par Édith FUCHS
Pour les générations qui ont précédé la jeunesse présente, et parmi ces générations antérieures, ceux qui n’ont pas oublié ce que furent et le nazisme et le gouvernement de Vichy en matière de racisme d’État, il y a quelque chose de sidérant à voir de nouveau accorder droit de cité aux vocables de race : raciste, fasciste, totalitaire sont jetés à la figure comme autant d’anathèmes destinés à disqualifier en infamies la République, la laïcité et ceux qui les soutiennent, comme si la laïcité française était le symbole de la discrimination, de la ségrégation et la République française une horrible dictature.
Plût au ciel que, sous Vichy, les résistants et les individus « d’origine étrangère » comme on disait, se soient trouvés sous des cieux tels que les nôtres désormais en France, car il n’y aurait eu ni déportés, ni fusillés.
Comme on ne peut accuser de racisme à tout bout de champ sans croire aux races, il serait utile de s’arrêter sur ce vocable et de chercher à cerner de quoi parle-t-on au juste quand on parle de race.
Or, on ne peut nier que le régime hitlérien fut grand maître en matière de discrimination, exaction, spoliation, déportation et extermination raciale, de sorte que les définitions et visions de la race auxquelles se sont livrés à la fois les propagandistes et les universitaires nazis devraient éclairer surtout ceux qui, désormais, cherchent à élaborer et diriger des recherches consacrées à « la race ». A cet égard il est très instructif de revenir au travail que Max Weinreich consacra aux écrits d’universitaires sous le nazisme, traduit en français sous le titre : Hitler et les professeurs (Les Belles lettres, 2013).
Quelques citations prises à divers auteurs suffiront ici à jeter quelque lumière sur une notion obscure. Oswald Spengler lui-même soulignait « l’énorme difficulté à approfondir la nature de la race » et c’est le même qui déclarait que « la race est quelque chose de cosmique et de psychique » (Déclin de l’Occident,traduction Tazerout, Gallimard, 1976, Vol. II, p. 116 et 104). Le « cosmique » étant un thème majeur dans Le déclin de l’Occident, on conçoit l’obscure grandeur de la notion de race à laquelle, en dépit ou à cause de cette obscurité, Spengler accorde un rôle majeur dans sa Morphologie de l’histoire universelle.
Autre vue, faussement claire cette fois, celle de ladite « science raciale » :
« Le concept de race, à travers le développement moderne de la génétique, de la biologie et de l’anthropologie a pris une forme solide et bien définie. Les caractéristiques physiques et psychologiques des groupes humains consistent en une disposition (in der Anlage) de nature héréditaire. Une race est formée d’un groupe de gens qui, par la possession commune de dispositions héréditaires, physiques aussi bien que psycho-mentales, diffère des autres groupes humains » (Weinreich, op. cit., Conférence de Francfort 1941. Dr Walter Gross, p. 155).
Alfred Rosenberg, « l’apôtre du racisme » comme le nomme Max Weinreich, déclare en prenant la tête d’une « Fondation Rosenberg » (chargée de distribuer 10000 marks annuels à de jeunes universitaires) : » le sang et le caractère, la race et l’âme ne sont rien d’autre que différentes désignations pour une seule et même entité » et il évoque en final de son intervention « l’essor d’une nouvelle science, d’une nouvelle découverte scientifique que nous nommons la science raciale » (Weinreich, op.cit., p. 35).
Eugen Fischer, grand spécialiste nazi de la race, est quant à lui, fort éloigné du simplisme qui définit la race par « la » couleur de la peau car il écrit que « l’extraction raciale d’une personne n’est pas simple à établir… dans certaines sections de la population, on trouve un très fort croisement d’éléments nordiques, baltes, orientaux, alpins.. Et l’on voit ainsi dans des individus singuliers une image extrêmement panachée »(Weinreich, op.cit., p. 44).
Comment les récents discours accusateurs à l’égard de la « blanchité » pourraient-ils affronter le « panachage extrême » que reconnaît même un grand spécialiste de la « race » ?
Il y a une deuxième raison pour rappeler un trait majeur de l’hitlérisme : les rapports que ce régime entendait nouer entre la science, l’Université et la politique, ne sont pas sans évoquer des revendications contemporaines.
