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« Patriarcal », « brutal »… Quand les féministes ciblent le nucléaire (et oublient Marie Curie)

« Patriarcal », « brutal »… Quand les féministes ciblent le nucléaire (et oublient Marie Curie)

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  On connaissait les reproches faits au nucléaire sur le plan écologique, les fantasmes qui l’entourent, sa mauvaise réputation… Mais à l’heure où un rapport parlementaire étrille la gestion de la politique énergétique en France, pointant notamment la baisse de production du parc nucléaire depuis quinze ans, certains trouvent le moyen d’élargir la palette des critiques à opposer à cette énergie décarbonée. Ainsi le nucléaire serait-il patriarcal ! Si l’assertion peut prêter à sourire, c’est pourtant ce que laissait entendre une émission intitulée « Femmes et nucléaire : et toujours le poing levé ! » diffusée le 30 mars par le programme scientifique de France Inter (La Terre au carré). »Pourquoi le nucléaire s’impose comme un véritable symbole du patriarcat ? » se demandait-on autour de la table, trahissant un postulat de départ ne souffrant pas la contradiction. Pour y répondre, non pas des scientifiques… Mais Jade Lindgaard, journaliste au pôle écologie de Mediapart, et Pauline Boyer, activiste climat antinucléaire et chargée de campagne sur la transition énergétique pour Greenpeace. Florilège d’approximations et de clichés. »C’est peu connu en France. Mais dès les années 1970, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, des mouvements féministes, antinucléaire se développent , détaille doctement Jade Lindgaard. A l’époque le nucléaire est considéré comme l’incarnation et la célébration du patriarcat. C’est une énergie brutale et hiérarchique, opaque, sur laquelle on n’a aucune prise, qui vous écrase, vous marche dessus, et ne vous laisse pas votre mot à dire. »Des arguments « toujours valables aujourd’hui », selon Pauline Boyer. « D’autant plus que nous sommes dans une période cruciale par rapport aux choix que l’on va faire pour faire face au dérèglement climatique, à l’effondrement de la biodiversité et aux crises sociales qui existent. » On peine à voir le lien avec la cause des femmes. »Qui efface qui ? »Sans surprise, l’émission a suscité de vives réactions sur les réseaux sociaux de la part de femmes ingénieures, à commencer par la députée Renaissance et ingénieure nucléaire Maud Bregeon. « Message au fond rétrograde, loin des réalités de terrain où les femmes se sont petit à petit imposées, des sites à l’ingénierie jusqu’aux directions du parc, fustigeait-elle dans un tweet daté du 30 mars. Symboliquement, qui efface qui avec cet article @franceinter ? » »Bien sûr, dans les années 1970, le nucléaire était un secteur largement dominé par les hommes », détaille auprès de L’Express Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire (Sfen), elle aussi « choquée » par cette émission. « Mais il faut remettre cette réalité dans son contexte. A l’époque, tous les secteurs de la société fonctionnaient sur un modèle patriarcal : cela n’avait rien de spécifique au nucléaire ! C’est comme si l’on disait du train qu’il est patriarcal parce que le secteur des transports ferroviaires a longtemps été l’apanage des hommes ! Aujourd’hui, il y a 200 000 femmes ingénieures en France et cela a été une véritable conquête. »Curieuse façon, en effet, de rendre hommage aux figures féminines à l’origine des plus grandes découvertes dans ce domaine. Ainsi de Marie Curie, qui introduit le terme de radioactivité et obtint, en 1911, le prix Nobel de chimie, ou de Lise Meitner, une des oubliées du prix Nobel malgré sa découverte de la fission nucléaire. Ou même Irène Joliot-Curie, la fille de Marie Curie, qui découvrira avec son mari la radioactivité artificielle en 1934. Faut-il aussi rappeler la carrière d’Anne Lauvergeon, ex-patronne du géant du nucléaire Areva, ou plus récemment la nomination de Sylvie Richard à la tête du programme de rénovation du parc nucléaire français (Grand Carénage) ? Voilà que certaines féministes sacrifient à leur tour les conquêtes des femmes sur l’autel de leurs convictions antinucléaires.Erreur de casting de la part de la radio publique et de son émission scientifique ? En réalité, ce postulat se retrouve dans le discours de bon nombre de militantes se réclamant de l’écoféminisme, qui postule une connexion étroite entre écologie et féminisme, et dénonce un système qui serait à la fois responsable de l’appropriation du corps des femmes mais aussi des ressources naturelles (système dont l’un des avatars serait le nucléaire). C’est pourquoi certains collectifs telles les Bombes atomiques, qui avaient organisé un grand rassemblement de plus de 450 personnes à Bure en