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Le théâtre, niche du wokisme élitiste ?

Le théâtre, niche du wokisme élitiste ?

Ne dites pas woke. Dites : intersectionnel. Car comme pour le diable, la plus grande ruse du wokisme c’est de faire croire qu’il n’existe pas ! Il s’agit donc d’une constellation intellectuelle autour d’un centre qui prétend lutter contre les discriminations. Cependant, c’est la nature de celles-ci qui peut surprendre. On se souvient de l’étonnement face aux accusations de racisme portées contre la mise en scène de la pièce d’Eschyle Les Suppliantes. C’était en 2019 – cinq ans déjà ! – et nous étions sans doute nombreux à découvrir des mots nouveaux tels que « blackface »(le fait pour des blancs de se grimer en noir) et « afrophobe », et que nous nous rendions coupables, faute d’une conscience suffisamment « éveillée », de « propagande, colonialiste et raciste » occidentale. Par-dessus le marché, le franglais étant depuis longtemps un sport national, nous apprenions que la pièce était « cancellée », pour ne pas dire annulée.

Sur le site de la ville de Paris

Cinq ans après, de quoi cette annulation fut-elle le nom ? Simple péripétie due à l’intervention d’un groupe ultra-minoritaire, le CRAN, auto-proclamé représentant de tous les Noirs de France ? Réaction d’offuscation indignée face à un spectacle « d’avant-garde » (en fait : se donnant pour objectif la reconstitution d’une représentation dans les conditions de l’époque) comme d’autres ont pu la subir (tels Le dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci  en 1972 ou La dernière tentation du christ de Martin Scorsese en 1988) ? Ou bien plutôt retour d’une censure plus générale qui ne dit pas son nom, signe d’une rupture dans les normes du représentable imposée par une partie du monde de la culture soucieuse d’acquérir pouvoir et visibilité au nom de la « lutte contre les discriminations » ?

Jugeons-en à travers la situation du théâtre d’aujourd’hui.  Et pour ce faire, intéressons-nous à deux catégories de moyens nous donnant accès aux intentions des auteurs (le plus souvent des femmes) quant au contrôle politique et moral des contenus. Par en haut : en écoutant et lisant ce qu’elles disent elles-mêmes du message qu’elles souhaitent transmettre. Par en bas : en examinant certaines programmations jusque dans les villages.

Par en haut donc, observons les pièces et débats organisés au moment du festival d’Avignon. Il y a Marie Ndiaye, qui dénonce la grossophobie, les carrières de femmes ruinées par leurs maris, les abus sexuels subis par les femmes dans leur enfance, et qui va jusqu’à rendre les pères coupables des infanticides commis par leur épouse (La vengeance m’appartient,  Gallimard-Folio) ; Caroline Guiela Nguyen, qui va introduire au théâtre national de Strasbourg « la diversité », dont on peut toutefois supposer qu’elle ne sera pas sociale ; Camille Giry, qui s’est fait une spécialité de débusquer la misogynie là où elle est, c’est-à-dire, en fait… partout. Dans ce concert, le magazine culturel (et désormais woke) Telerama joue sa partition en fléchant les spectacles vers lesquels se diriger. Certes, fera-t-on observer, cette dérive frappe probablement davantage la scène « stand up », très soumise à l’air du temps, que le théâtre lui-même, qui continue à mettre en scène des Classiques. Il n’empêche qu’aujourd’hui, une troupe (« Pleurer dans’douche ») peut se présenter comme « queer et féministe »… mais il est vrai que nous sommes chez nos cousins québécois et non en France.

