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Le biais d’omission du quotient familial dans la prétendue inégalité fiscale sexuée

Dans leur ouvrage intitulé Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac abordent dans un encadré ce qu’elles appellent « Un impensé sexiste : la fiscalisation des pensions alimentaires ». Les deux chercheuses déplorent que « la fiscalisation des pensions alimentaires en France ne contribue pas à réduire l’inégalité économique entre les hommes et les femmes à la suite d’une séparation, bien au contraire ! » (Bessière & Gollac, 2020).

Voici comment les deux expertes en sociologie posent le problème : « Les femmes séparées doivent déclarer des pensions au titre de leurs revenus et payer des impôts dessus, alors que les hommes débiteurs les déduisent au contraire de leurs revenus imposables. La raison d’être de cette fiscalité est mystérieuse : pourquoi un père séparé déduirait-il de ses impôts sur les revenus sa contribution à l’entretien (alimentation, logement, autres frais) de ses enfants, alors que ce n’est pas le cas des parents qui vivent avec leurs enfants ? ».

D’emblée, rappelons qu’il ne s’agit que d’un débat concernant les ménages favorisés : en effet les ménages défavorisés sont exonérés d’impôts sur le revenu (environ la moitié des ménages en France).

Les deux auteures ne mentionnent pas l’avantage du quotient familial au profit du parent bénéficiaire de la pension alimentaire (Bessière & Gollac, 2020), ce qui est fort étonnant compte tenu de son importance fiscale !

En effet, le régime fiscal actuel repose sur un principe fiscal égalitaire, en ce sens qu’il confère aux parents un avantage fiscal et un seul, qu’ils soient ensemble ou séparés, qu’ils vivent avec l’enfant ou non (son caractère véritablement égalitaire peut faire l’objet de débat d’autant plus que cela peut dépendre du niveau de revenus).

Quand les parents ne sont pas séparés, ils déclarent leurs revenus en commun et bénéficient donc du quotient familial et il n’y a alors pas de défiscalisation. Dans ce cas, père et mère sont réputés consentir aux dépenses effectuées au profit du ménage alors que ce n’est pas le cas pour la pension alimentaire transférée au foyer du parent résident (la mère séparée dépense la somme perçue comme bon lui semble sans aucune obligation d’information, ce qui justifie de considérer qu’il s’agit bien d’une ressource imposable puisqu’aucun contrôle réel n’est possible quant à l’intérêt supérieur de l’enfant).

En cas de garde alternée « Aucune pension alimentaire n’est déductible en cas de garde alternée car vous bénéficiez d’une majoration du nombre de parts de quotient familial. » (Ministère de l’économie et des finances, 2021), bien qu’on puisse soutenir que le quotient familial au titre de l’enfant étant réduit de moitié, la pension alimentaire pourrait être déductible car portant sur un autre objet. 

En cas de séparation, le parent chez lequel l’enfant ne réside pas habituellement, s’il paie une pension alimentaire, alors le transfert de ressources à l’autre parent peut être déduit de ses revenus : c’est la défiscalisation de la pension alimentaire ! Avant la séparation, la déclaration conjointe de revenus est fiscalement avantageuse pour le conjoint plus aisé par rapport à une situation de séparation. Ceci suscite d’ailleurs des revendications d’individualisation de l’impôt sur le revenu qui serait trop favorable au membre du couple ayant les plus hauts revenus en son sein, c’est-à-dire en général les hommes, décourageant potentiellement la participation au marché du travail du conjoint aux revenus les plus bas autrement dit en général les femmes (Allègre & Périvier, 2017). Après la séparation, le père séparé, plus aisé que la mère, est donc d’ores et déjà pénalisé fiscalement par rapport à une situation antérieure où le couple déclarait conjointement ses revenus.

Si les parents sont séparés, le parent chez lequel réside habituellement l’enfant bénéficie du quotient familial. Ce mécanisme atténuant la progressivité de l’impôt permet de réduire considérablement l’impôt sur le revenu.

