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Les Hijabeuses, un moment décisif

[par Nathalie Heinich]

Nous reprenons ici le texte paru dans L’Express : [Lire la suite sur le site de l’Express]

Anecdotique, cette histoire de footballeuses réclamant le droit à porter le voile en compétition ? Tout au contraire : autant que l’affaire des trois lycéennes voilées de Creil en 1989, elle constitue un moment décisif, surtout en période électorale. 

Les faits

Rappel des faits. La règle 50.2 de la Charte olympique impose la neutralité lors des compositions sportives afin que celles-ci soient protégées des divisions politiques ou religieuses. Pour la même raison la Fédération française de football interdit « tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ». Or, en novembre, un collectif de footballeuses auto-proclamées « hijabeuses », constituées il y a deux ans en « syndicat de footballeuses musulmanes », a saisi le Conseil d’État pour faire abroger cet article. La demande a été rejetée mais elle continue d’être examinée sur le fond. 

Dans la deuxième semaine de février la question est revenue dans l’actualité, avec un amendement proposé par le Sénat qui interdirait le port du voile islamique dans les compétitions sportives : d’où protestations des adeptes de cette tenue – une manifestation des Hijabeuses a même été interdite pour risque de troubles à l’ordre public. Elles ont été soutenues par une tribune de footballeurs de haut niveau publiée le 9 février par Libération, ainsi que, paradoxalement, par la Ligue des droits de l’homme. 

On attend le vote des députés.

Un clivage majeur

L’importance politique de l’affaire se mesure à son pouvoir de clivage, non seulement entre sensibilités politiques mais à l’intérieur même des partis, et notamment au sein de la majorité présidentielle. Ainsi, le 10 février, la ministre déléguée à l’égalité hommes-femmes, Elisabeth Moreno, a estimé sur un plateau de télévision que les femmes « ont le droit de porter un voile islamique pour jouer ». Aussitôt après Gabriel Attal a déclaré que le Gouvernement ne partageait pas cette position, et le 15 février Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la citoyenneté, s’est également inscrite en faux contre les propos de sa consœur. Certains députés LREM ont eux aussi contredit Elisabeth Moreno en invoquant la nécessité de lutter contre les discriminations sexistes opérées et symbolisées par le voile. Ils ont été appuyés par divers collectifs laïques, notamment le Comité Laïcité République (https://www.laicite-republique.org/la-neutralite-religieuse-sur-les-terrains-de-foot-protege-rassemble-et-unit-clr.html) et l’association Unité laïque (https://unitelaique.org/index.php/2022/02/12/resistons-aux-exigences-islamistes-non-madame-la-ministre-le-port-de-signes-religieux-dans-une-enceinte-sportive-nest-pas-neutre/), qui ont publié des communiqués en ce sens les 11 et 12 février.

Le clivage s’est joué également à l’intérieur même du mouvement féministe : tandis qu’Alice Coffin, élue écologiste parisienne, appuyait les revendications des Hijabeuses, la Ligue du droit international des femmes (fondée par Simone de Beauvoir) protestait contre cette banalisation par le voile d’une forme d’« apartheid sexuel », et traitait même les Hijabeuses de « pleurnicheuses ». Au sein même du quotidien Libération les positions sont contrastées, puisque le journaliste Luc Le Vaillant, dans une chronique publiée le 14 février, affirmait que dans ce combat ce sont les défenseurs du voile qui sont de droite et ses contempteurs, les universalistes, qui incarnent la gauche…

Une question profondément politique

D’aussi profonds clivages sont rares dans notre pays. Ils signalent à l’évidence un problème de fond, que les politiques feraient bien de prendre au sérieux. 