septembre 2019, arguent aujourd’hui que « le nucléaire [serait] un monstre du patriarcat ».Mouvements antiguerreLa plupart des écoféministes en veulent pour preuve l’histoire de certains mouvements féminins et antinucléaires des années 1970 tels la Women’s Pentagon Action, le campement de Greenham Common, la lutte de Plogoff, ou encore les actions menées à Fessenheim ou Fukushima… Au risque de simplifier à outrance l’essence même de ces combats. Car si la plupart revendiquaient un objectif de préservation de la planète – comme c’est le cas aujourd’hui –, ceux-ci s’inscrivaient dans un contexte de crainte d’une troisième guerre mondiale de nature nucléaire, et recelaient donc un second objectif : sauvegarder la paix. Autrement dit, le nucléaire était aussi associé à la guerre via la question des armes nucléaires, là où il est d’abord critiqué aujourd’hui en France pour les potentielles conséquences des centrales sur l’environnement.Dans leur manifeste publié en 1980, les femmes de la Women’s Pentagon Action écrivaient ainsi vouloir savoir « quelle colère chez ces hommes, quelle peur ne peut être satisfaite que par la destruction, quelle froideur du cœur et quelle ambition anime leurs jours ». Un an plus tard, les femmes à l’origine du campement de Greenham Common militaient contre l’installation de missiles nucléaires sur la base de la Royal Air Force de Greenham Common. »Féminin » vs « féminisme »Certes, certains mouvements de femmes ont aussi dénoncé le nucléaire civil, comme c’est majoritairement le cas aujourd’hui en France. Ainsi du mouvement de Plogoff, en Bretagne, souvent présenté sur les blogs féministes comme aux prémices de l’écoféminisme. Mise au point : le 3 décembre 1974, le petit village apprend qu’il a été choisi pour abriter une centrale nucléaire. Au cœur de la contestation, non pas des revendications intrinsèquement féminines, mais la volonté de sauvegarder une culture régionale et ses paysages. Certes, face aux gendarmes, ce sont d’abord les femmes qui tiennent bon pendant six semaines (avant d’être rejointes par des milliers d’autres Bretons). Les hommes étaient-ils désintéressés de la question ? En réalité, la plupart sont en mer, car tous travaillent pour la marine ou sur des bateaux de pêche.L’historien Vincent Porhel rappelle d’ailleurs dans une étude intitulée « Genre, environnement et conflit à Plogoff » que « les femmes de Plogoff se refusent à endosser les habits trop larges du féminisme et s’en distancient fortement : ici il n’y a personne qui voudrait faire partie du mouvement de libération de la femme… » En ce sens, ajoute l’auteur, « elles rappellent que l’opposition de femmes à une assignation environnementale portée par les hommes n’implique pas pour autant une conscience de genre lue comme l’intériorisation de l’assignation de rôles de genre dans une société donnée ».Ainsi, celle qui manifeste ne saurait-elle le faire indépendamment de son sexe. Or, tout comme amalgamer mouvement « féminin » et « féministe » conduit à essentialiser les femmes, perpétuer les arguments d’une autre époque (mais pas moins légitimes en leur temps) opposant nucléaire guerrier et donc masculin à pacifisme féminin renforce certains stéréotypes – à l’heure où nos sociétés tentent justement de s’en défaire. Faut-il rappeler, par exemple, qu’en 1975, la militante antinucléaire et théoricienne de l’écoféminisme Françoise d’Eaubonne posait une bombe sur le chantier de la centrale nucléaire de Fessenheim ? Voilà pour le pacifisme féminin.Encore des inégalitésCertes, cela n’empêche pas le secteur d’être encore fortement marqué par des inégalités entre hommes et femmes. En 2018, la filière nucléaire comptait 24 % de femmes – un chiffre en constante augmentation depuis 2011, qui avoisine désormais la moyenne de l’industrie française (30 %). De là à y voir les relents d’un patriarcat atomique ? En réalité, l’ensemble des secteurs scientifiques sont concernés. D’aucuns verront sans doute ici la confirmation d’une domination masculine globale empêchant les femmes de poursuivre de telles carrières.Mais selon une étude publiée dans la revue Psychological Science, plus un pays est égalitaire, moins les femmes s’orientent vers des études scientifiques. L’Algérie, l’Albanie, la Tunisie, les Emirats arabes unis et le Vietnam ont par exemple un taux de féminisation de la filière science, technologie, ingénierie et mathématiques (Stem) supérieur à 35 %. « Les pays les plus égalitaires en termes de genre sont aussi des Etats providence avec un bon niveau de sécurité sociale », expliquent les auteurs. Un soutien qui permettrait aux femmes de ne pas conditionner leur choix d’études au facteur de la sécurité financière. Selon cette théorie du paradoxe de l’égalité des sexes, certes critiquée, si