Voici une illustration numérique simplifiée avec un exemple chiffré sur la disparité entre avantage comparé du quotient familial et de la défiscalisation de la pension alimentaire versée. ‌

Prenons un couple avec deux enfants qui se sépare, avec la résidence habituelle des enfants fixée chez la mère. Supposons que le père ait des revenus de 60 000 euros annuels soit 5 000 euros par mois. Supposons que la mère ait des revenus de 36 000 euros annuels soit 3 000 euros par mois.
Supposons que la pension alimentaire fixée par jugement s’élève à 500 euros mensuels par enfant, autrement dit 1000 euros mensuels que le père doit à la mère pour l’entretien des deux enfants, après la séparation ou le divorce.

Quels sont les effets fiscaux sur les deux parents, du quotient familial et de la fraction défiscalisée des revenus du père transférée à la mère, pension reçue fiscalisée pour elle ?

Dans cet exemple, après transfert de la pension alimentaire, la mère a des revenus de 4 000 euros mensuels (3 000 euros + 1 000 euros de pension alimentaire reçue) et le père aussi a des revenus de de 4 000 euros mensuels (5 000 euros – 1 000 euros de pension alimentaire versée), soit 48 000 euros de revenus annuels pour chacun des deux parents.

Combien d’impôts (IR) ces parents aux revenus déclarés équivalents (après transfert de pension alimentaire) vont-ils payer ?

Le père seul, avec une seule part dans son foyer fiscal, devra au fisc 6 882 euros par an, soit 573 euros mensuels d’impôts sur le revenu alors que la mère avec deux parts fiscales et demi (2,5 car une demi-part par enfant ainsi que la demi-part pour parent isolé et bien sûr une part pour l’adulte du ménage mais l’avantage fiscal est plafonné) devra 1 940 euros annuels soit 162 euros mensuels. Le père non-résident payera donc 411 euros mensuels d’impôts sur le revenu de plus par rapport à la mère résidente.

En clair, son véritable revenu disponible de 3 427 euros mensuels (4 000 euros – 573 euros d’impôts) sera inférieur à celui de la mère de 3 838 euros mensuels (4 000 euros – 162 euros d’impôts).

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Source : DGFIP, Code général des impôts, Bercy infos ; calculs Cyrille GODONOU

Ainsi donc alors qu’au départ, le père gagnait 5 000 euros par mois, soit nettement davantage que la mère dont les revenus s’élevaient à 3 000 euros mensuels (66% en plus en faveur du père), après l’application du quotient familial, de la défiscalisation de la pension alimentaire versée par le débiteur et de la fiscalisation de la pension alimentaire reçue par la créancière, c’est le père qui a dorénavant des revenus moindres après impôts : il dispose d’un revenu disponible de 3 427 euros par mois contre 3 838 euros mensuels pour la mère, soit 411 euros de moins par mois (11% de moins). La situation s’est donc inversée de façon spectaculaire après redistribution (transfert de pension alimentaire et fiscalité notamment via le le mécanisme du quotient familial).

Or, Gollac et Bessière dans le Genre du capital n’évoque pas le quotient familial en prétendant que les parents non-résidents (en général les pères) sont avantagés par le système socio-fiscal, en pouvant défiscaliser la pension alimentaire alors que les parents résidents (les mères) sont obligés de fiscaliser la pension alimentaire reçue, soit une injustice selon leur argumentation. Cet exemple numérique montre que la présentation de ces deux sociologues militantes est discutable. L’avantage fiscal du quotient familial ne devrait pas être occulté.

