Avant même parfois d’être formulée, toute critique de l’idéologie intersectionnelle se voit discréditée par diverses imputations : l’auteur serait d’extrême-droite, et le Café du Commerce, BFMTV, Valeurs actuelles sont évoqués sur le champ, alors même que ces critiques insultantes visent souvent de personnalités classées à gauche comme Sylviane Agacinski ou Nathalie Heinich. Ce tumulte acrimonieux fait parfois impression dans un milieu universitaire qui se dit majoritairement de gauche et, par un effet d’intimidation, assure le silence résigné ou complaisant des autorités académiques.
En quoi cependant l’idéologie intersectionnelle serait-elle « de gauche ». Un féminisme qui admet la prostitution en se disant « pro-sexe », une laïcité tellement ouverte qu’elle soutient les réseaux fréristes dans leur lutte contre la prétendue islamophobie, inversent en fait les valeurs de la gauche, comme l’a montré Stéphanie Roza dans La gauche contre les Lumières.
L’idéologie intersectionnelle se fonde sur une hiérarchie explicite des sexes et des races, édifiée sur le prétexte d’infinies discriminations. Alors que la démocratie suppose l’égalité en droits des citoyens, le droit de vote en premier lieu, l’apparent égalitarisme des revendications intersectionnelles s’appuie sur une notion purement discriminatoire et inégalitaire de la société1. Elles prônent le renversement, en fait l’inversion, d’une foule croissante de discriminations ; la discrimination dite positive en est un exemple clair : elle s’oppose à la « méritocratie »2 comme à la démocratie, car une démocratie ne reconnaît aucune minorité ni majorité autre que l’opinion exprimée par le vote.
S’opposant à Tocqueville, qui après Platon craignait en démocratie la dictature de la majorité, Raymond Aron redoutait plus encore une dictature des minorités. Mais en démocratie, la majorité électorale ne correspond pas nécessairement à une identité – bien que le fascisme et le nazisme aient miné la démocratie de l’intérieur par leur politique des identités.
Plus profondément, leurs idéologues savaient que la démocratie est un moyen, sans doute le seul, de combattre la politique des identités. À présent, celle-ci conduit à la lutte de tous contre tous, comme on le voit sur les réseaux.
Cette « politique » ou plutôt polémique menace aussi d’une autre manière la démocratie, non pas de l’extérieur mais de l’intérieur de nos sociétés, car elle résulte tout à la fois de politiques de dérégulation économique, de dérégulation intellectuelle par l’irrationalité, et de dérégulation éthique par le culte de la transgression. Et de fait, les institutions sont diversement délégitimées, voire attaquées, qu’elles soient législatives3, ou judiciaires : ainsi, des slogans comme « la justice nous ignore, on ignore la justice », bafouent toute présomption d’innocence et limitent l’instruction aux retweets4.
L’idéologie intersectionnelle sous-tend ainsi la « cancel culture » qui tient pour nulles les libertés démocratiques de parole et de création. Par exemple, des voies de fait et intimidations diverses ont conduit en quelques semaines à l’annulation de multiples conférences et débats, suite à la publication de l’ouvrage La fabrique de l’enfant transgenre, de Céline Masson et Caroline Éliacheff (2022).
Ce nouvel obscurantisme se distingue par sa faculté de pénétration au sein des institutions. S’il est trop tôt pour parler de dictature compassionnelle, la violation des droits de la majorité au nom de la protection des minorités éclate dans le laisser-faire résigné ou complice qui accompagne les hauts faits de la « cancel culture ».
L’idéologie LGBT+ joue un rôle éminent, par sa radicalité qui confine d’une part au transhumanisme, de l’autre à la post-vérité. Le soutien gouvernemental à l’idéologie LGBT+ surprend d’autant plus qu’il se double d’un aveuglement politique, puisqu’il ne peut que renforcer une extrême-droite déjà en expansion.