Personne n’a oublié les brasiers dans lesquels se jetaient les livres honnis. Peut-être se souvient-on moins que « la » science fut divisée en deux : science juive ou non-juive. Une ‘science » est déclarée juive, si elle comporte des découvertes faites par un savant juif : ainsi Freud dut s’exiler et la psychanalyse fut bannie ; il en alla de même pour Einstein et la théorie de la relativité. La période nazie a ainsi précipité l’Université et la recherche allemandes dans un retard considérable dont on sait bien qu’il fut ensuite difficile de s’en remettre.
Les grandes orientations de l’hitlérisme tiennent, en la matière, à une double exigence :
– D’une part, le nazisme entend en matière universitaire, faire table rase pour édifier une science nouvelle : la science des races.
– Mais, corollaire inévitable, cette « science nouvelle » se définit par ses finalités politiques et non par des finalités de connaissance « désintéressée ». Il faudra revenir sur ce point mais continuons un moment le rappel auquel nous nous livrons.
Ainsi, exemple entre cent, Walter Franck, lors d’une réunion au Ministère des Sciences du Reich a – t-il déclaré en 1935 :
« Nous n’ignorons pas qu’un grand peuple ne saurait être gouverné sans intelligence, sans talent et sans connaissances… C’est pourquoi le temps des sciences et des universités n’est pas révolu. Mais le temps est venu pour une connaissance rénovée et une université rénovée. » (ibid., p. 65. Les italiques figurent dans l’original).
Un autre aspect entre également en résonance avec nombre de convictions contemporaines :
« L’idée d’humanisme, avec son enseignement de la raison humaine pure et l’esprit absolu qui se fondent sur elle, est un principe philosophique remontant au XVIIIe siècle et s’enracinant dans les conditions de cette époque. Elle ne nous engage absolument pas, car nous vivons dans des conditions différentes et selon un destin différent.1 »
Et Theodor Litt dans un esprit analogue affirme que « L’homme allemand, l’homme nordique est à présent le canon auquel il convient de mesurer la validité des vues sur le monde » (ibid., p.28 et note 36). Il suffit de substituer à « homme allemand » ou « nordique », homme (ou femme) blanc, ou homme (ou femme) non-blanc, pour retrouver là certains traits de notre postmodernité.
Arrêtons le florilège avec cette déclaration signée par deux professeurs d’histoire, l’un à l’Université de Marburg (et recteur depuis 1941) l’autre à l’Université de Francfort (également son recteur depuis 1941) :
« Les historiens allemands sont conscients de leur mission consistant à fournir les outils historiques permettant de résoudre le problème central de la remise en ordre de la future Europe, ainsi que de concevoir et interpréter le développement du passé à partir du point de vue du présent. Par cette publication ils souhaitent proclamer le caractère politique de leur science » (ibid., p. 120 et note 187).
Un bref commentaire consistera pour nous à affirmer que le travail des connaissances n’est pas « désincarné » et il ne s’effectue jamais dans un ciel transcendant ; pour autant, il ne suit pas de là que toute connaissance ne serait qu’un produit relatif aux circonstances historiques, politiques, sociales dans lesquelles il a pris place. Le simplisme manichéen, là comme ailleurs, est de mauvais conseil : ne pas valoir absolument ne condamne pas à sombrer dans la nullité relativiste.
Ainsi, Galilée a établi la première carte du relief lunaire visible de la terre. Il ne disposait que de sa « lunette » et, assurément, sa carte fut totalement corrigée par les connaissances et les techniques d’observation ultérieures. Il n’empêche : s’il fut soumis au tribunal de l’Inquisition à Rome, c’est bien parce qu’il avait osé effectuer le pas décisif en rompant avec la scolastique selon laquelle les astres et planètes relèvent d’un ordre de réalités sans rapport avec la grossière matérialité que nous connaissons dans notre monde « infra-lunaire ».
Ainsi, oser dire que « la lune est comme une terre, et la terre comme une lune », c’était transgresser des siècles de soumission de la connaissance à la théologie chrétienne — laquelle a normé des siècles durant l’enseignement autant que la divulgation des écrits savants : n’oublions pas, par exemple, le Mandement édicté par l’archevêque de Paris contre Jean-Jacques Rousseau pour censurer l’Émile et expulser de France son auteur.