les filles sont aussi douées voire meilleures que les garçons pour les sciences, elles s’orienteraient plutôt vers une autre voie lorsqu’elles en ont le choix, en fonction de leurs points forts et de leurs passions.Pour Valérie Faudon, les discours selon lesquels « les femmes ne seraient pas les bienvenues dans le nucléaire » sont aussi à blâmer car « ils réaffirment certaines idées reçues selon lesquelles les femmes ne seraient pas douées pour les métiers techniques ». Plus grave, ce postulat serait même « pourvoyeur d’inégalités car les femmes passent à côté d’emplois bien payés et à forte qualification – sans compter le manque à gagner pour le secteur, qui cherche à en recruter ».Différences biologiques (et sociologiques)Reste un point sur lequel l’écoféminisme n’a pas tout faux : l’impact disproportionné des armes nucléaires en fonction du sexe, notamment du fait des rayonnements ionisants. D’autant plus problématique qu’il existe peu de données à ce propos – la plupart des études portant sur des hommes en bonne santé et en âge de se battre.La preuve d’un vrai patriarcat atomique ? Ce serait omettre une réalité sociologique : en cas d’accident nucléaire, les personnes exposées le plus fortement à des rayons ionisants sont statistiquement plus susceptibles d’être de sexe masculin – étant majoritaires à travailler dans ce secteur et à occuper des emplois à risque. « A Tchernobyl, la grande majorité des pompiers décédés par syndrome d’irradiation aiguë étaient des hommes, grince le chercheur physicien François-Marie Bréon. De ce point de vue, on pourrait très bien dire, en faisant du mauvais esprit, que l’atome est donc matriarcal ! »IntersectionnalitéBien sûr, chaque société draine sa propre sociologie, et avec elle son lot de conséquences différenciées – ce qui ne signifie pas nécessairement « inégalités ». Dans les îles Marshall (Japon), où la terre est transmise de mère à enfant, les femmes déplacées de leur terre après avoir été exposées aux essais nucléaires américains se sont vu refuser le droit d’exercer leurs droits culturels en tant que gardiennes de la terre dans la société. Mais comme le mentionne un rapport de l’Unidir (Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement), les hommes marshalliens ont quant à eux « subi les conséquences des restrictions imposées à la pêche et à la cueillette de nourriture à la suite des essais nucléaires, ce qui a porté atteinte à leur rôle traditionnel de pourvoyeur de nourriture pour leur famille et a eu un impact sur leur statut économique, ainsi que sur leur perception de leur valeur personnelle ». »La question des inégalités liées au nucléaire ne doit pas tant être posée sous un angle féministe qu’intersectionnel, explique Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri et coordinatrice du programme dissuasion et prolifération. Si l’on considère les risques pour une population irradiée en ne se fondant que sur des critères masculins, on passera à côté de troubles liés à d’autres facteurs, tel le sexe féminin. Mais ce constat est aussi valable d’un point de vue ethnique, social, ou encore en fonction de l’âge et ne concerne pas que les femmes. » »Salir le nucléaire »Mais le courroux de certaines écoféministes vise-t-il réellement d’hypothétiques conséquences différenciées en cas d’irradiation ? Selon Jean-Marie Bréon, qui confirme cette donnée, il s’agirait avant tout d’un « énième moyen de salir le nucléaire ». Dans l’article synthétisant le contenu de l’émission de France Inter, la quasi-totalité des arguments de Pauline Boyer se concentraient sur les effets néfastes du nucléaire de façon globale, et non pas à l’endroit des femmes…Ce type de discours sert sans doute la cause antinucléaire. Mais il pourrait bien, à force de grossir le trait unissant femmes et nucléaire, se retourner contre les premières. Nombreuses sont les écoféministes antinucléaires s’auto-qualifiant par exemple de « sorcières » – référence mythologique à leur lien avec la nature, le corps mais aussi comme pied de nez aux chasses aux sorcières dont les femmes ont pu faire l’objet. En témoigne le slogan écoféministe « sorcière, vénère, antinucléaire ». Dans le même esprit, la députée écologiste Sandrine Rousseau avait déclaré en 2021 « préfér [er] les sorcières aux hommes qui construisent des EPR », considérant que « le monde crève de trop de rationalité ».Voilà que celles qui comptaient dénoncer les stéréotypes dont sont victimes les femmes les portent désormais en étendard. « Un cliché abominable », selon Valérie Faudon, qui voit là « une énième façon de ramener les femmes à des idées non scientifiques ou à l’idée de protection de la nature ». La guerre entre anti et pronucléaires a de beaux jours devant elle. L’essentialisation des femmes aussi. 

On connaissait les reproches faits au nucléaire sur le plan écologique, les fantasmes qui l’entourent, sa mauvaise réputation… Mais à l’heure où un rapport parlementaire étrille la gestion de la politique énergétique en France, pointant notamment la baisse de production du parc nucléaire depuis quinze ans, certains trouvent le moyen d’élargir la palette des critiques à opposer à cette énergie décarbonée. Ainsi le nucléaire serait-il patriarcal ! Si l’assertion peut prêter à sourire, c’est pourtant ce que laissait entendre une émission intitulée « Femmes et nucléaire : et toujours le poing levé ! » diffusée le 30 mars par le programme scientifique de France Inter (La Terre au carré).

« Pourquoi le nucléaire s’impose comme un véritable symbole du patriarcat ? » se demandait-on autour de la table, trahissant un postulat de départ ne souffrant pas la contradiction. Pour y répondre, non pas des scientifiques… Mais Jade Lindgaard, journaliste au pôle écologie de Mediapart, et Pauline Boyer, activiste climat antinucléaire et chargée de campagne sur la transition énergétique pour Greenpeace. Florilège d’approximations et de clichés.

« C’est peu connu en France. Mais dès les années 1970, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, des mouvements féministes, antinucléaire se développent […], détaille doctement Jade Lindgaard. A l’époque […] le nucléaire est considéré comme l’incarnation et la célébration du patriarcat. C’est une énergie brutale et hiérarchique, opaque, sur laquelle on n’a aucune prise, qui vous écrase, vous marche dessus, et ne vous laisse pas votre mot à dire. »

Des arguments « toujours valables aujourd’hui », selon Pauline Boyer. « D’autant plus que nous sommes dans une période cruciale par rapport aux choix que l’on va faire pour faire face au dérèglement climatique, à l’effondrement de la biodiversité et aux crises sociales qui existent. » On peine à voir le lien avec la cause des femmes.

« Qui efface qui ? »

Sans surprise, l’émission a suscité de vives réactions sur les réseaux sociaux de la part de femmes ingénieures, à commencer par la députée Renaissance et ingénieure nucléaire Maud Bregeon. « Message au fond rétrograde, loin des réalités de terrain où les femmes se sont petit à petit imposées, des sites à l’ingénierie jusqu’aux directions du parc, fustigeait-elle dans un tweet daté du 30 mars. Symboliquement, qui efface qui avec cet article @franceinter ? »

« Bien sûr, dans les années 1970, le nucléaire était un secteur largement dominé par les hommes », détaille auprès de L’Express Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire (Sfen), elle aussi « choquée » par cette émission. « Mais il faut remettre cette réalité dans son contexte. A l’époque, tous les secteurs de la société fonctionnaient sur un modèle patriarcal : cela n’avait rien de spécifique au nucléaire ! C’est comme si l’on disait du train qu’il est patriarcal parce que le secteur des transports ferroviaires a longtemps été l’apanage des hommes ! Aujourd’hui, il y a 200 000 femmes ingénieures en France et cela a été une véritable conquête. »

Curieuse façon, en effet, de rendre hommage aux figures féminines à l’origine des plus grandes découvertes dans ce domaine. Ainsi de Marie Curie, qui introduit le terme de radioactivité et obtint, en 1911, le prix Nobel de chimie, ou de Lise Meitner, une des oubliées du prix Nobel malgré sa découverte de la fission nucléaire. Ou même Irène Joliot-Curie, la fille de Marie Curie, qui découvrira avec son mari la radioactivité artificielle en 1934. Faut-il aussi rappeler la carrière d’Anne Lauvergeon, ex-patronne du géant du nucléaire Areva, ou plus récemment la nomination de Sylvie Richard à la tête du programme de rénovation du parc nucléaire français (Grand Carénage) ? Voilà que certaines féministes sacrifient à leur tour les conquêtes des femmes sur l’autel de leurs convictions antinucléaires.

