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Polanski : les logiques empoisonnées

Polanski : les logiques empoisonnées

Sabine Prokhoris

Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste.

Extrait exclusif du dernier livre de Sabine Prokhoris,
« Qui a peur de Roman Polanski ? »,
Editions du Cherche Midi.

Filigrane : de la falsification

Il y a les sensations et les émotions fondamentales qui vous relient au monde.

Il y a les circonstances d’une destinée, prise dans l’« anonyme rouleau1 » de l’histoire des hommes.

Tout cela s’entrelace. Non pour faire d’une œuvre le déversoir du « misérable petit tas de secrets » (supposé) de son auteur – fantasme de voyeur –, mais, ainsi que l’écrivait Vladimir Nabokov, « imprimant certain filigrane compliqué, dont le dessin absolument unique devient visible lorsqu’on fait luire la lampe de l’art à travers le papier ministre de la vie2 ». Dès lors ce « filigrane » irréductiblement singulier, fruit des hasards de l’existence, donne à lire à tous, dans une intensité renouvelée, des questionnements qui concernent n’importe qui.

Le filigrane ici, que nous donne-t-il à méditer ?

S’il est une chose dont Roman Polanski a eu à faire, sous plusieurs formes, l’expérience funeste, c’est le pouvoir destructeur de la falsification érigée en norme.

Précisons.

Dès ses premières années, le monstrueux mensonge nazi, la stupéfiante puissance de persuasion de l’antisémitisme exterminateur allant de pair avec sa terrifiante entreprise d’assassinat de masse ont fait effraction dans sa jeune existence, comme tant d’autres alors précocement endeuillée. D’improbables hasards et rencontres ont sauvé sa vie. Ses ressources propres dans l’adversité, ont sauvé son esprit.

Alors qu’il est désormais un homme et artiste reconnu, son épouse enceinte est assassinée par les adeptes d’une secte hippie, la tristement célèbre famille Manson. Dès lors, sans rien savoir – et même après que le crime ait été élucidé –, démultipliant en quelque sorte l’imposture sectaire, répandant comme une peste les miasmes de la démence criminelle de la famille Manson, les médias tels des vautours se jetèrent sur Polanski, fabriquèrent sans vergogne toutes sortes de fables dépeignant l’auteur de Rosemary’s baby 3 en personnage maléfique, pour au bout du compte insinuer qu’évidemment, « Sharon devait mourir ». Nous examinerons cela. Cette fois, et pour longtemps, de Polanski se voyait visé par des affabulations monstrueuses, nommément, et non plus dans le flot d’une persécution de masse, même si les relents d’un antisémitisme inavouable – quoique récemment flagrant, et d’obscène façon4 – continuèrent de roder obscurément autour de lui.

Quelques années plus tard, une plainte pour viol fut déposée après une relation sexuelle que Polanski eut avec une jeune fille de presque quatorze ans, Samantha Geimer5 ; infraction reconnue par Polanski. Lors du procès qui s’ensuivit pour relation sexuelle illicite avec une mineure, ainsi que fut requalifié le chef d’accusation en accord avec la partie adverse, procès dans lequel Polanski a plaidé coupable, la forfaiture, d’un juge américain, dealer et junkie de récits médiatiques, ouvrit tout grand les portes d’un monde de faits/de vérités alternatifs. Dans le sillage de cette affaire regrettable, des accusations plus invraisemblables les unes que les autres se mirent à proliférer contre Roman Polanski, de la part de différentes femmes, certaines d’entre elles anonymes recrutées par un site dédié. Pas une de ces allégations ne reposait sur le début de l’ombre d’une preuve, mais la conviction qu’elles entraînèrent dans une frange de plus en plus large de l’opinion publique se forma par l’étrange opération intellectuelle que voici : déduire la réalité effective des viols de la nature « violeuse » de Polanski posée en préalable, démontrée par le « viol » initial de Samantha Geimer – selon la version qui s’est imposée après-coup comme « vérité » officielle quant à cet épisode confus, au mépris autant de la qualification des charges retenues dans cette affaire que des protestations répétées de Samantha Geimer contre l’acharnement envers Polanski et l’instrumentalisation de l’affaire. Une méthode à l’évidence infaillible. Le pommier produit des pommes, et le violeur des viols : CQFD. Inutile par conséquent d’aller chercher plus loin que ce raisonnement circulaire. Se soucier de l’établissement des faits ? Se préoccuper de la réalité et même de la simple vraisemblance ? Pour quoi faire !  A fortiori si « l’éthique féministe », pourvoyeuse d’une « objectivité6 » de substitution détachée des conditions normales de la vérité car assujettie à des « valeurs » supérieures, et en conséquence confectionnée sur mesure pour les besoins de la cause, garantit la véracité d’accusations, qui auront ainsi la puissance de sorts. Efficience qu’activera avec entrain la sphère médiatique.

