, auraient dû être laissées telles quelles ?
Thierse : Voilà que vous faites de nouveau une généralisation. Je dis que dans chaque cas concret, il faut discuter, mais « Cela doit disparaître » ne doit pas être posé comme une devise ; il faut que ce soit la conclusion d’un débat. Bien sûr : le nom de Hitler, et aussi certains noms de l’époque de la RDA, devaient disparaître. Mais Berlin offre un bel exemple avec [les stations de métro] « Onkel Toms Hütte » et « Mohrenstrasse » [« Onkel Toms Hütte », soit « La Case de l’oncle Tom » doit son nom au roman de Harriet Beecher Stowe (1852) ; « Mohren », « Maures » désignait les personnes à la peau foncée ; ces stations seront débaptisées ; Mohrenstraße devrait devenir Glinkastraße]. Il y a eu un conflit féroce à ce sujet, et ces noms doivent disparaître, parce qu’il y a des gens qui les jugent racistes. Pourtant, la tradition, l’histoire de ces deux noms est complètement différente, mais on ne veut plus le remarquer, parce qu’une prise en considération différenciée de l’histoire du sens n’est plus permise ; ce qui prévaut est mon sentiment d’être affecté, d’être exclu. Je trouve cela problématique. Le débat est nécessaire.
Je suis un adversaire de l’interdiction du débat. Au contraire ! La culture démocratique, la culture historique démocratique, est une culture du débat, ce n’est pas une culture de la prohibition, ce n’est pas une culture de l’exclusion et de la marginalisation.
« Les points de vue divergents sont simplement rejetés ».
Heckmann : Vous avez écrit dans votre article, M. Thierse, que la coexistence pacifique dans la diversité – je paraphrase un peu – présuppose la volonté et la capacité de penser et de pratiquer ce que nous avons en propre par rapport à ce que nous avons en commun, au bien commun, c’est-à-dire de mettre en perspective ce qui nous est propre. – Question : d’après vous, sommes-nous moins disposés à nous relativiser et moins capables de le faire ?
Thierse : D’après mes observations, oui. Il suffit de regarder les manifestations de Pegida, [« Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes », soit « Européens Patriotes contre l’Islamisation de l’Occident »], maintenant, les manifestations à propos du Covid. On absolutise son propre point de vue, sa propre conviction, et on rejette purement et simplement les points de vue scientifiques, par exemple, et toujours les points de vue concurrents. C’est le schéma de base des mythes de conspiration. C’est quelque chose qui rend notre société malade, car cela met en danger la confrontation normale des points de vue, des opinions, des intérêts.
Blackface, appropriation culturelle et cancel culture.
Heckmann : Monsieur Thierse, vous venez de mentionner les réactions des réseaux sociaux à votre article. Sur Twitter, on vous a traité de raciste et on a fait référence au fait que vous aviez visé le fait que le blackface était interdit. Pourquoi pensez-vous devoir défendre le blackface ?
Thierse : Vous savez, une part élémentaire de l’histoire culturelle et de la culture réside dans notre capacité, notre passion, à nous approprier ce qui est étranger, était jusqu’alors étranger, différent, à nous assimiler à l’autre et donc à le faire nôtre.
Heckmann : Et aussi de se déguiser ?
Thierse : Et aussi, dans ce processus, d’apprendre à nous connaître. C’est un élément essentiel de la culture, de l’histoire culturelle. Si vous dites que les Blancs ne peuvent jouer que des rôles de Blancs, les gays des rôles de gays, les vieux des rôles de vieux, c’est quelque chose qui détruit le théâtre, etc. ; c’est ce que dit aussi, explicitement, l’appel des 185 acteurs et actrices lesbiennes et gays, qui a toute mon approbation : « Nous pouvons jouer n’importe quoi. » – Oui, vous avez raison ! Mais c’est à l’opposé de l’interdiction du blackface, etc.
Heckmann : Cela signifie que vous pensez que le blackface devrait être encore possible aujourd’hui ?
Thierse : L’appropriation culturelle par-delà les couleurs de peau et les frontières ethniques doit être possible. Franchir les frontières, s’approprier quelque chose de différent, d’étranger, se l’approprier, le faire sien, percevoir les différences, et se percevoir soi-même, etc., c’est un élément essentiel de la culture, Mais je pense qu’il est erroné d’inscrire le processus vivant de la culture dans des modèles. C’est préjudiciable à la culture, mais aussi à la pluralité. Et cela nuit également à la vie pacifique en société.
Traduction Serge Niémetz. Les passages entre crochets sont du traducteur.