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La rhétorique répulsive du privilège

La rhétorique répulsive du privilège

Michel Messu

Sociologue-Professeur honoraire des universités

Chacun a appris, dès l’école primaire, que la nuit du 4 août 1789 fut celle de l’abolition des privilèges. Depuis lors, on n’a cessé de les voir renaître partout et chacun s’estime plus ou moins, surtout moins, privilégié dans sa vie, son travail, sa position sociale. Mieux, dans la dernière période, sous l’influence d’une doctrine qui se prétend progressiste et sensible aux « droits de l’homme et du citoyen », on se met à pourfendre tous azimuts les « privilèges » de l’homme blanc, de l’Occidental, du « cis-genre » et j’en passe et des meilleures, parmi lesquelles, intersectionnalité oblige, « l’homme blanc, occidental, cis-genre, masculiniste….. »,. D’où nous vient ce prurit du privilège ? Et d’abord, s’agit-il toujours de la même chose ? Le privilège féodal et le privilège de l’homme blanc… sont-ils de même nature ? Tentons de préciser tout cela.

Ce qui fut aboli dans la nuit du 4 au 5 août 1789 était un certain nombre de privilèges reçus par la noblesse et le clergé tout au long de l’histoire et de l’évolution de la société féodale vers le régime monarchique qui prévalait au moment de la Révolution française. Sont abolis, par une série de décrets pris les jours suivants, des privilèges tels la servitude personnelle, la mainmorte, le champart (droit du seigneur de prélever une partie des récoltes), la corvée, le droit exclusif sur les colombiers et la chasse, etc. Certains seront considérés rachetables, comme ceux liés à la terre, ce qui transformera le privilège en droit de propriété privée. Car le privilège était initialement une libéralité du Roi de France, qui seul possédait le privilège sur son royaume, accordée à des représentants de la noblesse ou au clergé. 

Leur principal privilège est de ne pas payer l’impôt, il se complète des droits banaux et des servitudes qui pèsent sur les paysans. Tout un système social, politique, économique s’édifie sur cette base. Certaines villes obtiennent le privilège de ne pas payer certains impôts – elles prennent généralement le nom de Villefranche de ou sur… quelque chose. Les corporations de métier (tanneurs, boulangers, rôtisseurs, etc.) obtiennent au fil du temps le privilège de monopole. La vénalité des charges accentue encore le dispositif des privilèges qui structure toute la société. C’est là la nature même du système féodal : il repose sur les privilèges.

La Révolution française, en abolissant les privilèges la nuit du 4 août 1789, a juridiquement démembré le système féodal, mais favorisé et même institué métaphoriquement un nouveau privilège, celui de l’argent. Celui-ci ne dérive plus d’une libéralité du pouvoir royal qui façonne les liens de sujétion qui structurent l’ensemble de la société, il est d’abord le fruit d’une accumulation, primitive dira Marx, de l’argent sous forme de capital. Lequel, on le sait, va modeler une nouvelle société qu’on nommera bourgeoise, capitaliste ou, aujourd’hui, libérale. Dans celle-ci, l’homme peut devenir libre, s’affranchir des liens personnels de sujétion, il n’en reste pas moins dépendant du quantum de la valeur-argent qu’il possède. Comme le note Simmel dans sa Philosophie de l’argent, c’est en abandonnant le point de vue qualitatif (en l’espèce le lien de sujétion) pour le point de vue quantitatif (la propriété, la richesse) que bien des mutations se seront opérées dans les sociétés. Historiquement parlant, le « privilège » va connaître le même type de mutation.