En histoire des connaissances, ce qu’on appelle généralement la modernité se définit précisément par la revendication que l’élaboration et la transmission des connaissances n’obéissent qu’aux normes de la connaissance elle-même, libres de toute pression extérieure, qu’elle soit d’ordre économique, politique, ou religieux.
Il y a donc quelque chose de stupéfiant à entendre revendiquer la nécessité de vérifier si un travail universitaire est le fait d’un auteur dont il faudrait connaître l' »origine » pour juger de sa valeur ; on se croit revenu chez Spengler pour qui « aucun type historico-culturel ne peut adopter la civilisation d’un autre type 2« , chaque connaissance, mathématique ou scientifique, relevant de ce que cet auteur appelle « l’âme » d’une culture qu’on ne saurait saisir que par « tact physionomique » et, il faut bien avouer que la lecture des deux tomes du Déclin de l’Occident ne permet guère d’avancer une définition nette dudit « tact ».
Les quelques considérations qui précèdent conduisent à accorder plusieurs sens distincts à la notion d’idéologie.
D’un côté, comme le rappelle Georges Canguilhem dans Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie3 « ,selon Cabanis et Destutt de Tracy l’idéologie voulait être la science de la genèse des idées » et cette « science » entendait mettre en lumière l’illusion qui consiste à ne pas prendre conscience de ce qui nous détermine à défendre telles idées et non d’autres en croyant être libres. Canguilhem écrit que « l’idéologie, science naturelle de la genèse des idées met en évidence un renversement du rapport des idées aux choses. Les idéologues étaient anti-théologiens, anti-métaphysiciens et libéraux ». Ces libéraux qui avaient cru voir en Bonaparte « l’exécuteur testamentaire de la Révolution » devinrent anti-napoléoniens de sorte que Napoléon les a accablés de son mépris pour dénoncer en l’idéologie une pensée creuse ». C’est ainsi que le vocable d’idéologie, loin de désigner une « science des idées » s’est mis à désigner un ensemble d’idées illusoires.
Ensuite, on le sait, Marx va octroyer à ce vocable un statut éminent pour une notion neuve et il n’entre pas dans le propos présent de l’exposer véritablement. Disons seulement que l’idéologie au sens de Marx est dépourvue d’histoire propre car elle est la représentation inversée de rapports de classe propres à une société donnée à un moment de l’histoire de cette société. La notion d’idéologie désigne dans la pensée de Marx la forme d’unité que prend l’ensemble des représentations dans une forme sociale déterminée par la division sociale du travail et l’exploitation de la force de travail de tous ceux qui n’ont que cette force à vendre ; il y aurait ainsi, propre à chaque forme socio-historique une seule idéologie, partagée de tous, l’idéologie dominante , qui est celle de la classe dominante parce que c’est elle qui détient les moyens de former et divulguer ses propres façons de voir le monde.
En ce sens, l’idéologie est un ensemble de représentations illusoires de la réalité qui, à tout le moins, travestit les rapports de classe et produit l’aliénation des exploités en ce qu’ils accordent, sans le savoir, leurs vues à celles de ceux qui les exploitent.
Il convenait donc de souligner que diviser notre société en « races » revient à l’évidence à nier les rapports de classe pour les remplacer par d’imaginaires rapports de « races » — ce qui était exactement le propre du nazisme.
Enfin, lorsque l’emprunt à Marx passe dans le « haut-parleur » médiatique, idéologie se met à désigner péjorativement toute conviction politique ; or, formuler une conviction politique est malséant au nom de la « neutralité » prétendument requise dans les débats médiatisés et les informations, comme on les appelle.
Ces usages divers doivent enfin ne pas être confondus avec l’innovation défendue par Canguilhem qui propose la notion d' »idéologie scientifique » pour marquer que l’histoire des connaissances n’a rien d’un déploiement régulier de vérités qui s’enchaîneraient selon la voie d’un progrès. Il défend l’hypothèse de travail selon laquelle une science est souvent précédée d’une sorte de théorisation prise pour valable, qui se caractérise par deux traits : elle est destinée à être destituée par la véritable connaissance qui lui succède, et elle est mue par un intérêt non pas théorique mais politique, de sorte que cet intérêt est masqué, tant il se cache sous l’apparence de propos purement théoriques.