L’affaire en effet ressemble par bien des points à celle du foulard des lycéennes de Creil en 1989, dont nous comprenons rétrospectivement qu’elle a provoqué une faille profonde au sein de la gauche, entre ceux qui soutenaient le port du voile au nom des libertés individuelles et du « soutien aux musulmans stigmatisés », et ceux qui souhaitaient l’interdire au nom de la liberté de conscience, au nom de la liberté des musulmanes à se soustraire aux pressions communautaires, et au nom de l’égalité entre hommes et femmes dont le voile islamique représente l’antithèse. Ces derniers l’ont finalement emporté en obtenant en 2004 le vote de la loi interdisant le port de signes religieux à l’école. C’est donc ce combat qui se rejoue aujourd’hui, non plus à l’école mais sur les terrains de sport.

Toutefois l’affaire n’est pas qu’une réplique de celle de Creil, car bien des choses ont changé depuis. Tout d’abord, nous avons à présent l’expérience des effets d’une législation contraignante : contrairement aux prédictions catastrophistes des pro-voile, la loi n’a pas provoqué la déscolarisation massive des jeunes musulmanes – une poignée d’entre elles tout au plus ont dû suivre l’enseignement à distance. Prenons-en de la graine et ne tendons pas une oreille complaisante à ceux qui aujourd’hui prédisent la désertification des terrains de foot par les jeunes filles (lesquelles ont toujours la possibilité d’ôter leur voile en compétition, comme elles le font en entrant dans un établissement scolaire).  

Par ailleurs, depuis une génération la question des signes extérieurs d’appartenance à la religion musulmane a pris toute sa signification politique avec la spectaculaire montée en puissance des courants fondamentalistes de l’islam, du salafisme et des Frères musulmans, dont les spécialistes connaissent bien le travail d’entrisme destiné à imposer – aux musulmans plus encore qu’aux non-musulmans – une version politique de leur religion, dont les lois devraient selon eux l’emporter sur celles de la République. Il n’est que d’écouter les mises en garde des victimes de l’islamisme, tel l’écrivain algérien Kamel Daoud, pour comprendre à quel point la résistance s’impose. 

Pour ne pas voir cela aujourd’hui, il faut soit l’aveuglement des idéologues, soit la naïveté de ceux qui se laissent effrayer par le chantage à l’islamophobie, soit la duplicité de ceux qui flirtent avec l’islamisme pour s’assurer un supplément d’électorat. Le voile sur les yeux vient couvrir, à tous les sens du terme, le voile sur les cheveux : aux cris des footballeuses qui réclament de pouvoir voiler leur chevelure répond en miroir l’acquiescement de ceux qui préfèrent se voiler la face pour ne pas voir le problème.

Un enjeu européen

Le problème ? Nous le connaissons bien pourtant : le port du voile islamique peut bien, au niveau individuel, être revendiqué comme une affirmation de la liberté des femmes à afficher leur religion et à se vêtir comme bon leur semble ; il n’en reste pas moins qu’il met en cause la liberté des musulmanes de ne pas se voiler. Il exerce en effet, au niveau collectif, une normalisation de l’espace public, où les femmes non voilées deviennent les cibles d’un traitement stigmatisant : elles seraient forcément « impudiques », donc livrées aux agressions (oculaires, verbales voire physiques) de ceux pour qui une chevelure visible ne peut être qu’une incitation à la luxure. Par ailleurs le voile est aussi le symbole d’une conception inégalitaire de la relation entre hommes et femmes, qui nous fait régresser de plusieurs siècles. Enfin il instaure une dissociation visible entre ceux pour qui la religion doit faire l’objet d’une propagande, et ceux qui respectent la tradition française de discrétion dans l’affichage des signes d’appartenance religieuse, gage d’unité dans une même citoyenneté.

C’est pourquoi ce serait une honte pour la France, pays des droits de l’homme, si elle en venait à céder au chantage à la soi-disant « islamophobie » dont sont coutumiers les propagandistes ou idiots utiles de l’islamisme et de son programme politique. Ce serait une honte pour la France si elle se faisait la complice de ceux qui tentent d’imposer dans l’espace public des pratiques qui sont à la fois contraires à la liberté de conscience et à la liberté de se soustraire aux pressions communautaires (libertés que des femmes, dans d’autres pays, payent parfois de leur vie), contraires à l’égalité hommes-femmes, et contraires à la fraternité, qui exige de mettre en avant ce qui nous rassemble au détriment de ce qui nous sépare. 