Cette connaissance soufferte des pouvoirs ravageurs des « vérités » alternatives est sans doute une des sources les plus profondes du cinéma de Polanski. Dans sa facture scrupuleusement exigeante quant aux moyens de la justesse comme dans certaines de ses thématiques récurrentes. L’on comprend qu’il y ait là quelque chose d’essentiel. En ruinant irrémédiablement la distinction du mensonge et de la vérité, un univers de « vérités » alternatives en effet engendre un univers total, sans extériorité : la dystopie intégrale d’une hallucination réalisée qui, tel un trou noir, absorbe et détruit le réel autant que l’imaginaire, de part en part gangrenés. La réalité tout entière devient irrespirable cauchemar, un cauchemar dont il n’est pas possible de se réveiller. Nulle issue.

Or précisément, et de façon très nette chez Polanski, l’œuvre d’imagination – la fiction –, recrée un espace autre, libre de cette malédiction. Non en s’en détournant pour la fuir, mais en l’affrontant, tel Persée piégeant dans son bouclier étincelant le regard effroyable Méduse. Capturer dans le miroir inventif de l’imaginaire le reflet de cette horreur donnera les moyens d’en déjouer le pouvoir mortifère, ainsi retourné contre lui-même. La veine fantastique où excelle Polanski – dans laquelle d’aucuns ont inconsidérément cru déceler la monstruosité du cinéaste, sans voir que c’est la leur qu’ils projetaient alors –, accomplit ce tour de force de façon particulièrement subtile et vive. En jouant délibérément, mais dans le champ de la fiction, avec la frontière poreuse entre l’imaginaire fantasmatique et le monde réel, parfois jusqu’aux abords du point de non-retour pour les personnages d’un film, et jusqu’à la limite du vertige pour le spectateur troublé, en distillant savamment la sensation de chaos pétrifié où monte l’angoisse de claustration dans un univers qui tourne en toupie sur lui-même, mais en donnant de quoi en désamorcer l’emprise – par l’humour notamment, antidote souverain des mystifications en tout genre –, l’œuvre fantastique permet une invincible échappée. Proprement vitale pour Polanski, on le conçoit. Ainsi peut se rouvrir, dans le monde réel cette fois, régénéré par l’oxygène de la fiction, une circulation menacée d’occlusion entre ces deux registres – celui de la réalité, celui de l’imaginaire –, qu’écrase l’un et l’autre et que dénature le cancer absolutiste des « vérités » alternatives, pourvoyeuses de brave news worlds plus sinistrement destructeurs les uns que les autres. Ce n’est pas sans motif que l’autobiographie de Roman Polanski commence ainsi :

Du plus loin que je me souvienne la frontière entre l’imaginaire et le réel a toujours été désespérément brouillée pour moi.

Désespérément. Mais pourtant, seul espoir. « Imagination morte. Imaginez », écrivait Beckett. Alors la frontière à nouveau se dessine, et la joie libre du saute-frontière.

