[par Éric Guichard]
Le 18 mai, la France accueillait le Soudan afin « d’aider ce pays à réduire sa dette et à retrouver la confiance internationale », nous dit le Monde (cf. les articles du 16 au 18 mai).
À l’heure où se déploie un nouveau militantisme qui dénonce les mentalités et les pratiques coloniales dans notre pays, hélas souvent teinté de catégories simplistes qui associent la qualité ou les défauts d’un être à la pigmentation de sa peau, renouant en cela avec d’antiques préjugés (le Blanc génétiquement raciste remplaçant l’Arabe hier fainéant ou délinquant), à l’heure où nous oublions la variété de l’humanité et donc de nos ancêtres (Arméniens nés au Liban, Coréens, Brésiliennes, etc.), il semble instructif de repérer les réelles formes de colonialisme.
Le Soudan actuel (3 fois la France, mais 2 fois moins d’habitants) est un agrégat de particularismes pouvant se confondre avec des identitarismes et de brassage social rappelant la France de 1950: de l’Éthiopie au Tchad, de l’Inde à la Grèce, en passant par tous les réfugiés des guerres du voisinage, hautement meurtrières.
Le Soudan vient apprendre les bonnes manières des puissants: ne plus accueillir de terroristes quand il a si peu de douaniers, être un « bon élève du FMI » malgré son déficit en financiers et, comme ses pays voisins, acheter des trains à la Chine, des armes et des diplômes à l’Europe, des camions à l’Inde, des ordinateurs (et des diplômes) aux USA, accepter des mosquées de l’Arabie et des comptes Facebook, etc. Joli exemple d’une colonisation en marche. Avec, comme au 19 siècle, une féroce compétition entre les colons.
Il est étrange que la gauche française, traditionnellement socialiste, solidariste et donc universaliste, ne voit pas ce colonialisme et ses liens avec le capitalisme, qu’elle est supposée combattre. Pourquoi préfère-t-elle adopter les arguments qui légitiment dans le champ social, donc politique, la race et la religion? Par électoralisme, par égoïsme confinant au nombrilisme ou par abdication des idéaux de ses électeurs?
Pour reprendre les antiennes de la théorie critique de la race, le Soudan, c’est 50 nuances de noir: du rouge au bleu en passant par le bronze. Et certainement 50 nuances d’esclavagisme (selon les régions, les époques, y compris les plus récentes), 50 nuances de suprémacisme noir et par réaction intelligente, 50 nuances de fraternités entre tous les damnés de ce pays, indépendamment de leur nuance de noir, de leur supposée religion et de leur sexe, face aux diktats des potentats locaux qui n’hésitent pas à prendre en otage leurs propres populations pour se faire une place à Khartoum ou dans les capitales des pays voisins. Entre ces cheffaillons, les échanges suivants ne sont pas surréalistes: “Tu veux réduire mes trafics (de sucre, d’ivoire et de bétail, d’armes) ou tu refuses de me donner 10% de tes bénéfices crapuleux? J’envoie 2 millions de réfugiés dans ton fief! Oui, ils sont de mon ‘ethnie’, et alors? J’en fais ce que j’en veux, non? Ils sont un peu comme mon bétail. Tu rêves de démocratie? Je fais appel à mes amis de Ryad, de Moscou ou de Téhéran pour te faire comprendre que je suis le plus musclé”. Un cauchemar des temps modernes qui illustre assez bien la situation de l’Afrique.
Mais aussi un espoir: depuis peu, le Soudan renoue avec la démocratie, cette expérience politique qu’il connait plus qu’on l’imagine, qui pourrait le faire ressembler à la Tunisie.
Nous pourrions nous entraider, entre Français et Soudanais. Penser ensemble la crise des migrants, comprendre ensemble que le communautarisme favorise tous les spécialistes du marketing, qu’il soit numérique ou religieux (pour mieux cibler ses clients, mieux vaut les agréger en « communautés »), lutter solidairement contre l’arrogance et les exigences démesurées des riches et des rentiers (ceux du pétrole comme ceux des données), rappeler au monde entier que la pureté, la nature et l’identité sont des illusions qui tuent, que nous sommes tous pareils. Et que nos pires ennemis sont les armées et les croyants. C’est un militaire qui a tué Archimède; c’est une foule religieuse en furie qui a tué Hypatie. Peu nous importe qu’elle fût blanche ou noire. elle était certainement blanche en hiver et noire en été. Elle était aussi soudanaise à sa manière: du Nil.
Nous sommes tous pareils. Réapprenons à être solidaires. Renouons avec la gauche de Jaurès, sinon avec l’altruisme vu comme un miroir de soi. Si nous croyons en des révélations, en des dieux fondateurs du monde ou de l’humanité, n’imposons pas ces fois: notre histoire commune nous prouve que de telles exigences tuent. Le colonialisme? Comme le racisme, il est permanent. Et reconnaissons aujourd’hui qu’il touche autant les Français que les Soudanais. Non pas à cause de la technique, mais via certains objets techniques qui accaparent l’idée de modernité: nos téléphones, nos réseaux sociaux capitalistes, nos mitraillettes dernier cri, nos télévisions qui nous disent qui croire et qui adorer.
Mais ne jetons pas les idées d’Hypatie avec l’eau du Nil. Elle pensait la géométrie, elle comprenait que notre grandeur d’humain vient de notre capacité à circuler entre l’actuel (les faits, la matière concrète) et le virtuel (la conceptualisation, les mathématiques, la science). Circulez, il y a tout à voir et à comprendre, disait-elle. Intellectuellement, fraternellement, sororellement, amoureusement.
Françaises et Soudanais, Français et Soudanaises, pensons tous ensemble nos émancipations! Et arrêtons les procès en moralité, en blanchité, en pureté. Ils ne visent qu’à réduire à une seule identité les personnes qui ont un projet politique non conforme aux procureurs: celle de coupable; et quand ces procureurs se transforment en avocats des personnes discriminées, ces dernières n’ont pas d’autre choix que d’endosser l’habit identitaire que leur assigne leurs supposés protecteurs.
Dans tous les cas, ces procès, qui combinent souvent rhétorique des sciences sociales au plus loin du nombre et valorisation de la sensation, de l’instinct (moi, mes souffrances de victime, ma communauté), ont un grand avantage: en attisant la haine entre les colonisés que nous sommes tous, nos procureurs font le jeu des colonisateurs.