Erreur de casting de la part de la radio publique et de son émission scientifique ? En réalité, ce postulat se retrouve dans le discours de bon nombre de militantes se réclamant de l’écoféminisme, qui postule une connexion étroite entre écologie et féminisme, et dénonce un système qui serait à la fois responsable de l’appropriation du corps des femmes mais aussi des ressources naturelles (système dont l’un des avatars serait le nucléaire). C’est pourquoi certains collectifs telles les Bombes atomiques, qui avaient organisé un grand rassemblement de plus de 450 personnes à Bure en septembre 2019, arguent aujourd’hui que « le nucléaire [serait] un monstre du patriarcat« .

Mouvements antiguerre

La plupart des écoféministes en veulent pour preuve l’histoire de certains mouvements féminins et antinucléaires des années 1970 tels la Women’s Pentagon Action, le campement de Greenham Common, la lutte de Plogoff, ou encore les actions menées à Fessenheim ou Fukushima… Au risque de simplifier à outrance l’essence même de ces combats. Car si la plupart revendiquaient un objectif de préservation de la planète – comme c’est le cas aujourd’hui –, ceux-ci s’inscrivaient dans un contexte de crainte d’une troisième guerre mondiale de nature nucléaire, et recelaient donc un second objectif : sauvegarder la paix. Autrement dit, le nucléaire était aussi associé à la guerre via la question des armes nucléaires, là où il est d’abord critiqué aujourd’hui en France pour les potentielles conséquences des centrales sur l’environnement.

Dans leur manifeste publié en 1980, les femmes de la Women’s Pentagon Action écrivaient ainsi vouloir savoir « quelle colère chez ces hommes, quelle peur ne peut être satisfaite que par la destruction, quelle froideur du cœur et quelle ambition anime leurs jours ». Un an plus tard, les femmes à l’origine du campement de Greenham Common militaient contre l’installation de missiles nucléaires sur la base de la Royal Air Force de Greenham Common.

« Féminin » vs « féminisme »

Certes, certains mouvements de femmes ont aussi dénoncé le nucléaire civil, comme c’est majoritairement le cas aujourd’hui en France. Ainsi du mouvement de Plogoff, en Bretagne, souvent présenté sur les blogs féministes comme aux prémices de l’écoféminisme. Mise au point : le 3 décembre 1974, le petit village apprend qu’il a été choisi pour abriter une centrale nucléaire. Au cœur de la contestation, non pas des revendications intrinsèquement féminines, mais la volonté de sauvegarder une culture régionale et ses paysages. Certes, face aux gendarmes, ce sont d’abord les femmes qui tiennent bon pendant six semaines (avant d’être rejointes par des milliers d’autres Bretons). Les hommes étaient-ils désintéressés de la question ? En réalité, la plupart sont en mer, car tous travaillent pour la marine ou sur des bateaux de pêche.

L’historien Vincent Porhel rappelle d’ailleurs dans une étude intitulée « Genre, environnement et conflit à Plogoff » que « les femmes de Plogoff se refusent à endosser les habits trop larges du féminisme et s’en distancient fortement : ici il n’y a personne qui voudrait faire partie du mouvement de libération de la femme… » En ce sens, ajoute l’auteur, « elles rappellent que l’opposition de femmes à une assignation environnementale portée par les hommes n’implique pas pour autant une conscience de genre lue comme l’intériorisation de l’assignation de rôles de genre dans une société donnée ».

Ainsi, celle qui manifeste ne saurait-elle le faire indépendamment de son sexe. Or, tout comme amalgamer mouvement « féminin » et « féministe » conduit à essentialiser les femmes, perpétuer les arguments d’une autre époque (mais pas moins légitimes en leur temps) opposant nucléaire guerrier et donc masculin à pacifisme féminin renforce certains stéréotypes – à l’heure où nos sociétés tentent justement de s’en défaire. Faut-il rappeler, par exemple, qu’en 1975, la militante antinucléaire et théoricienne de l’écoféminisme Françoise d’Eaubonne posait une bombe sur le chantier de la centrale nucléaire de Fessenheim ? Voilà pour le pacifisme féminin.