Une idéologie scientifique est ainsi tant une fausse science qu’une science fausse. Elle ne partage avec le sens marxiste que sa nature d’illusion, due à ceci que les intérêts qui la meuvent ne sont nullement tournés vers la recherche de la vérité. Mais une idéologie scientifique se caractérise surtout par ce que Canguilhem appelle l’hétérogénéité de ses axes et le mélange indistinct de vues théoriques, ou supposées telles, avec des préoccupations pratiques, politiques et incitatrices d’actions. Ainsi en va -t-il de l’évolutionnisme spencérien qui aboutit à la défense de l’individu contre l’État et Canguilhem souligne malicieusement que « s’il finit par là c’est peut-être aussi qu’il avait implicitement commencé par là 4« .
Pour autant que sa nature soit vraiment claire, la « cancel culture » et les recherches qui s’y consacrent sont, pour le coup, mues explicitement par une fin politique : en ce sens elles apparaissent comme autant « d’idéologies scientifiques » au sens de Georges Canguilhem mais, dans la mesure où l’omniprésence de la notion de race détient, comme c’est le cas chez Spengler, une ambition quasi cosmique, on devrait aussi bien parler d’idéologie philosophico-sociologique.
On voit combien les adeptes de cette nouvelle forme de racisme-antiraciste qui rejettent forcément l’humanisme et l’universalisme au nom de la « diversité » insurmontable et indépassable, endossent le rôle plaisant du chevalier blanc qui pourfend les méchants dans la certitude d’être du côté du Bien ; il leur faut donc vitupérer, condamner, menacer et accuser5.
Concluons qu’il est assurément plus compliqué de mesurer en quoi consistent les conditions sans lesquelles aucun dialogue n’est possible. Son préalable absolu consiste à reconnaître que, quelles que soient les différences entre les individus, il y a nécessairement une identité partagée en commun, faute de quoi d’ailleurs la notion même de différence serait absurde. Y a-t-il une différence entre un Anglais et un tas de sable ? On voit bien que la question est un non-sens.
Naturellement, ce qui, dans la différence, nous est commun fut formulé de multiples façons depuis que l’humanité cherche à se penser elle-même. On peut choisir de dire que ce qui est commun à tous tient à la capacité de chacun de « rattacher son jugement à la raison humaine tout entière ». Et comment est ce possible ?
Kant dit cela de façon fort concise quand il énonce les « maximes du sens commun » 1- Penser par soi-même. 2- Penser en se mettant à la place de tout autre, ce qui veut dire confronter nos jugements, non aux seuls jugements réels des autres mais à leurs jugements possibles. 3- Penser toujours en accord avec soi-même.
Cette dernière maxime est, selon Kant, la plus difficile à tenir car elle présuppose les deux autres. On sait bien que se contenter de donner son avis ne relève pas, en général, d’un effort attentif de notre jugement et qu’à ce compte nous sommes souvent peu cohérents avec nous -mêmes. Mais encore, s’il est fort difficile d’être en accord avec soi-même, c’est qu’il faut de la contention pour mesurer les présupposés autant que les conséquences de nos prises de position. Ces conditions qui sont celles du dialogue sont les seules à permettre de s' »élever au point de vue de tout autre ».
Inversement, on voit bien que faire appel à la « race » dans un ressentiment accusateur et vindicatif partage avec le racisme nazi la croyance en une hiérarchisation raciale — ce qui consiste évidemment à dénier toute portée à l’idée d’universalité et donc à celle d’humanité qui suppose, comme aime à le dire Sartre que « chacun est homme, et tout l’homme »
Nous devrions tous avoir compris que la race est un imaginaire politique fort dangereux car il nourrit évidemment des fantasmes meurtriers. Quand on prétend que la France, sinon l’Europe entière, nourrit en son sein une colonisation rampante à l’égard de la partie de sa population dépourvue de « blanchité », on entre dans un imaginaire fait de ressentiment vengeur qui omet d’ailleurs l’ensemble des victimes de l’exclusion et de l’exploitation économique : le remue-ménage contemporain autour de la ’’race’’, en substituant des inégalités raciales aux inégalités sociales ne saurait déplaire aux puissants du jour car, ce faisant, on n’en effleure pas même un cheveu.
Réécrivez donc « Babar », censurez Debussy ou Chaucer, empêchez les professeurs de faire cours et les conférenciers de parler ? Le monde des affaires et de la concurrence non faussée suit son train sans vous.