La sociologie, dans son ambition à comprendre le monde tel qu’il est et non pas tel qu’il devrait être, va méthodiquement chercher à décrire et expliciter les différentes formes ou types de privilèges qui viennent complexifier l’ordonnancement du social et rendre opératoire le privilège métaphorique de l’argent-capital. Simmel, Weber, Elias, mais aussi Durkheim ou Mauss, les débusqueront du côté de la culture dont sont dotés les individus sociaux, de leurs attitudes devant la vie, de leurs croyances, de leurs techniques, etc. On connaît plus volontiers, par sa vulgarisation médiatique le plus souvent idéologisée, la contribution de Pierre Bourdieu à cette entreprise. Ce qu’il appelle l’espace ou le champ symbolique est précisément cette dimension des échanges sociaux à travers laquelle se réalise, et souvent s’incorpore comme il le dit, l’asymétrie des privilèges détenus par les uns et les autres. C’est le thème de la « violence symbolique » que déclinera Bourdieu dans différents domaines en soulignant le fait que les individus sociaux en sont à la fois l’objet et les sujets. Ce qui, « naturalisé », « incorporé », « inconsciemment » intégré sous forme d’habitus, conduit à la domination des uns sur les autres. Le « capital symbolique » (culturel, social, dispositionnel, etc.) dont chacun dispose opérant comme autant de privilèges sociaux relatifs dans la distribution des positions sociales occupées. 

La vulgate bourdieusienne qui submergera, par-delà la discipline sociologique et les sciences sociales, l’univers intellectuel et médiatique, en retiendra que des « dominants » s’imposent à des « dominés » du fait que leurs privilèges symboliques conforteraient leurs privilèges économiques (capital-argent). Ce qui n’est pas tout à fait la thèse de Bourdieu qui admet des incongruences entre les capitaux, et donc des privilèges qu’ils représenteraient. En témoigne son analyse du « Bal des célibataires » en milieu rural béarnais où il note que les fils de « grandes familles » de paysans se trouvent piégés dans le système de privilèges qui était le leur (propriété, notoriété) alors que s’impose un nouveau système de privilèges symboliques (savoir danser, savoir parler aux filles, savoir se présenter, etc.) qui leur fait défaut. Leur stratégie matrimoniale fait chou blanc, ils restent célibataires et leur capital économique va bientôt fondre comme neige au soleil.

On le voit, ce que Bourdieu présente comme un privilège symbolique ne s’accompagne d’aucun statut juridique, n’ouvre sur aucun droit – comme l’était le privilège féodal. Il n’apparaît comme privilège que parce qu’il produit des « effets de domination », c’est-à-dire la réussite ou l’échec stratégique de la mobilisation des capitaux symboliques (culturels, sociaux, etc.) dans un jeu social commandé par une même règle suivie par tous sans même le savoir. C’est la fameuse violence symbolique, le pouvoir de l’illusio, la naturalisation de l’arbitraire social et tout l’arsenal des formules chères à Bourdieu pour dire qu’in fine les privilèges profitent aux privilégiés.

Par-delà la caricature, il faut souligner combien l’approche bourdieusienne du privilège joue sur le registre métaphorique. Le privilège symbolique tend chez lui à être rabattu – quoique selon les processus complexes de l’habitus, de l’autonomie relative des champs, du symbolisme social – sur le privilège royal au principe de l’injustice sociale cible des révolutionnaires de 1789. Le privilège symbolique déborde ainsi sa fonction explicative du jeu social de structuration de la société, pour devenir un enjeu politique et idéologique pour une meilleure société, en tout cas une société souhaitée plus juste. Sempiternelle question de la philosophie morale et politique, bien réelle néanmoins, mais guère décidable par le sociologue, fut-il le plus aigu sur ce qui en provoque l’actualité. 

Le point important, ici, est qu’en retenant un usage métaphorique de la notion de privilège, le sociologue bourdieusien rabat son sens sur celui du langage commun, celui d’un avantage (inné, acquis ou les deux) produisant des effets de distribution inégalitaire, voire celui d’une faveur (mais accordée par qui ?) produisant elle aussi les mêmes effets. Le sens structurel, on peut dire aussi systémique, de la notion de privilège – qui subsiste pourtant en certains domaines de la vie sociale (domaine économique, domaine du droit, etc.) – se voit confondu avec le sens métaphorique et autorise ainsi le glissement vers le sens politique et idéologique qu’il finit par prendre. Couplé à la notion de handicap, son antithétique analytique, le privilège participe du vocabulaire d’une sociologie « critique » à vocation politique, popularisable et d’ailleurs devenue populaire.

