[par Jean Szlamowicz]
Il y a symbole et symbole.
Quand on dit que le lion est le symbole de la force, c’est une idée accessible à chacun parce qu’il s’agit d’une représentation culturellement partagée. Quand on parle de « l’invisibilisation des corps minorisés », l’idée d’invisibilisation nous fait quitter le terrain de la représentation partagée : une telle expression renvoie à une interprétation symbolique partisane, c’est-à-dire que symbole y change de sens pour ne désigner qu’une vue de l’esprit.
L’écriture « inclusive » prétend ainsi « visibiliser » les femmes en faisant figurer des terminaisons féminines un peu partout. Visibiliser ? Mais par quel raisonnement tortueux l’ophtalmologie aurait-elle à voir avec le langage ? Le langage sert justement à se détacher du réel par l’utilisation de signes sans rapport avec ce qu’ils désignent et permettant de référer à autre chose qu’à l’apparence. S’il fallait visualiser les êtres dans la langue, que n’adoptons-nous des idéogrammes ressemblant aux dessins indiquant le sexe sur les portes des toilettes ? Ou bien écrivons les mots féminins en rose ? Cela ne serait pas plus absurde.
« Inclure » n’est pas une opération linguistique, c’est une simple métaphore qui « symboliquement » permet de prétendre à une position morale supérieure. Et puis, c’est croire à l’efficacité des symboles auto-décrétés de manière magique : mettre des –e aurait un impact social !… Des idéologues revendiquent ainsi de réformer la langue présentée comme « inégalitaire » afin de pouvoir écrire « Elle était une fois » et utiliser « une langue apte à Noues rendre Justice ». Mais pourquoi le « e » serait-il le symbole du féminin ? La terminaison en –e n’est la marque du féminin que dans certains cas (certainement pas dans le chronomètre, ni dans le père… ni dans le !) et le féminin n’est pas forcément marqué par un –e (portion, lueur, mi-temps, laideron, mannequin…).
Il n’y a rien à « inclure » dans la langue et certainement pas en confondant deux sens des mots féminin / masculin — dans un cas, le genre désigne des signes linguistiques, dans l’autre cas, le sexe des personnes. Les inclusivistes font comme s’il était nécessaire d’avoir une correspondance entre mots et êtres sexuels.
Or, la langue fonctionne autrement. Quand on dit tout le monde est venu, le mot monde est au singulier. Il n’en désigne pas moins une pluralité. L’équipementier a beau être un nom masculin singulier, il ne désigne rien de viril : c’est une marque, qui, pratiquement, s’incarne dans une entreprise comprenant une pluralité d’êtres humains. On conviendra que Je supporte pas les emmerdeurs ! est éminemment inclusif : personne ne songerait à exclure les femmes de cette catégorie. Bref, le genre des mots n’est pas forcément le genre des personnes.
Mais on vous dira : c’est pas grave, c’est symbolique. Ce qui définit une valeur de symbole, c’est qu’il est partagé par tous sans qu’il soit besoin d’en décider. Mais accepter l’adjuration militante « c’est symbolique ! », c’est laisser des idéologues décréter ce qui doit l’être. On glisse alors sur la pente savonneuse du n’importe quoi.
C’est ainsi que des activistes ont désiré « invisibiliser » le nom de l’homme dans des mots pourtant dénués de genre et sans référence à la masculinité. Les protections hygiéniques dans les toilettes de Cornell University ont ainsi été étiquetées free mxnstrual products pour que la suite de lettres men n’apparaisse pas ! La folie doctrinale invente ainsi des symboles pour justifier de les détruire. Mais hormis les militants, personne n’interprète menstrual comme symbolique d’une domination masculine.
Dans une pareille volonté d’inclusivité frénétique, l’ouverture de la 117e session du Congrès des USA a été conclue par la formule amen and a-women par un député démocrate. Comme si le mot hébreu amen (signifiant ainsi soit-il) devait s’interpréter comme contenant le mot anglais pluriel men — non, amen ne veut pas dire « salut les mecs ! ».