Ce souci de faire renaître et de transmettre le vrai par la puissance indomptée de l’imagination croise chez Polanski une interrogation récurrente sur les figures du destin : hasards salvateurs ou au contraire porteurs de malheur, coïncidences troublantes au sens indécidable, offertes aux risques et périls de l’interprétation, « vertige » secret « qui donne la tentation du malheur7 » pour y précipiter irrésistiblement, versus ressources inépuisables pour contrer ses décrets. À un carrefour, tout comme Œdipe, le père de Tess, paysan pauvre, croise celui qui presque par jeu lui révélera qui il est – un descendant des nobles D’Uberville ; le malheur pour Tess s’ensuivra, d’autant plus absurde que les « parents » fortunés chez qui l’enverra sa famille n’en sont pas – faux D’Uberville, mais authentiques parvenus. Trelkovsky par hasard loue un appartement maudit ; il plongera à corps perdu, touchant, comique aussi dans sa performance finale passionnée, dans le destin terrifiant de la locataire qui l’a précédé. Macbeth tombe dans la lande sur les sorcières de la destinée ; il sera irrésistiblement aspiré par ce dont il n’a en réalité pas réellement compris le sens. À l’inverse, Wladyslaw Spielman – qui n’est pas quant à lui un personnage fictif – devra au bout du compte la vie à la plus improbable des rencontres : un officier allemand, sensible à la musique et à son sort de juif traqué, un homme bon tout simplement, l’aidera secrètement à survivre.

La tension entre ces deux réalités – une indéfectible vitalité sensible et émotionnelle, pierre de touche du vrai, l’épreuve, réitérée pour Polanski, d’une déraison haineuse méthodiquement appliquée à dissoudre le réel, pour que rien ne fasse plus obstacle à ses dévastations – forme un prisme, à travers lequel son regard de créateur travaille et que, de façons variées et plus ou moins directes dans certaines œuvres, souvent de façon hautement burlesque, son cinéma met en abyme. Peut-être est-ce là sa force la plus remarquable, et son apport le plus précieux aujourd’hui : éclairer comme par une lanterne sourde magistralement maniée, sans promesse – fallacieuse – de certitude, la vérité sur l’imposture. Et aiguiser, par son art, notre discernement en la matière.

« Dès qu’une cause détermine tout, il n’y a plus de place pour la fiction (ou l’histoire ou la science), dont le propos n’a rien de commun avec la propagande8 », notait Philip Roth. Plus de place pour la vérité en d’autres termes, quels que soient les chemins par lesquels l’on s’emploiera à en dégager les contours, avec patience, exactitude mais aussi modestie, car nulle vision totalisante n’est à espérer dans ces entreprises – fiction, science, histoire, mais aussi le journalisme véritable –, qui se développent chacune selon des modalités et des méthodes propres.

Combien de crimes, de trahisons abjectes, n’ont-ils pas été commis au saint nom des grandes causes, ajouterons-nous.

Notre enjeu ici : contribuer, dans les pages qui vont suivre, à une réflexion, plus que jamais urgente, sur ce que Salman Rushdie appelle les « langages de vérité », de toutes parts mis en péril par les langages du fake, dont il importe de mettre au jour les logiques empoisonnées.

Auteur

  1. Vladimir Nabokov, Autres rivages, trad. Yvonne Davet, Œuvres romanesques complètes, t.2, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2010, p. 1161.

  2. idem.

  3. Film sorti en 1968.

  4. Voir S. Prokhoris, Le Mirage #MeToo, op.cit

  5. De son nom de jeune fille Samantha Gayley.

  6. La philosophe féministe Sandra Harding a ainsi créé le concept d’« objectivité forte »,  qui signifie que la vérité en elle-même ne se suffit pas, et que les personnes concernées par une lutte seront plus « objectives », pour autant existe une morale supérieure qui détermine leurs prises de position.

  7. Citation extraite du film Tess.

  8. Philip Roth, Pourquoi écrire, « Explications »,trad. Lazare Bitoun, op. cit., p.  534.

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