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Mort annoncée de l’université belge

Note de lecture sur le livre de Stéphane Louryan, Autopsie de l’université

Le professeur Stéphane Louryan nous livre dans ce petit ouvrage un regard sur l’université belge. Toute ressemblance avec l’université française n’est malheureusement pas fortuite : nous connaissons la même évolution, la même fuite en avant des enseignants devant les oukases des étudiants, la même toute-puissance d’une administration pléthorique. On croit souvent que l’université est faite pour la création et la dispensation de savoirs, pour que des étudiants utilisent leur temps de cerveau disponible (celui qui n’est pas pris par les ragots sociaux) pour entrer dans le monde de la pensée et de la connaissance, pour que des enseignants, de leur côté, contribuent à l’édification de nouveaux savoirs, grimpant sur les épaules de leurs prédécesseurs pour tenter de voir plus loin qu’eux. Grave erreur : Stéphane Louryan nous montre que l’université est d’abord faite pour être administrée. La pédagogie ? La qualité des cours ? Le recrutement sélectif des étudiants les plus prometteurs et des enseignants les plus passionnés ? À quoi bon ? Les étudiants ne sont pas là pour se former mais pour passer un peu de bon temps, bien au chaud. J’ai repensé en lisant le livre de Stéphane Louryan à cette injonction d’une étudiante d’une université américaine à un de ses professeurs1 : « Votre travail consiste à créer un lieu de confort et un foyer pour les étudiants […]. Vous ne l’avez pas fait ! »

Stéphane Louryan nous fait connaître les principes fondateurs de l’université belge, qui a été créée selon le modèle allemand de l’université humboldtienne du XIXe siècle : liberté académique, autonomie, « libre règne de la pensée » selon Hegel ; il nous fournit une mine de références passionnantes puisées auprès d’auteurs comme Georges Gusdorf qui ont façonné la pensée occidentale du XXe siècle. Un des intérêts de l’approche de Stéphane Louryan réside dans sa connaissance de l’enseignement secondaire et de son articulation avec l’enseignement universitaire : il faut certainement chercher les dérives de l’université belge ou française dans la démission de l’administration rectorale et académique et le « pas de vagues » érigé en système jusqu’au sommet de la hiérarchie.

Un autre point intéressant, qui mériterait une étude approfondie, est le fait que la Belgique n’a pas envisagé la séparation de l’Église et de l’État. Le concept de laïcité qui nous sert de guide2 n’a pas cours en Belgique, où les cultes sont financés par les pouvoirs publics. Certes, Stéphane Louryan nous dit (p. 119) que des représentants de l’épiscopat siègent au comité de gestion de l’Université catholique de Louvain ; mais ce n’est pas le cas de l’Université libre de Bruxelles, où il a enseigné pendant plusieurs décennies, qui fut créée sur le principe du libre examen mais qui, du fait de certaines pressions bien-pensantes (et bien connues), semble s’en éloigner. Pourquoi tolérer « ce contre quoi les libres penseurs se sont insurgés au XIXe siècle » ? se demande Stéphane Louryan. Et l’on ne peut que lui donner raison.

Enfin, le problème de l’intégration nécessaire entre enseignement et recherche ouvre une discussion nécessaire. Je crois personnellement que la création du CNRS (et de l’INSERM) a été une excellente chose, ce dont Stéphane Louryan semble douter. CNRS et université, en France, sont beaucoup moins séparés qu’il le pense, et le CNRS vient féconder nombre de laboratoires relevant de l’université. La volonté politique récente de transformer le CNRS en une « agence de moyens » est une dramatique erreur qui transformera la recherche française en une mosaïque de petites chapelles soumises au bon vouloir de potentats locaux : au lieu de hisser l’université vers le haut, cela nivellera l’ensemble au niveau le plus bas.

Université de masse venue remplacer la « communauté de savants », université entrepreneuriale où triomphe l’administration, domination de l’étudiant-roi qui façonne tout seul ce qu’il veut bien apprendre dans des polycopiés prédigérés et n’hésite pas à recourir à la fraude, atomisation des programmes et frénésie des réformes3, intrusion du juridique dans l’université, évaluation déficiente des carrières, pouvoir des mandarins et des seigneurs de la guerre, mythe de l’autonomie des universités, Stéphane Louryan ne nous épargne rien : je ne fais que citer les différents chapitres, brefs et incisifs, qui se succèdent dans son ouvrage que je vous invite à découvrir.

La conclusion est sans appel et réside dans le titre de l’ouvrage : si l’auteur se livre à l’autopsie de l’université, c’est qu’elle est morte… Je ne crois pas qu’il faille aller aussi loin. L’université française a survécu, depuis le XIIIe siècle, à de multiples agressions qu’elle a su dominer. C’est un processus utilisé en France depuis le Moyen-Âge : la Sorbonne et le Collège de France furent créés, au XIIIe et au XVIe siècles respective­ment, en réaction contre l’université de Paris, le Haut conseil de la francophonie contre l’Académie française dont il a repris les mis­sions, l’INSERM et le CNRS pour pallier les carences des univer­sités, etc. Je suis sans doute plus optimiste que Stéphane Louryan, et j’espère que l’université, belge ou française, saura « digérer » les monstres protéiformes qui tentent de l’étouffer…

Jacques Robert

Jacques Robert

Professeur émérite de cancérologie, université de Bordeaux

Notes & références

  1. Valentin P. Comprendre la révolution woke.

  2. Kintzler C. Penser la laïcité. Minerve, 2014.

  3. Le mathématicien André Weil avait proposé qu’un article de la Constitution soit ainsi rédigé : « Il n’y aura pas de réforme de l’enseignement pendant les cent ans qui suivront la promulgation de la Constitution ».