Et ne croyons pas que cette question ne concerne que la France : il s’agit au contraire d’un enjeu mondial, tant l’islamisme a poussé ses ramifications dans maints pays occidentaux. Mais elle concerne avant tout notre pays car celui-ci, de par sa tradition républicaine, est aux avant-postes du combat universaliste consistant à n’accorder de droits qu’aux individus en tant que citoyens mais non pas en tant que membres de communautés, quelles qu’elles soient. Ce qui se joue donc sur ce terrain de football piégé, c’est le combat entre le modèle multi-culturaliste, très présent dans le monde anglo-saxon, et le modèle universaliste dont la France est le fer-de-lance – ce que savent bien d’ailleurs les islamistes, qui ont fait de notre pays la cible privilégiée de leurs manœuvres et de leurs attentats. C’est dire que le coup qui se joue ici est un coup historique. 

Un peu de politique politicienne

Et pour ceux que ces grands principes ne suffiraient pas à convaincre, concluons par quelques réflexions tactiques à l’adresse des partis en présence lors des prochaines élections.

Je fais partie des nombreux (quoique pas toujours audibles) partisans d’une gauche républicaine, universaliste et laïque, qui ont pris conscience du danger islamiste et tentent de persuader leurs concitoyens – de toutes tendances mais surtout de gauche car la cécité y est plus développée – que ce combat nous concerne tous et doit tous nous mobiliser, y compris les musulmans qui sont victimes du fondamentalisme.

Or nous, universalistes laïques, venons d’être trahis dans cette affaire par Yannick Jadot, qui a fait un pas supplémentaire dans le naufrage de la gauche en déclarant le 15 février qu’il faut « laisser les musulmans tranquilles » et accepter le port du voile sur les terrains de foot (ignorant probablement que les pays musulmans autorisant le voile dans les manifestations sportives sont minoritaires). Il a même opposé de façon honteuse les « islamistes » aux « anti-musulmans » – comme si les anti-islamistes étaient hostiles aux musulmans. On retrouve là le mantra du « pas d’amalgame » qui depuis des années sert de prétexte à la gauche radicale pour ne pas condamner l’islamisme, et pour se garder, par exemple, de prononcer le mot « islamiste » à propos de l’assassinat de Samuel Paty. Forte de ma vieille sensibilité écologique j’ai voté à la primaire écologiste pour que Jadot l’emporte sur Sandrine Rousseau. Mais je sais désormais que je ne voterai pas pour lui aux prochaines élections présidentielles. Et je suis persuadée que je ne serai pas la seule dans ce cas.

Les députés de La République en marche feront-ils la même erreur que le candidat écologiste ? En emboîtant le pas de la gauche radicale dans l’autorisation du hijab sur les stades, ils ne gagneraient probablement pas une seule voix, tant les électeurs de cette tendance s’acharnent à diaboliser Macron. En revanche ils perdraient à coup sûr les voix des universalistes républicains, qui peinent actuellement à trouver un espace politique correspondant à leurs convictions – ce dont témoigne d’ailleurs la percée de Fabien Roussel, seul candidat de gauche à tenir sur ces questions un discours fermement républicain. Cet espace, la majorité présidentielle peut le leur offrir, en optant aujourd’hui pour la voie de l’universalisme, la voie de la laïcité, qui est aussi la voie de la raison si l’on observe les effets positifs de la loi de 2004. 

Et donc, mesdames et messieurs les députés LaREM, soyez tactiquement intelligents même si vous n’êtes pas tout à fait convaincus : soyez cohérents avec la belle fermeté dont vous avez fait preuve en janvier contre les affiches pro-hijab du Conseil de l’Europe, et maintenez l’interdiction du voile islamique dans les compétitions sportives !

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue