[par Xavier-Laurent Salvador]
La carrière d’un chercheur, en LSHS comme dans n’importe quelle discipline, dépend de ses publications. Pourquoi ? Parce que les jurys qui l’élisent sur des postes, pour des promotions ou des financements le jugent sur sa production: en quantité, et en qualité. La quantité est un critère objectif, mais qui n’est pas sans contradictions : comment évaluer un brevet pour un logiciel, un livre de vulgarisation, un article dans un média de masse ? Quant à la qualité, elle implique des critères objectifs. Or aujourd’hui qu’ont en commun des publications en « gender studies », en « race studies », en « psychologie » et en « littérature médiévale » ou en « philologie romane » ?
En effet, si la rigueur des revues était autrefois fondée sur la constitution de comités d’évaluation réunissant les meilleurs chercheurs d’une discipline, ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est lié à trois phénomènes simples: la démultiplication du nombre de supports rend le nombre d’évaluateurs ingérable; la démultiplication des disciplines ouvre la porte à de multiples publications; enfin, la logique d’incitation des chercheurs vers le quantitatif pousse à diluer l’innovation.
En réalité, la carrière des chercheurs est guidée par ce qu’on appelle le Publish or Perish, une logique d’évaluation de la Recherche qui consiste à multiplier les publications. On évalue en fait la quantité produite; la qualité est censée être l’affaire des comités scientifiques des revues qui valident ou non la scientificité du propos et son caractère innovant. Antoine Petit (le PDG du CNRS qui s’est fait connaître pour ses préfaces des ouvrages de Pascal Blanchard) dans une tribune du 18 décembre 2019 parue dans le Monde avait eu une phrase épouvantable : « « Il faut une loi […] vertueuse et darwinienne […] qui mobilise les énergies ». Les chercheurs sont invités ainsi à s’entretuer pour que les meilleurs surnagent. Un chercheur stratège a donc tout intérêt à publier dix fois une même analyse sur plusieurs années: c’est plus rentable pour sa carrière.
Ce principe pourrait être efficace dans un écosystème administré où les supports de publication, les revues, seraient identiques pour le monde entier, et harmonisées – c’est-à-dire classées par niveau d’exigence depuis les meilleures jusqu’à l’autopublication. Or en France notamment, ce n’est pas le cas puisqu’en LSHS notamment les supports de revue ne sont ni évalués, ni même répertoriés et encore moins classés par degré de qualité. Pour contourner le système et sa violence, la solution a donc consisté à multiplier les supports de publication sous la pression d’une offre anarchique.
La balkanisation des revues et des éditeurs scientifiques se fait alors à peu de frais. Le fait s’impose de plus en plus y compris dans la communauté des chercheurs que la visibilité, qui est source de légitimité, s’acquière avant tout à travers les réseaux numériques. Et les institutions en même temps qu’elles critiquent Wikipedia n’ont de cesse que de démultiplier des initiatives qui voudraient concurrencer l’encyclopédisme numérique par la publication de portails internet de la science. Tous les chercheurs sont ainsi invités à « déposer » (en réalité: « publier ») leurs « travaux » – quelle que soit leur qualité – sur le portail HALSHS contournant ainsi les principes de l’évaluation par les pairs et la logique éditoriale des revues. Or un chercheur qui ne ferait pas cette démarche serait éliminé de tous les circuits de financements en France et en Europe.
Le cas des revues scientifique survivantes est donc intéressant. Elles ne sont pas évaluées par rapport à leurs concurrents internationaux et ne rendent de compte à personne d’autre que leur imprimeur. Le comité scientifique est l’acteur principal de « l’évaluation en double aveugle par les pairs »: il est censé distribuer des articles pour relecture, puis transmettre à l’auteur les corrections en vue de l’édition si le texte est accepté ou justifier le refus de l’article soumis. En réalité, à l’heure où il est devenu très facile grâce au numérique, de créer des revues scientifiques avec comités de lecture: les revues sont devenues les vitrines de groupes d’études, et le mode de sélection est au mieux celui du cercle académique, au pire celui du clan. Ainsi, n’importe quel chercheur qui décide de s’auto-proclamer « tête de pont de l’innovation dans le domaine X » peut créer une revue scientifique, y associer quatre amis, enclencher pour sa clique un processus de production éditoriale apparentée au blog et, jouissant de l’aura académique, alimenter et son CV et le nombre des publications dans le domaine. Cette prolifération de revues très ciblées et locales, donc sans véritable expertise, est l’une des conséquences délétères de la prolifération des studies. La spécialisation par objets tue toute possibilité d’évaluation véritable basée sur la controverse puisqu’on délégitime toute critique en la déclarant « hors champ ». Cette mécanique mortifère tue définitivement le débat: n’importe quel « champ disciplinaire » a sa revue qui publie selon une ligne idéologique forte; les champs académiques sont tous mis sur un pied d’égalité (la Linguistique française ne compte pas plus que les « porn studies ») et en fin de compte, on ne publie plus en croisé, mais en parallèle dans des univers qui s’affrontent dans la presse, dans les couloirs mais jamais dans les anciens lieux de science.