Retour en France : la ville de Paris se fait promotrice de « 8 pièces féministes », ce qui en soit ne devrait pas être un problème (qui oserait ici plaider contre le combat pour l’égalité des hommes et des femmes ?) – sauf s’il s’agit de mettre en accusation des hommes parce que hommes. Cette crainte se confirme lorsqu’on lit, à propos d’une pièce (Mondial Placard), que « ses collègues masculins sont persuadés d’être victimes de discrimination. Pour dénoncer cette injustice, Laurent, cadre aux dents longues et surtout misogyne fini, décide de se travestir en femme pour goûter enfin aux avantages de la discrimination positive ». Ou encore, dans la pièce Consente-toi : « Elle le sait : celui qu’elle aime est aussi son agresseur. (…) cette plongée dans l’intimité d’un couple qui aborde la question ô combien taboue du viol conjugal. Un récit poignant autour du non-respect du consentement ». La presse des spectacles n’est pas en reste : l’Officiel des spectacles annonce pas moins de 64 pièces féministes à Paris, preuve de l’existence d’un marché de genre. Certes, toutes ne sont probablement pas sexistes, c’est-à-dire misandres, et ne dénoncent pas un « patriarcat » en partie imaginaire ; mais le passage de la lutte pour l’égalité à la dénonciation unilatérale des torts d’un sexe envers l’autre est rendu plus probable par l’air du temps, et trop fréquemment la frontière entre l’un et l’autre est ténue. On a même vu une pièce masochiste, qui « ausculte le patriarcat dans leur propre famille » (Sur France Culture, le Samedi 17 septembre 2022)…

Journal régional « La Manche libre » du 11 juillet 2024

Cependant le féminisme anti-patriarcal n’est pas la seule facette du théâtre woke : il lui faut aussi promouvoir le changement de sexe. C’est à cette tâche que s’est voué Didier Ruiz dans sa pièce sobrement intitulée Trans, produite au Festival d’Avignon, et présentée comme « un spectacle qui libère la parole sur le genre » : « Pourquoi ne pas récupérer cette fille qui est en moi ?» déclare l’auteur. Ou encore la québécoise Marie-Claude D’Aoust, auteur de Fille de Trans, qui explique raconter sa propre histoire… Mais – on ne le dira jamais assez – le wokisme est autophage : la pièce Un tant soit peu de Laurene Marx, destinée à « donner plus de visibilité aux transgenres » et qui devait se jouer en janvier au théâtre 13, a été…. annulée, suite aux pressions de personnes transgenres, au motif que l’actrice n’était pas trans elle-même ! Et ce afin d’« attirer l’attention sur la sous-représentation des personnes trans dans le milieu théâtral ».

Intéressons-nous à présent à « la France d’en bas ». Nous savons que l’idéologie woke est concentrée dans le monde des médias, celui des spectacles et à l’Université, principalement dans les départements de sciences (in)humaines et (a)sociales. Mais cette idéologie ruisselle des grands centres urbains vers les campagnes, notamment depuis l’installation de néo-ruraux désireux d’y importer leur mode de vie et leurs valeurs. Dans le bocage virois nous échappons encore, pour l‘instant, à la « cancellisation », faute sans doute d’une offre diversifiée et d’un public suffisamment nombreux. Dans un village de 650 habitants, un stand up (défini pour la circonstance comme une « conférence gesticulée ») dénonce (par un homme) le patriarcat et tous les défauts des hommes, face à un public à moitié masculin, admiratif pour les uns, désabusé pour les autres. Dans un autre (700 habitants), c’est l’histoire d’une personne qui change de sexe. A Vire même, la présentation du programme de l’année se donne pour objectif « l’abolition du patriarcat » (cf. article de presse de La Manche libre).

On voit là qu’il ne manque qu’une seule chose au wokisme pour être vraiment inclusif : le souci de l’inclusion sociale, qui semble bien la dernière préoccupation des auteurs et des programmeurs. Car comment ne pas voir ce qu’un tel programme a de rédhibitoire pour une population, généralement âgée, qui se déplace encore hors de chez elle pour assister aux manifestations (sorties, repas, expositions, conférences…), souvent peu diplômée et dont le rapport au théâtre se limite aux pièces autrefois étudiées en classe ?

Ainsi le théâtre se révèle pour ce qu’il est vraiment : non pas un théâtre pour « éveiller les conscience » ou « rendre le monde meilleur », mais un théâtre élitiste, conçu pour ceux qui le font et non pour ceux qui devraient le voir.

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