Inversement, une antenne du Planning familial, au lieu de parler des femmes préfère utiliser l’expression « personnes qui ont un utérus » et, utilisant l’écriture inclusive qui n’inclue rien du tout, évoque le fait de« ne pas tomber enceint.e ». À Harvard, on a vu le mot women remplacé par birthing people (« les gens qui donnent naissance »).
Bon, il faudrait savoir : on visibilise ou on invisibilise ? Si la langue devient le terrain de jeu des revendications de chacun, alors il n’y a plus de langue commune : le fractionnement en une multitude de codes de reconnaissance puérils aboutit au communautarisme linguistique.
Quand on considère que le mot femme ne signifie plus « personne ayant un utérus » et qu’il doit inclure les hommes se considérant comme « femmes », on a tout simplement décidé de rompre avec le fondement du langage : la convention arbitraire voulant que l’usage des mots soient commun à tous. Un tel militantisme change ainsi unilatéralement le sens des mots femme et homme, tyrannie de l’ultra-minorité entendant imposer des pratiques « visibilisantes » pour « inclure » à tout prix.
Cet inclusivisme forcené est une utopie de langue morale, équivalent linguistique du déboulonnage de statues de la cancel culture. Élimination, suppresssion éradication de tout ce qui déplaît aux militants — sans jamais prendre en compte la réalité autrement que de manière « symbolique ».
C’est tout le problème d’une lecture « symbolique » du monde : si chacun s’invente une version du monde correspondant à ses fantasmes, il n’y a plus d’unité culturelle, ni de dialogue — juste un insoluble conflit entre chaque version de la société que chacun imagine. On voit ainsi le militantisme se fractionner en une multitude de causes s’incarnant dans des pratiques échevelées : point médian, invention de nouvelles terminaisons (genre neutre : beau deviendrait beal), de nouveaux mots (iel pour fusionner il et elle ; lae pour la et le) — quand on ne féminise pas le masculin (Jean-Jacques a été nommée directrice).
Quand on a érigé en principe la « visibilisation », alors on réduit les individus à une étiquette imposant une symbolique autoritaire pour chaque présumée identité. Sauf que la langue n’a pas vocation à représenter des individus ! Ou alors, il faudra autant de mots que de choses. Or, c’est l’inverse qui est le moteur de fonctionnement du langage : sans catégories désignant ce qui nous entoure, nous serions condamnés à ne rien percevoir.
Grâce à la catégorisation, chaise désigne toutes les chaises, qu’elles soient grandes ou petites, roses ou bleues, en plastique ou en bois. Le recours à des catégories nous permet de négliger les différences ou de les souligner. Il est absurde d’exiger un marquage des individualités sur la base d’une moralisation sourcilleuse. L’introduction d’un flicage identitaire est contraire à la nature des langues : c’est précisément parce qu’elles catégorisent de manière schématique qu’elles permettent des ajustements.
Et surtout, une langue n’a rien à voir avec une moralité politique. Sinon, il faudrait conclure qu’une grammaire est une idéologie, que les peuples pensent comme leur langue et qu’il y aurait donc des peuples qu’on pourrait décrire comme « complexes » ou au contraire « primitifs ». La psychologie des peuples déduite de leur langue est un principe rejeté par les sciences du langage parce qu’il est profondément raciste.
« Invisibilisation », « masculinisation », « androphonocratie »… L’enflure verbale passe pour une caution scientifique et philosophique. Alimentée par le verbiage auto-satisfait produit par des universitaires qui ont pulvérisés tous les garde-fous intellectuels, l’idéologie inclusiviste intimide, contraint, menace. En troupes bien ordonnées remâchant leur vocabulaire figé, les militants ordonnent alors d’appliquer leur interprétation symbolique et dictent ce qui doit être effacé ou inscrit dans la langue — l’alliance de l’ignorance et de l’autoritarisme sous des dehors cool, généreux, éclairés. Les soi-disant penseurs qui adoptent le rôle de grand prêtre des normes morales veulent imposer leurs grands mots, nous convaincre de nos péchés imaginaires, forcer l’usage de leur bavardage.
Ils ont juste oublié que, dans la société, le symbolique ne se décrète pas.