À ce mécanisme commun à toutes les disciplines s’ajoute en LSHS une spécificité: l’importance de la publication d’ouvrages prime sur la publication d’articles. Or il n’existe pas de système de hiérarchisation formalisée des collections de livres en SHS : tout repose sur le prestige des collections. Or l’édition scientifique aujourd’hui a introduit une pratique répandue qui consiste à rendre le service d’édition payant. Cette mécanique d’autoédition contrevient par définition au principe de la sélection par la qualité scientifique, l’expertise devenant secondaire par rapport à l’apport financier. En effet, en SHS la publication d’un livre se fait de plus en plus selon le modèle de l’autoédition financée par l’Université. Très concrètement, pour éditer un livre, un chercheur mobilise un financement sur ses crédits de recherches (2500 €), paie l’éditeur qui alimente ainsi une collection dirigée par un collègue qui donne son feu vert. Puis on fabrique une centaine d’exemplaires qui sont aussitôt rachetés par les Universités elles-mêmes qui sont avec leur bibliothèque le cercle de diffusion privilégié. Une fois la centaine écoulée, l’ouvrage est archivé, et surtout comptabilisé par le chercheur comme une publication de rang A. Le cercle de diffusion des Presses Universitaires étant régional, un même sujet peut faire l’objet de publications contradictoires ou concurrentes chez deux Presses régionales sans qu’il n’y ait jamais interférence, puisqu’il n’y pas de politique d’orientation ou d’évaluation des livres (si ce n’est la vengeance ou la promotion de réseaux internes).
A cela s’ajoute enfin un paradoxe mortifère: la publication est un gigantesque enjeu financier … qui ne rapporte rien ni au chercheur, ni à l’Institution, ni à l’expert sans qui rien ne fonctionnerait. De la même façon que l’obtention d’un financement de 200 millions n’a absolument aucune espèce d’influence sur la rémunération du chercheur, la publication d’articles frénétique pendant 20 ans n’apporte au chercheurs que la satisfaction d’avoir rempli les cases de l’évaluation nationale.
Pensez donc que quand un chercheur publie, non seulement il paie pour le faire; non seulement il abdique l’usufruit de son travail mais en plus, il doit payer un abonnement pour que ses étudiants y aient accès. Rappelons quand même que la loi pour une République Numérique du 28 septembre 2016 instaure que: « l’auteur dispose, même après avoir accordé des droits exclusifs à un éditeur, du droit de mettre à disposition gratuitement […] la version finale de son manuscrit acceptée pour publication » [source: https://www.ccsd.cnrs.fr/2016/10/vos-depots-dans-hal-ce-qui-change-avec-la-loi-pour-une-republique-numerique/]. Il a donc fallu que la loi rappelle que l’auteur scientifique est propriétaire de sa recherche ? Et cela semble normal. C’est une logique malsaine, qui décentre le poids de la recherche du laboratoire à l’imprimeur. Elle aboutit à des drames comme le suicide d’Aaron Swartz et à la création de circuits de contournement institutionnels.
Dans cette logique du « tout se vaut, tout se compte dans un CV », l’évaluation en double-aveugle par les pairs est une vieille lune qui n’est active que dans le cas assez récurrent des règlements de comptes entre écoles. Ainsi, lorsqu’encore récemment nous avons participé à l’établissement d’un numéro de revue pour le compte d’une revue grammaticale entièrement consacrée à l’écriture inclusive, le comité d’évaluation a été activé dans un exercice rhétorique funambule: d’un côté, chaque article était jugé recevable individuellement dans des numéros non thématiques; mais le numéro global était refusé au titre de sa « qualité ». La réalité était plus simple: le comité avait peur, politiquement, d’être associé à la critique de l’écriture inclusive. La pratique d’exclusion, la construction des lignes idéologiques se fait aujourd’hui dans ce paysage sans contrôle. Il n’existe plus de politique d’harmonisation de la recherche planifiée: seules comptent les incitations financières des budgets européens, et chaque chercheur – on ne peut pas leur en vouloir – fait de son mieux pour survivre dans cet écosystème darwinien épouvantable.