Dans la même veine, mais avec peut-être en moins la réussite scientifique, les études dites post-coloniales ou décoloniales vont jouer du même ressort sémantique pour imposer l’idée qu’un « privilège blanc », un « privilège de l’homme blanc occidental », viendrait structurer et les mentalités et les rapports sociaux et politiques de nos actuelles sociétés. On sait comment les initiateurs de ces études (les fameuses Studies anglo-américaines) ont prétendu renouveler l’approche des rapports entre pays coloniaux et pays colonisés du passé en retrouvant leurs traces dans les actuelles anciennes puissances colonisatrices – parfois, mais de façon moins probante, dans les actuels anciens territoires colonisés (la mystique émancipatrice gardant tous ses droits). Leur matrice analytique est celle de l’esclavagisme de la période moderne, singulièrement celui du commerce triangulaire atlantique. La violence inhérente à l’arrachement des populations africaines à leur condition initiale ne reçoit d’autre sens que celui de leur destin final : devenir des esclaves dans les plantations possédées par les colonisateurs arrivés d’Europe au fil du temps. Le schéma est simple, ou plutôt simplifié à l’excès, et s’arrête à l’idée qu’une domination en faveur des blancs européens est administrativement, juridiquement, militairement organisée et imposée tant aux populations autochtones subsistantes qu’aux populations importées.

La mentalité coloniale et l’esprit esclavagiste se voient attachés à l’origine géographique et culturelle des colons, quelles qu’aient été les dissensions idéologiques qui traversaient leurs métropoles d’affiliation et profondément évolutives au cours de leurs histoires singulières. En somme, une manière d’essentialiser le colonialisme en le plaçant dans l’esprit européen et, après extension du côté des Amériques, occidental. Cette façon de découper et de reconstruire l’histoire des civilisations heurtera plus d’un historien attaché à la rigueur de la méthode historiographique, elle les révoltera lorsqu’elle prendra une tournure politique et pénale en briguant le statut d’histoire officielle de l’État 1.

Mais plus encore, pour ce qui nous intéresse ici, cette fable historisante va construire une figure du colon toute empreinte d’idéologie raciste – ce qu’elle a été souvent – et de supériorité civilisationnelle – ce qui n’était qu’un trait d’ethnocentrisme –, à décrypter seulement comme une faute morale inexpiable sur le registre des « droits de l’homme » érigé en critérium ultime d’appréciation des faits de l’histoire. Comme si lesdits « droits de l’homme » étaient une valeur qui de tous temps s’était imposée et n’avait pas été elle-même l’objet d’une élaboration historique, bénéficiant d’ailleurs de l’expérience coloniale des puissance occidentales, comme plus tard elle bénéficiera de l’expérience totalitaire de certaines d’entre elles. 

Toutefois, l’innovation « conceptuelle » des Studies post-coloniales ne tient pas d’abord dans le transport de l’analyse sur le seul plan moral et politique. Elle se fait foncièrement en essentialisant la mentalité du colon et en l’attribuant à l’ensemble du monde occidental dont était issu ledit colon. Une sorte d’habitus colonialiste du monde occidental viendrait expliquer tout cela. Habitus extériorisé par le colon, intériorisé par l’Occidental et, selon cette compréhension déterministe de l’habitus, toujours efficiente quant à la détermination des comportements de l’un comme de l’autre. D’où le racialisme de l’Occidental lorsqu’il se trouve confronté, dans sa métropole, aux représentants des peuples dominés par ses ancêtres, et la racialisation ambiante de ces métropoles aujourd’hui composées de larges fractions de ces peuples. Bref, un invariant spirituel et comportemental, « racialiste », habiterait le métropolitain occidental et le conduirait, parfois inconsciemment, à reproduire vis-à-vis de ses ex-colonisés ses attitudes d’antan : racistes et suprématistes.

