Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Face aux spectres de l’irrationnel, nous sommes toujours les avocats des morts

Face aux spectres de l’irrationnel, nous sommes toujours les avocats des morts

Xavier-Laurent Salvador

Linguiste, Président du LAIC
Nous sommes les avocats des morts, non pas parce que nous entendons leurs voix, mais parce que nous refusons d’assujettir le savoir à des illusions séduisantes. La science ne peut être un terrain d’expériences "exceptionnelles" ; elle est, avant tout, un espace d’exigence intellectuelle.

Face aux spectres de l’irrationnel, nous sommes toujours les avocats des morts

Dans le tumulte des évolutions épistémologiques qui traversent l’Université contemporaine, certaines démarches ébranlent profondément les fondements de ce que nous appelons encore science. Un récent appel à communication, diffusé par des collègues d’universités françaises, illustre cette dérive. Il propose d’explorer « les voix des mort·es, des esprits et des entités » en mobilisant des outils de l’imaginaire — arts, performance contemporaine, psychogénéalogie, littérature et spiritisme — tout en les ancrant dans une prétendue démarche scientifique. Cette tentative d’hybridation entre la rationalité de la science et l’émotionnel de la fiction constitue, à mes yeux, une voie dangereuse qui met en péril l’essence même du savoir universitaire.

Voici d’ailleurs comment l’appel est tourné:

Entendre et faire parler d’autres voix (mort·es, aïeu·les, esprits, fantômes et autres entités) relève d’une expérience dite « exceptionnelle » aux multiples interprétations, au centre de recherches scientifiques et artistiques variées, de la psychogénéalogie à la performance contemporaine en passant par la psychopathologie clinique, la littérature et l’étude du spiritisme. Ces phénomènes dits anomaux révèlent pourtant des éléments fondamentaux dans la construction de notre rapport au monde et à nos morts, sur une dimension individuelle et collective. Si les acteur·trices scientifiques s’entendent sur la prévalence des expériences exceptionnelles, celles-ci demeurent néanmoins peu comprises par le grand public et marginalisées en dehors de la clinique psychopathologique. La meilleure compréhension de leurs modalités d’apparition et de fonctionnement apparaît comme un défi contemporain face auquel la collaboration arts et sciences ouvre de nouvelles perspectives, notamment sur le plan de la représentation et de la médiation de ces expériences auprès du public.

S’il s’agissait d’un programme d’étude des représentations associées à la communication avec les morts, alors il aurait toute sa place à l’université, au titre de l’analyse littéraire, de l’anthropologie des croyances, de la sociologie des représentations : la magie, en tant que Techné est un objet d’étude. Mais en aucun une forme d’épistémologie ! On se souvient de l’affaire de la thèse d’Élisabeth Teissier et du procès en charlatanisme qui en avait découlé. C’est peu dire, en lisant ce texte, qu’elle était prémonitoire de l’évolution de nos études1.  

L’Université repose sur un contrat tacite, mais solide : celui de soumettre le réel à des cadres méthodologiques éprouvés, capables de distinguer entre une hypothèse fondée et une croyance. Cela ne signifie pas que les sciences humaines, ou même les sciences dites « dures », soient exemptes d’imaginaire. Toute démarche scientifique implique une part d’intuition, de projection, de créativité. Mais, ces éléments servent d’amorce à une entreprise critique et rationnelle qui, par sa structure, neutralise l’irrationnel pour s’approcher de la vérité.

Or, ce que nous voyons aujourd’hui, c’est une tentative de faire basculer ce fragile équilibre. Les approches qui mettent en avant la médiumnité, ou ce qu’elles appellent pudiquement les « expériences exceptionnelles », n’utilisent plus les outils de l’imaginaire pour alimenter un savoir rationnel. Au contraire, elles érigent l’imaginaire en système autonome, voire en nouvelle autorité épistémologique. Par un étrange retournement, ce qui relevait autrefois de la littérature ou de l’expression artistique devient un fait scientifique, traité avec le même sérieux que l’analyse de données quantitatives ou qualitatives.

Face à cette dérive, il est crucial de rappeler le rôle central de la littérature dans l’analyse et l’interprétation des discours attribués aux morts. Comme je l’écrivais dans un précédent texte, être littéraire, c’est défendre l’absolue nécessité du respect de l’incertitude. Les morts, par définition, sont absents. Ils ne peuvent pas intervenir pour clarifier ou trancher les débats qu’on leur attribue. Leur silence, s’il nous incite à imaginer ou interpréter, impose aussi une éthique : celle d’admettre que toute position que nous leur prêtons est une construction, un possible parmi d’autres.

En ce sens, la science de la littérature a une mission spécifique : elle ne cherche pas à entendre les morts ou à transcrire des voix imaginaires en vérités factuelles, mais à ouvrir l’éventail des possibles, à explorer les zones d’incertitude qui sont le cœur même de l’expérience humaine. Faire parler les morts de manière univoque, c’est non seulement franchir la frontière entre le rationnel et l’irrationnel, mais c’est surtout trahir la mission littéraire, qui ne prétend jamais réduire le silence à une vérité mais le considère comme un espace d’interprétation.

Or, imputer aux morts un discours ou une intention par le biais de pratiques pseudo-scientifiques, c’est usurper leur silence pour le transformer en argument. C’est figer l’imaginaire en un dogme, là où la littérature enseigne à accepter que nous ne savons pas. C’est aussi risquer de confondre ce qui relève de l’art — une mise en scène possible du passé ou de l’invisible — avec ce qui constitue un savoir fondé sur des méthodes éprouvées.

Cette confusion des genres ouvre la porte à l’irrationnel dans les enceintes de l’Université. Pire encore, elle risque de légitimer des pratiques qui se revendiquent comme des savoirs alternatifs. Si l’on considère qu’« entendre des voix » est une expérience valide parce qu’elle révèle des « éléments fondamentaux dans notre rapport au monde et à nos morts », où s’arrête-t-on ? Va-t-on bientôt reconnaître la médiumnité comme une compétence professionnelle ? Enseigner l’interprétation des messages d’entités comme on enseigne aujourd’hui la psychologie cognitive ou la sociologie critique ? L’idée paraît risible, mais l’Histoire regorge d’exemples où le relativisme épistémologique a ouvert la voie à des dérives bien réelles.

Face à cela, nous avons une responsabilité. Nous devons réaffirmer que la science, dans ses multiples déclinaisons, repose sur une tension critique qui l’oblige à rendre des comptes au réel. Cela ne signifie pas l’éradication de l’imaginaire, mais sa domestication par des cadres rationnels. Nous sommes les avocats des morts, non pas parce que nous entendons leurs voix, mais parce que nous refusons d’assujettir le savoir à des illusions séduisantes. La science ne peut pas être un terrain d’expériences « exceptionnelles » ; elle est, avant tout, un espace d’exigence intellectuelle.

Il serait peut-être temps, au-delà du travail de veille de notre Observatoire, que le CNU et l’Institution se saisissent de ces dérives…

Auteur

  1. On lira avec profit une analyse de cette thèse après la soutenance, un vrai bijou d’esprit critique.

Ce qu'il vous reste à lire
0 %

Peut-être devriez-vous vous abonner ?

Sinon, ce n’est pas grave ! Vous pouvez fermer cette fenêtre et continuer votre lecture.

    S'enregistrer: