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La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées (Compte rendu de lecture de l’ouvrage de Lionel MENEY)

La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées (Compte rendu de lecture de l’ouvrage de Lionel MENEY)

L’ouvrage de L.M. est d’un abord facile. Il n’a pas pour prétention de clore le débat, et est clairement destiné à un public de non-spécialistes. Si l’auteur laisse çà et là percer l’agacement qui a pu le pousser à réagir au Tract des L.A., il ne cède pas à la facilité de la polémique et parvient à conserver l’intérêt du lecteur par la cohérence des réponses critiques qu’il apporte.

La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées (Compte rendu de lecture de l’ouvrage de Lionel MENEY)

Compte rendu de lecture : Lionel MENEY, La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées. Éditions Lambert-Lucas, 2024. ISBN : 978-2-35935-445-4

(Linguiste franco-québécois, Lionel Meney (L.M.) a effectué toute sa carrière (1969-2004) à l’Université Laval (Québec). Son enseignement et ses travaux ont porté sur l’étude comparée du français québécois et du français international, ainsi que sur l’idéologie dans les représentations de la langue.)

Dans son dernier ouvrage, La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées, L.M. jette un regard (très) critique sur un opuscule paru en 2023 dans la collection Tracts Gallimard, intitulé Le français va très bien, merci. L’auteur de ce « Tract » est identifié en page de garde sous un  cryptique « les linguistes atterrées » (Les L.A.). Il y a ici une invitation au lecteur branché – tant pis pour les autres ! – à reconnaître dans le procédé typographique de la lettre grisée une variante de l’écriture dite « inclusive ». C’est en se reportant à la fin de l’ouvrage qu’on trouve une liste alphabétique des dix-neuf membres du collectif ainsi désigné, tous, sauf deux, linguistes universitaires. 

Comme le suggère L.M., le nom de ce collectif fait écho au Manifeste d’économistes atterrés, paru en 2011, où s’exprimaient des économistes  opposés à « l’orthodoxie néo-libérale », à la différence près toutefois que, d’indéfini, le déterminant « de » s’est changé en article défini : « les linguistes ». L.M. ne le précise pas, mais il faut sans doute entendre par là que les signataires se conçoivent comme les représentants naturels et reconnus de cette profession au sein d’un ensemble supérieur comprenant tous les « atterrés » de la société, révélant ainsi la conception militante de leur engagement contre des forces sociales jugées oppressives et rétrogrades. À cet égard, les tribunes dénonçant une telle posture, parues dans la presse sous la signature de plusieurs linguistes éminents (cf. Le Figaro 24/05/23 ; Marianne 17/04/23 ; v. aussi Marianne 18/09/20 sur l’écriture inclusive), devraient ébranler l’aplomb avec lequel les auteurs du Tract se posent en messagers de l’ensemble de la profession.

L.M. consacre une part importante de son introduction (pp. 12-15) à rappeler, au moyen de citations, le rôle de chevaliers blancs que se donnent les L.A. (« Nous, linguistes… »), venus défendre « le grand public », « les enfants handicapés par l’orthographe », « les jeunes, les provinciaux, les Belges [sic] », ainsi que des « catégories entières de gens privés de parole par les puristes », au moyen de la linguistique « science ayant recours à des méthodes rigoureuses ». Leurs adversaires ? L’Académie française, les élites parisiennes, les puristes, les « dictionnaires établis à Paris », la norme grammaticale et, surtout, la dictée, qui pénalise l’erreur, stigmatise et traumatise, à laquelle il faut préférer l’exposé de règles linguistiques. Les L.A. se targuent ainsi de mener un « combat «démocratique » pour permettre « à chacune et chacun de se réapproprier sa langue ». 

L’ouvrage de L.M. comprend huit chapitres pour un total de 74 pages, où se trouvent abordés successivement plusieurs des thèmes principaux exposés par les L.A. dans leur Tract : « le français n’est plus ‘la langue de Molière’ », « le français n’appartient pas à la France », « le français n’est pas ‘envahi’ par l’anglais », « le français n’a pas une orthographe parfaite », « l’écriture inclusive n’@bîme pas le français », « le français n’est pas ‘en péril’ face à l’extension du féminin », « linguiste, c’est un métier ». La conclusion est suivie d’une postface de 16 pages, intitulée « Sociolinguistique et idéologie au Québec », et enfin, par une bibliographie et une table des matières. 

L.M. prend soin de citer clairement les passages qu’il discute, de sorte qu’il est aisé de se reporter en parallèle au Tract des L.A. au fil de la lecture. L.M. fait aussi le choix d’étayer l’argumentaire déployé par les L.A. en citant d’autres textes, rédigés par des membres du collectif des L.A. ou développant des thèses analogues. Son analyse critique est elle-même enrichie de nombreuses références et statistiques qui viennent appuyer son propos.