Tel est le « privilège blanc », le « privilège de l’Occidental », dont se prévalent les tenants de l’idéologie décolonialiste pour dresser les minorités ex-colonisées opprimées contre leurs « oppresseurs » occidentaux, « blancs » et toujours imbus de leur privilège mental de colonisateur. Le « privilège » ici est pensé à la fois sur le mode métaphorique, comme chez le sociologue bourdieusien, mais aussi sur le mode analogique, comme si, à la manière du privilège féodal, un « pouvoir » l’avait concédé à tout représentant de l’Occident historique, ramené au symbole pigmentaire de sa peau. Ce « pouvoir », tout abstrait, ou plutôt tout éthéré, ne pouvant recevoir d’autre incarnation que celle des formes historiques que prirent le colonialisme des États et l’impérialisme de leurs rapports.

Pour le dire d’une autre manière, le raisonnement de l’idéologue décolonialiste contemporain revient à considérer que : si le pouvoir, du temps d’un Louis XV par exemple, s’est montré coupable d’avoir mené une politique coloniale, en s’appuyant sur des colons racistes et suprématistes, le citoyen français d’aujourd’hui, lorsqu’il peut être tenu pour un autochtone, doit endosser la culpabilité, puisqu’à son insu parfois il reste habité et « travaillé » par un habitus colonialiste. « Naturalisé », tenu pour relevant de l’ordre des choses, celui-ci prend l’allure d’un « privilège » que seule une nouvelle nuit du 4 août menée par les « minorités opprimées » héritières du colonialisme, serait à même d’abolir. Sus donc au privilège de l’homme blanc !

On comprend, ce disant, que toutes les idéologies qui opèrent dans les différents secteurs de notre monde social et qui reprennent, peu ou prou, le schéma justificatif que nous venons de donner, en arrivent à exhiber un « privilège » qui serait la source des malheurs qu’elles dénoncent et entendent éradiquer. Que cela prenne nom de « domination patriarcale », d’ « hétéronormativité », d’ « assignation de sexe à la naissance » et autres formulations percutantes, dans tous les cas un « privilège » gît qui opère comme une clé d’explication et de solution. Une clé qui ferme (et enferme) et qui ouvre (et libère). Le privilège du mâle, celui de l’hétérosexuel, le privilège du médecin et du biologique, sont autant de formules qui en mobilisant la notion de privilège écrasent les appréhensions plus contextualisées, les compréhensions mieux raisonnées, les conclusions plus rationnelles.

Dans le discours du wokisme actuel, des décoloniaux aux transactivistes, la notion de privilège remplit une fonction seulement rhétorique. Sortie de ses contextes d’énonciation et de réception sémantique qui lui permettraient de décrire et de rendre compte d’avantages comparés, d’effets cumulatifs ou de seuil, etc., elle est généralement rabattue sur celles d’injustice, d’abus et autre iniquité. Des valeurs que symbolisait le « privilège féodal » et que la rhétorique du privilège conserve imaginairement. Car, dans notre imaginaire collectif alimenté par les souvenirs scolaires de notre enfance, les privilèges ont pris fin la nuit du 4 août 1789. 

La notion de privilège, omniprésente dans le discours wokiste, relève simplement d’une rhétorique répulsive. 

Auteur

  1. Je fais bien sûr référence aux lois dites mémorielles votées dans les années 2000, dont la loi Taubira du 21 mai 2001 qui autorisera les organisations reconnues dont l’objet est de « défendre la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants » de se porter partie civile en cas d’infraction à ladite loi. Celles-ci s’en saisiront pour porter plainte contre un historien, Olivier Pétré-Grenouilleau, au motif que ce dernier refusait de mettre sur le même plan la traite négrière et la Shoah, la première n’ayant pas l’objectif génocidaire de la seconde. Il faudra qu’un collectif d’historiens de renom s’insurge au nom de la liberté académique de la discipline historique et qu’un président de la République, Jacques Chirac, déclare que « dans la République, il n’y a pas d’histoire officielle », pour que retombe l’affaire. Mais l’esprit du procès intenté perdure (Voir Michel Messu, L’ère de la victimisation, L’Aube, 2018).

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