A ces avantages fiscaux s’ajoutent des avantages sociaux liés au rattachement de l’enfant au foyer où il réside habituellement. Les aides sociales au profit de l’enfant sont versées en totalité au parent résident : allocation de rentrée scolaire, allocations familiales, cantine subventionnée, avantages tarifaires pour les familles monoparentales, priorité dans l’accès au logement social…

Par ailleurs, plus le père est impliqué dans la vie de ses enfants, en participant à des frais exceptionnels, en les accueillant dans de bonnes conditions lors des droits de visite et d’hébergement, plus ses dépenses à leur profit (sans aucun avantage fiscal) seront élevées représentant une fraction importante des dépenses de la mère résidente surtout pour les frais fixes indépendants du temps effectif passé avec l’enfant comme par exemple au domicile du père non-résident pour l’enfant : prévoir une chambre supplémentaire, un vélo, un ordinateur…

Ainsi, donc le raisonnement de Bessière et Gollac consistant à présenter comme une anomalie le fait que les parents non-résidents bénéficient d’un avantage fiscal après la rupture, la pension alimentaire étant alors déduite de leur revenu imposable, omet qu’ils bénéficiaient de l’avantage fiscal du quotient familial avant la séparation. Or, les deux sociologues ne proposent pas le maintien, ne serait-ce qu’au prorata du temps passé avec l’enfant lors des droits de visite et d’hébergement, du quotient familial pour le parent non-résident (en général les pères séparés). Bessière et Gollac ne soulignent pas non plus l’avantage fiscal conséquent qu’apporte le quotient familial pour les parents résidents séparés (en général les mères). Il est donc à craindre qu’on ait là une nouvelle illustration des biais militants dans la recherche, biais attestés sur les questions de genre (Eagly, 2016) et plus généralement s’agissant des inégalités dans le domaine des politiques identitaires (Jussim, Crawford, Anglin, Stevens, & Duarte, 2016). Hélas, des « universitaires peuvent aussi occulter des conclusions exactes et des informations utiles, ce qui est problématique pour le progrès de la recherche en sciences sociales » (Clark, Honeycutt, & Jussim, 2020). 

Bibliographie

Allègre, G., & Périvier, H. (2017, juillet 7). Le choix d’individualiser son impôt pour les couples. Récupéré sur OFCE: https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2017/pbrief22.pdf

Bessière, C., & Gollac, S. (2020). 5. Une paix des familles à l’ombre du fisc et aux dépens des femmes. Récupéré sur Dans Le genre du capital (2020), pages 167 à 197: https://www.cairn.info/le-genre-du-capital–9782348044380-page-167.htm?contenu=resume

Clark, C., Honeycutt, N., & Jussim, L. (2020, february 10). Replicability and the Psychology of Science. Récupéré sur Questionable Research Practices in Psychology. New York: Springer.: https://view.officeapps.live.com/op/view.aspx?src=https%3A%2F%2Fsites.rutgers.edu%2Flee-jussim%2Fwp-content%2Fuploads%2Fsites%2F135%2F2021%2F02%2FReplicability-and-the-Psychology-of-Science_1.21.20.docx&wdOrigin=BROWSELINK

Eagly, A. (2016, mars). When Passionate Advocates Meet Research on Diversity, Does the Honest Broker Stand a Chance? Consulté le décembre 19, 2019, sur https://www.psychologie.uzh.ch/dam/jcr:94328113-6e62-4545-80a5-9c2ac865c95d/Eagly-2016-Journal_of_Social_Issues.pdf

Jussim, L., Crawford, J. T., Anglin, S. M., Stevens, S. T., & Duarte, J. L. (2016, march 24). Interpretations and methods: Towards a more effectively self-correcting social psychology. Récupéré sur Journal of Experimental Social Psychology 66 (2016) 116–133: https://sites.rutgers.edu/lee-jussim/wp-content/uploads/sites/135/2019/05/Jussimetal2016JESPmethodspaper.pdf

Ministère de l’économie et des finances. (2021, mars 19). Impôt sur le revenu : la déduction des pensions alimentaires. Récupéré sur Bercy infos: https://www.economie.gouv.fr/particuliers/deduction-pensions-alimentaires-impot-revenu

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Cyrille Godonou