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« Je souffre donc je suis »

Compte-rendu du dernier ouvrage de Pascal Bruckner, Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros, Paris, Grasset, 2024, 318 p.

Le dernier ouvrage de Pascal Bruckner s’attaque à une question essentielle de notre monde contemporain, celle de la victimisation qui a peu à peu envahi l’ensemble des sociétés occidentales, de la fièvre mémorielle qui a saisi les derniers mandats d’Emmanuel Macron au foisonnement des entrepreneurs en victimisation que sont devenues nombre d’organisations néo-féministes, anti-racistes, pro-palestiniennes ou LGBTQ. L’auteur parle d’un processus d’héroïsation de la victime et d’extension indéfinie du champ victimaire où même « les privilégiés peuvent jouer aux maudits ». Pour paraphraser la logomachie gauchiste qui parle de « convergence des luttes », il y a, sous l’empire du wokisme, une vraie convergence des souffrances victimaires en tout genre. Les grievance studies sur les campus américains font florès et ont mis en place une extension continue de la lutte contre toutes les souffrances requalifiées en « agressions » et « micro-agressions » que des départements zélés de DEI (Diversity, Equity, Inclusion) traquent dans la moindre de leurs manifestations… En France, à l’université et dans  la société, ce processus victimaire à grande échelle ne cesse de progresser.

Pour Pascal Bruckner, cette contamination rapide a été rendue possible par le changement de notre attitude face au malheur. L’esprit des Lumières avait mis en place la croyance en un monde meilleur débarrassé du fatalisme et du fanatisme et, en 1794, quelques mois avant d’être guillotiné, Saint-Just pouvait clamer : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Aujourd’hui cette idée semble abandonnée et une véritable « société de la plainte et du sanglot » s’installe.  Comme l’avait analysé, dès 1923, Max Scheler (L’Homme du ressentiment) le ressentiment est devenu la passion dominante de l’humanitarisme moderne. Dans une société de sollicitude permanente tout effort devient douleur et un vrai marché de l’affliction s’épanouit. On retrouve, dans l’analyse de Pascal Bruckner, l’écho de l’étude de Michel Schneider sur l’Etat Providence transformé en Big Mother (Big Mother : Psychopathologie de la vie politique, 2002)face à des citoyens infantilisés et animés de ressentiments multiples. La République devient compassionnelle et la commisération fait partie intégrante du civisme et de la vie en société. Celle-ci devient alors une « grande tribu de stigmatisés ». Tout le monde reprend la litanie de l’esclave et du colonisé. Les « dominés » sont partout et la condition de dominé est non seulement une rente à faire fructifier mais elle devient héréditaire : « Damné de la terre pourrait devenir une profession héréditaire » s’exclame Pascal Bruckner à la page 85 de son ouvrage.  Devant tant de malheurs recensés et accumulés, nos sociétés ne sont plus capables ni de se réjouir ni d’encaisser puisque tout malheur est dorénavant une injustice…

Nos sociétés occidentales sont parcourues de multiples concurrences victimaires. Par exemple, aujourd’hui de plus en plus de « voleurs de souffrances » cherchent à confisquer à leur unique profit la notion de « génocide ». Néologisme inventé en 1943 par le juriste Raphaël Lemkin pour rendre compte du processus de destruction physique et biologique que fut la Shoah, la captation d’héritage du génocide par de multiples mouvements est analysé par Pascal Bruckner comme relevant d’une volonté où le Juif devient le rival à abattre et la Shoah un « crime-écran qu’il faut dérober à ceux qui s’en réclament » (p. 96). Cette appropriation sauvage est évidente dans la surutilisation de la notion de génocide par les organisations soutenant les Palestiniens en lutte contre Tsahal dans la bande de Gaza. Mais l’auteur repère une même appropriation dans la pensée décoloniale où « le colonialisme et l’esclavagisme sont considérés comme l’équivalent de l’extermination programmée d’un peuple ». L’Holocauste est ainsi minimisé dans l’histoire longue de l’impérialisme occidental. Le péché colonial est alors ineffaçable. La rengaine sur la colonisation devient un fonds de commerce enraciné dans une éternelle posture victimaire et l’auteur constate, par exemple, sur l’Algérie : « Combien de temps allons-nous encore payer pour les fautes de la colonisation alors que la Turquie qui a occupé l’Algérie trois siècles durant n’est redevable d’aucun devoir de mémoire ! » (p. 188). Plus de soixante ans après l’indépendance de son pays, le Président algérien, Abdelmajid Tebboune, parle toujours de « la politique d’extermination menée par le colonisateur ».