En outre, à l’échelon international, la démocratie tend à se limiter à une vague inclusion : pour reconnaître le régime des talibans afghans, le Ministre Jean-Yves Le Drian leur demanda de se montrer « inclusifs », son homologue chinois appela à un « régime politique ouvert et inclusif ». Leur porte-parole, Suhail Shaheen, promit « un gouvernement islamique fondé sur l’inclusion ».
Le Qatar, qui abritait la représentation talibane, et où l’homosexualité est criminalisée conformément aux principes wahhabites, adopte pour sa part la stratégie frériste de séduction des milieux intersectionnels : son média Al Jazeera plus (AJ+), à l’intention de la jeunesse internationale, adopte non seulement l’écriture inclusive, mais se fait l’écho de l’idéologie du genre dès lors qu’elle se lie à la dénonciation de « l’islamophobie »5.
À l’échelon international, l’idéologie LGBT+ oppose les mouvements populistes d’extrême-gauche et d’extrême-droite ; mais par ses outrances qui touchent des questions anthropologiques majeures comme la filiation et l’alliance, elle n’a fait que renforcer ces derniers.
Les démocraties semblent en recul à l’échelon international, mais pourquoi les mouvements progressistes se sont-ils affaiblis ? Les facteurs sont multiples, mais si les droits démocratiques se limitent peu à peu aux droits LGBT+, si des militants font obstacle aux autres droits, comme la liberté d’expression mise à mal par la cancel culture, si des partis « anticapitalistes » promeuvent ces actions, l’électorat progressiste se détourne de revendications dans lesquelles il ne peut se reconnaître et se résigne à l’abstention.
L’idéologie intersectionnelle revêt ainsi une portée géopolitique, car les propagandes antidémocratiques et antioccidentales en font un repoussoir providentiel, que ce soit en Iran, au Pakistan, en Chine et bien sûr en Russie – où l’on s’empressa de mettre en ligne des sketchs parodiques du genre Cage aux folles réalisés jadis par Zelensky ; et quelques jours après la défaite de Kherson, la Douma russe votait une loi anti LGBT particulièrement répressive.
Le projet totalisant de l’inclusion ne viserait-il pas une forme de clôture ? On sait que la force de la pensée mythique tient notamment à sa clôture : les mythes se caractérisent par des renvois constants entre tous les domaines sémantiques qui permettent d’enfermer la pensée dans une totalisation aussi séduisante qu’illusoire. Ainsi, l’idéologie intersectionnelle tire sa force des renvois indéfinis du sexe au genre, à la race et à la religion. Elle peut alors s’adapter aux situations changeantes : quand la religion ou la race ne font plus recette, le sexe et le genre offrent un recours apprécié, comme on le voit aujourd’hui. Elle déploie ainsi diverses variantes d’un même mythe qui relève d’une théologie politique parfaitement compatible avec des superstitions sexuelles.
Mais, par son hostilité à la démocratie, elle reste aussi compatible avec d’autres théologies politiques. La figure de C
« Sans la gauche, la droite n’est rien. Elle ne peut rien faire par elle-même, ni en pensée ni en être. La droite a une volonté de puissance mais non la force de l’accomplir. Elle a volé toutes ses ressources à la gauche pendant que celle-ci ne se préoccupait que d’elle-même »
„Ohne die Linke ist die Rechte nichts. Aus eigener Kraft vermag sie nichts, weder in Gedanken noch im Sein. Die Rechte ist Wille zur Macht ohne Kraft zur Gestalt. All ihre Mittel hat sie der Linken gestohlen, während diese mit sich selbst beschäftigt war.“ Per Leo, Maximilian Steinbeis, Daniel-Pascal Zorn: Mit Rechten reden. Ein Leitfaden. Klett-Cotta, Stuttgart 2017,
Ce diagnostic aussi sévère que lucide émane de trois auteurs associés au parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland (AfD). La fausse gauche est ainsi une ressource inespérée pour l’extrême droite : elle lui évite de formuler un programme social et économique, elle fait accepter les principes d’une cancel culture dont on voit aux USA les états républicains s’emparer à leur tour et pour leurs objectifs propres, tout aussi démagogiques.