Je ne donnerai ici que quelques exemples des points relevés par L.M. Il revient ainsi (pp. 38-40) sur l’acharnement des L.A. contre l’Académie française, dont les membres seraient doublement disqualifiés du fait que, n’étant pas eux-mêmes linguistes, ils aggravent leur cas en ayant recours aux services de simples agrégés de lettres (comprenez : pas non plus des linguistes…). L’inutilité de l’Académie française serait en outre confirmée par l’absence d’une telle institution dans les pays anglophones. Une affirmation infondée, dit L.M., pour qui « [l]’absence d’académie ne signifie pas l’absence de normes linguistiques, et de pressions pour les faire respecter » (p.40). On songe en effet au rôle majeur joué dans ces pays par les dictionnaires de référence (cf. notamment l’Oxford English Dictionary et le Webster’s American Dictionary of the English Language), ainsi que par les nombreux et incontournables guides du bon usage (cf. le Oxford Style Manual, le Chicago Manual of Style, le MLA Handbook, le Guide to Canadian English Usage, etc.).

L.M. évoque aussi le traitement réservé dans le Tract à l’orthographe du français (pp. 41-49) et le dépit des auteurs que celle-ci représente une « norme sociale », chose qui serait pour eux « tout à fait incongru[e] dans d’autres langues ». Mais c’est ici aussi méconnaître la réalité, dit L.M. (p.43), qui rappelle la tradition bien ancrée des jeux et concours d’orthographe (Spelling bee) dans l’ensemble des pays anglophones, Afrique comprise. L.M. montre par ailleurs que le Tract laisse percer des points de vue divergents parmi ses auteurs, qui tantôt fustigent l’orthographe, instrument de domination sociale, tantôt s’affligent que celle-ci soit en nette régression (p.45). Ceci n’affecte pas pour autant l’entrain avec lequel ils accueillent l’« écriture numérique » (pp.51-56), censée permettre un « écrit libre et spontané », les L.A. étant ainsi convaincus qu’il s’agit là d’une variété de français parmi d’autres, témoignant d’une « très grande richesse » (p. 51). L.M. argumente ici contre ce qu’il appelle « le mythe de la liberté et de la spontanéité », rappelant que toute forme d’écrit « suppose l’existence d’un code partagé par l’émetteur et le récepteur ».

Le cœur de l’ouvrage de L.M. est constitué par le chapitre 7 (pp. 57-84), où l’auteur critique le passage du Tract intitulé « le français n’est pas ‘en péril’ face à l’extension du féminin ».

L’idée force est ici que « pour les noms humains, le genre grammatical tend à être interprété comme genre social » (Tract, p. 49), ce qui invaliderait catégoriquement toute idée que le masculin puisse jouer le rôle d’un neutre grammatical. A l’appui de cette position, le Tract fait explicitement référence au concept de « sexuisemblance », théorisé par le médecin-psychanalyste Edouard Pichon, co-auteur avec Jacques Damourette d’un traité de grammaire française en sept volumes (Des mots à la pensée, 1911-1927). Pour le psychanalyste-grammairien, le mot latin mare, à titre d’exemple, serait passé du neutre au féminin en français, sous la forme du mot mer, car « [l]a mer est d’aspect changeant comme une femme, journalière, d’humeur mobile comme une jolie capricieuse, attirante et dangereuse comme une beauté perfide. Le citadin qui lui consacre ses vacances est amoureux d’elle ; elle est l’amante meurtrière du marin […] » (Des mots à la pensée, t.1, pp.371-372). Si le Tract se garde bien de citer de telles élucubrations, L.M. ne se prive pas, en revanche, d’édifier ses lecteurs (p. 58). Dans ce même chapitre, il aborde également le rôle central de l’assertion des L.A. selon laquelle le neutre n’existerait pas en français, et consacre plusieurs pages à démontrer l’inverse (pp. 59-68), rappelant notamment la thèse communément admise que le neutre français adopte la morphologie du masculin (pp. 62-64).

Sur le sujet conflictuel de l’écriture inclusive, L.M. s’étonne que le Tract n’y consacre qu’une place très réduite (un paragraphe !), et n’explicite pas le choix surprenant d’une typographie originale (le E grisé dans « les linguistes atterrées ») plutôt que le point-médian dont l’usage est prépondérant chez les « inclusivistes ». Il souligne l’embarras des L.A. qui doivent reconnaître que l’écriture inclusive rend la lecture moins fluide (p.68) mais demeurent pour autant persuadés qu’il ne s’agit que d’une question d’accoutumance.

Ces quelques aperçus ne sont qu’une illustration du riche argumentaire que déploie L.M. dans son ouvrage. Il a lu le Tract très attentivement et, fort d’une bonne connaissance des thèmes abordés, parvient sans peine à proposer une convaincante réfutation des thèses qui y sont exposées. 

L’ouvrage de L.M. est d’un abord facile. Il n’a pas pour prétention de clore le débat, et est clairement destiné à un public de non-spécialistes. Si l’auteur laisse çà et là percer l’agacement qui a pu le pousser à réagir au Tract des L.A., il ne cède pas à la facilité de la polémique et parvient à conserver l’intérêt du lecteur par la cohérence des réponses critiques qu’il apporte.

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