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La politique identitaire est un poison violent. Elle décompose la société et est réactionnaire.

La politique identitaire est un poison violent. Elle décompose la société et est réactionnaire.

[par Eric Gujer (rédacteur en chef  de la Neue Zürcher Zeitung) – traduction de F. Muller]

La modernité a permis à l’individu de se libérer des liens du collectif. Entre-temps tout tourne à nouveau autour du genre, de la couleur de peau ou de l’origine. Ce combat culturel est un grand danger pour l’Allemagne.

Pourquoi un astérisque provoque-t-il autant de débats ? Certes, c’est laid et cela défigure la présentation typographique. Mais argumenter par l’esthétique serait aussi naïf que de croire qu’un signe pourrait mener à l’égalité entre les sexes. Derrière cet astérisque se tient à l’affût quelque chose d’autre, bien plus fondamental. La langue est un instrument de pouvoir. Qui décide ce qui peut être dit et écrit et sous quelle forme exerce un pouvoir sur la société.

C’est pourquoi le SPD se querelle à travers de rudes attaques personnelles à propos d’une intervention de Wolfgang Thierse sur la politique identitaire. Il prévenait que « les débats sur le racisme, le postcolonialisme et le genre devenaient plus violents et plus agressifs ». Dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, la présidente du SPD, Saskia Esken a profité de l’occasion pour prendre ses distances avec son camarade de parti, sans citer son nom, et pour le sermonner pour son « image rétrograde ».

Thierse défend les valeurs de la modernité

Thierse pose la question du pouvoir, dans la mesure où il met l’accent sur deux choses : D’abord la cohésion d’une nation lui paraît plus importante que la sensibilité de tel ou tel groupe ou minorité de la société. Ensuite il affirme que dans une discussion ce sont la qualité et la rationalité d’un argument qui comptent et non le sexe, la couleur de peau ou la religion.

L’ancien vice-président du SPD insiste sur des valeurs qui définissent depuis 200 ans le domaine public européen : depuis les Lumières, qui l’ont emporté sur la société d’ordres féodale, dans laquelle chaque individu était assigné à une place immuable de par son origine. Quel acte d’émancipation, quand les hommes ne furent plus empêchés de progresser à cause de leur « condition » ou, plus tard, de leur « classe » !  Il est vrai que la barrière invisible du sexe demeurait. Mais même si c’était imparfait, cela signifiait d’une manière générale la libération de l’individu des liens du collectif. Ceux qui, comme les Eglises, favorisaient l’identité de groupe, ont combattu cette évolution ; il a été longtemps inconcevable qu’une catholique épouse un protestant.

On défend donc quelqu’un, non pas parce qu’il a bien agi, mais parce qu’il est « un des nôtres ». C’est un mécanisme bien observable dans la façon dont l’Eglise catholique réagit au reproche d’abus sexuels. La pensée de groupe conduit presque automatiquement à placer l’appartenance au-dessus de la raison.

Homme de gauche traditionnel, Thierse défend les acquis de la modernité, du libéralisme et de l’individualisme contre une attitude qui se prétend encore plus de gauche et plus progressiste. En réalité, elle est antimoderne et plutôt réactionnaire.

Les protagonistes de la nouvelle politique identitaire se rattachent à de très vieilles traditions de politique collective. Ainsi l’écrivain Marieke Lucas Rijneveld, plusieurs fois distinguée par des prix, a dû renoncer, suite à des protestations, à traduire en néerlandais un poème de la poétesse américaine Amanda Gorman. Selon les critiques, sa faute consistait dans le fait qu’elle était blanche et donc privilégiée, alors que Gorman est noire. Elle est donc défavorisée et victime d’une appropriation culturelle analogue au « Blackfacing », où des Blancs se noircissent le visage.

Dans cette pensée en blanc et noir, le fait que la Néerlandaise (29 ans) et l’Américaine (22 ans) aient presque le même âge ne joue aucun rôle, alors que ces deux femmes seraient prédestinées à travailler ensemble en tant que porte-paroles de la jeune génération. C’est dans la logique d’ordres à nouveau actuelle : les catholiques n’épousent pas de protestants, les Blancs ne traduisent pas d’œuvres de Noirs. Dans ce monde conceptuel, l’origine et les gênes assignent à chacun une place inexorable tout au long de sa vie.

Une nouvelle lutte de classe se déchaîne

La scission se fait dans les partis dominants de gauche comme de droite. Ce qui pour les uns sont les combats pour une dénomination correcte de l’appartenance sexuelle – lesbienne, gay, bisexuel, transgenre, queer, questioning, intersex, asexuel, ally et pansexuel – ne sont qu’un assortiment incomplet – constitue pour les autres les conflits autour de l’immigration. Les identités sexuelles ou ethniques se substituent partout aux autres questions, ce qui profite finalement à des forces radicales comme l’AFD, qui ne veulent rien d’autre que l’exclusion de certains groupes.