Hitler devient la vérité de la France et plus largement de l’Occident et c’est ainsi que Poutine « nazifie » les Ukrainiens et, de manière plus triviale, c’est ainsi que l’homme blanc est accusé dans la notion de « gynocide » d’un véritable « crime de masse patriarcal » commis depuis des siècles. A la page 194 de son livre, Pascal Bruckner constate :  « … le wokisme, cette religion universitaire (Jean-François Braunstein) venue des Etats-Unis, a désigné l’homme et la femme blanche, juifs inclus, comme les nouveaux racistes de naissance, quels que soient les efforts déployés pour s’affranchir de cette fatalité ».

Que faire contre ce nouvel impératif catégorique de la pensée victimaire ? Comment vivre avec nos blessures ? L’auteur propose d’être offensif. D’abord, en luttant contre le mensonge. Les entrepreneurs de « fakenews » sont extrêmement nombreux au cœur des dictatures qui cherchent à déstabiliser les institutions de la démocratie pluraliste. La France, les Etats-Unis ou encore la Grande Bretagne ont vu nombre de leurs élections perturbées par une avalanche d’informations fausses. Les dictatures utilisent beaucoup le camouflage et le déni. La lutte contre la victimisation passe donc par une lutte contre la dissimulation et le mensonge. Par exemple, la sinistre comptabilité des morts civils à Gaza tenue par le « ministère de la Santé » du Hamas recouvre aussi un combat pour vérifier la fiabilité des sources qui sont à l’origine de ces bilans journaliers de victimes. L’opprimé a tous les droits y compris parfois celui de s’affranchir des règles élémentaires de la vérité.

Indépendamment de ce combat pour la vérité des souffrances endurées, celui de la justice et de la réparation est essentiel et accompagne toutes les sorties de souffrances génocidaires : les procès de Nuremberg, les tribunaux Gacaca au Rwanda, la justice transitionnelle au Salvador, la cour pénale internationale de la Haye sont autant d’instances judiciaires qui tentent d’allier sanction et réparation. Au plan davantage symbolique, la commémoration est aussi un processus de reconnaissance des souffrances et d’apaisement de celles-ci. Mais aucun de ces instruments pour guérir les blessures n’est à l’abri d’usages politiques et de manipulations. Et, Pascal Bruckner emporte la conviction lorsqu’il nous dit que « la seule manière de réparer les crimes du passé est de prévenir leur répétition dans le temps présent ». Plutôt que d’entretenir les souffrances comme un patrimoine plus ou moins héroïsé et précieux, il s’agit pour les collectivités comme pour les individus d’en sortir et de « quitter la bure du martyr pour entrer dans l’ordre de la liberté » (p. 270).

Quand on ferme ce très bel ouvrage, telle est la leçon majeure à retenir. Contre toutes les servitudes volontaires ou involontaires, les opprimés et les victimes doivent avoir le courage de se servir de leur propre entendement pour accéder aux responsabilités qu’implique la liberté. N’est-ce pas Nelson Mandela, victime de l’apartheid et prisonnier pendant vingt-sept ans dans les geôles sud-africaines, qui écrivait « Nous ne sommes pas encore libres, nous avons seulement atteint la liberté d’être libre. » (Un long chemin vers la liberté, 1996) ? Pour quitter l’état de « supplicié officiel », il faut, comme nous y invite le courageux voyage de Pascal Bruckner sur les sentiers tortueux de la souffrance héroïsée, « briser l’adhérence à soi, ne pas s’enfermer dans ces petits cercles de martyrs autoproclamés qui s’enivrent de leur condition jusqu’à l’hypnose » (p. 287). La souffrance n’est pas une assignation à résidence, encore moins une identité. Je souffre donc je suis… Non. Je souffre donc je vis… Une victime a le droit de laisser le passé derrière elle.

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