Avant les sociaux-démocrates allemands, les démocrates américains ont déjà éprouvé la force explosive de ce type de débat. Les élites universitaires du parti ont réussi à imposer le charabia du politiquement correct, car la langue est un instrument de pouvoir. Les anciens adhérents, les ouvriers et les employés modestes, n’y entendaient plus rien et appréhendaient à juste titre ces nouveaux codes comme une agression. Ainsi que l’exprime l’auteur américain libéral de gauche Michael Lind, « la nouvelle lutte de classe » s’accompagne du mépris ouvert d’une partie des démocrates pour tout ce qui selon eux était rétrograde, et donc à droite et autoritaire. Cette attitude fondamentale amena Hillary Clinton à se moquer des « décrocheurs », qui selon elle étaient « racistes, sexistes, homophobes et anti-immigrés ». Deux tiers des électeurs blancs non-diplômés ont voté pour Donald Trump, et ce fut la même chose dans les élections de 2020. Les démocrates, à cause aussi de leur nouveau puritanisme, se sont aliénés leur base traditionnelle. Bien que selon les critères courants, Trump ait été un candidat inéligible, Joe Biden n’a gagné que de très peu. Cela n’annonce rien de bon pour l’avenir du parti. 

Ceux qui favorisent les divisions dans la société au lieu de mettre l’accent sur ce qui rassemble n’en profitent pas sur le long terme. Ce fut valable pour les républicains de Trump, cela vaut aussi pour les démocrates. Mais cela touche aussi les partis de gauche en Europe : que ce soit en France, en Italie, en Grande-Bretagne ou chez les socio-démocrates d’Eskens, ils faiblissent tous. La politique identitaire est un poison corrosif. Tous ceux qui la manipulent en souffrent.

Les journalistes d’Allemagne de l’Ouest ont-ils le droit d’écrire sur les gens de l’Est ?

La majorité des gens en Allemagne s’intéressent probablement assez peu au fait que les statues de souverains douteux soient enlevées de leurs socles ou qu’un double point représente l’être sexué de façon plus adéquate que l’astérisque. Mais les élites académiques voient cela autrement, surtout leurs représentants les plus jeunes, qui se distinguent par leurs jugements particulièrement rigoureux.  De fait, la nouvelle lutte de classes est un combat culturel et un conflit de générations qui s’y ajoute.

Ce combat culturel s’accentue encore à cause des chances inégales d’obtenir l’hégémonie sur l’opinion publique. Les élites académiques ont des réseaux, elles disposent de relais dans les rédactions des médias établis et elles sont éloquentes et connaissent bien l’internet. Wolfgang Thierse soupçonne que le torrent d’injures qu’il a reçu a été organisé par une association d’homosexuels.

Les « décrocheurs », comme Clinton a élégamment qualifié ses anciens électeurs, ne peuvent souvent rien mettre en œuvre d’autre que leur ressentiment. Ils font alors du barouf sur les réseaux sociaux, ce qui leur est imputé comme preuve ultérieure de leur primitivisme. Ou ils se taisent et se retirent. Ils votent pour des populistes ou ils ne votent plus du tout, ce qui est à la longue plus grave encore pour la démocratie. Quand de grands groupes de la société ne croient plus à la démocratie, celle-ci perd sa légitimité.

En Allemagne, cette politique identitaire recèle une astuce dangereuse. Ceux qui étaient enfermés derrière murs et barbelés se pensaient Allemands, car il n’existait pas quelque chose comme une identité de la RDA pendant l’existence de « l’état des ouvriers et des paysans ». La réunification changea cela et créa un besoin de comparaison et de délimitation dans les deux parties du pays, dont témoignent de façon anodine les vocables espiègles d’« Ossi » et de « Wessi ». Aujourd’hui presque personne ne doute de l’identité est-allemande, qu’invoquent même des jeunes gens qui n’ont aucun souvenir de la RDA.

Si l’on appliquait les mêmes critères d’appropriation culturelle qui interdisent à Marieke Lucas Rijneveld de traduire un poème d’Amanda Gorman, les journalistes d’Allemagne de l’Ouest ne pourraient plus écrire à propos des Allemands de l’Est. Les politiciens de l’Ouest n’auraient plus que le droit d’écouter ces derniers. D’ailleurs le terme même d’«Allemand » serait discriminant, puisque les Allemands de l’Est ne seraient pas « inclus ».

Les Allemands de l’Ouest sont certes privilégiés. Ils n’avaient pas besoin de réorganiser leur existence comme leurs homologues de l’Est, à condition pour ceux-ci d’être encore en vie et de ne pas être mis en retraite anticipée ou d’être renvoyés à des mesures de création d’emplois ou à l’aide sociale. Mais faut-il à cause de cela inventer un péché originel de supériorité des Allemands de l’Ouest ? Ou existe-t-il une infériorité « structurelle » des Allemands de l’Est, à laquelle l’individu ne peut échapper ?

La boîte de Pandore est largement ouverte.

Notes du traducteur :

Comme on le voit à travers ce texte, le contexte politique et idéologique allemand est fort proche de ce qui se passe en France, sauf évidemment en ce qui concerne la question des « deux Allemagnes », alors qu’il y a encore une vingtaine d’années, les différences restaient assez grandes.  Cela se vérifie aussi dans l’enquête à propos de l’écriture inclusive visualisée par le schéma inclus dans le texte originel, mais que je n’ai pu inclure dans ma traduction : la droite (FDP) et le centre-droit (CDU/CSU) la rejettent très nettement, ainsi évidemment que l’AFD (populistes d’extrême-droite). Une  petite majorité du SPD (centre gauche) la rejettent également, alors qu’une petite majorité des Verts et plus encore Die Linke (à peu près comparable, en un peu moins pire, à LFI) l’approuvent, ces deux partis, surtout les Verts, comprenant beaucoup d’adhérents ayant fait des études universitaires (ceux qu’on appelle les « Akademiker » en allemand).

>>>>> consulter l’article Freedom of Speech: is there a problem ?

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