Encore des inégalités

Certes, cela n’empêche pas le secteur d’être encore fortement marqué par des inégalités entre hommes et femmes. En 2018, la filière nucléaire comptait 24 % de femmes – un chiffre en constante augmentation depuis 2011, qui avoisine désormais la moyenne de l’industrie française (30 %). De là à y voir les relents d’un patriarcat atomique ? En réalité, l’ensemble des secteurs scientifiques sont concernés. D’aucuns verront sans doute ici la confirmation d’une domination masculine globale empêchant les femmes de poursuivre de telles carrières.

Mais selon une étude publiée dans la revue Psychological Science, plus un pays est égalitaire, moins les femmes s’orientent vers des études scientifiques. L’Algérie, l’Albanie, la Tunisie, les Emirats arabes unis et le Vietnam ont par exemple un taux de féminisation de la filière science, technologie, ingénierie et mathématiques (Stem) supérieur à 35 %. « Les pays les plus égalitaires en termes de genre sont aussi des Etats providence avec un bon niveau de sécurité sociale », expliquent les auteurs. Un soutien qui permettrait aux femmes de ne pas conditionner leur choix d’études au facteur de la sécurité financière. Selon cette théorie du paradoxe de l’égalité des sexes, certes critiquée, si les filles sont aussi douées voire meilleures que les garçons pour les sciences, elles s’orienteraient plutôt vers une autre voie lorsqu’elles en ont le choix, en fonction de leurs points forts et de leurs passions.

Pour Valérie Faudon, les discours selon lesquels « les femmes ne seraient pas les bienvenues dans le nucléaire » sont aussi à blâmer car « ils réaffirment certaines idées reçues selon lesquelles les femmes ne seraient pas douées pour les métiers techniques ». Plus grave, ce postulat serait même « pourvoyeur d’inégalités car les femmes passent à côté d’emplois bien payés et à forte qualification – sans compter le manque à gagner pour le secteur, qui cherche à en recruter ».

Différences biologiques (et sociologiques)

Reste un point sur lequel l’écoféminisme n’a pas tout faux : l’impact disproportionné des armes nucléaires en fonction du sexe, notamment du fait des rayonnements ionisants. D’autant plus problématique qu’il existe peu de données à ce propos – la plupart des études portant sur des hommes en bonne santé et en âge de se battre.

La preuve d’un vrai patriarcat atomique ? Ce serait omettre une réalité sociologique : en cas d’accident nucléaire, les personnes exposées le plus fortement à des rayons ionisants sont statistiquement plus susceptibles d’être de sexe masculin – étant majoritaires à travailler dans ce secteur et à occuper des emplois à risque. « A Tchernobyl, la grande majorité des pompiers décédés par syndrome d’irradiation aiguë étaient des hommes, grince le chercheur physicien François-Marie Bréon. De ce point de vue, on pourrait très bien dire, en faisant du mauvais esprit, que l’atome est donc matriarcal ! »

Intersectionnalité

Bien sûr, chaque société draine sa propre sociologie, et avec elle son lot de conséquences différenciées – ce qui ne signifie pas nécessairement « inégalités ». Dans les îles Marshall (Japon), où la terre est transmise de mère à enfant, les femmes déplacées de leur terre après avoir été exposées aux essais nucléaires américains se sont vu refuser le droit d’exercer leurs droits culturels en tant que gardiennes de la terre dans la société. Mais comme le mentionne un rapport de l’Unidir (Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement), les hommes marshalliens ont quant à eux « subi les conséquences des restrictions imposées à la pêche et à la cueillette de nourriture à la suite des essais nucléaires, ce qui a porté atteinte à leur rôle traditionnel de pourvoyeur de nourriture pour leur famille et a eu un impact sur leur statut économique, ainsi que sur leur perception de leur valeur personnelle ».

« La question des inégalités liées au nucléaire ne doit pas tant être posée sous un angle féministe qu’intersectionnel, explique Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri et coordinatrice du programme dissuasion et prolifération. Si l’on considère les risques pour une population irradiée en ne se fondant que sur des critères masculins, on passera à côté de troubles liés à d’autres facteurs, tel le sexe féminin. Mais ce constat est aussi valable d’un point de vue ethnique, social, ou encore en fonction de l’âge et ne concerne pas que les femmes. »

« Salir le nucléaire »

Mais le courroux de certaines écoféministes vise-t-il réellement d’hypothétiques conséquences différenciées en cas d’irradiation ? Selon Jean-Marie Bréon, qui confirme cette donnée, il s’agirait avant tout d’un « énième moyen de salir le nucléaire ». Dans l’article synthétisant le contenu de l’émission de France Inter, la quasi-totalité des arguments de Pauline Boyer se concentraient sur les effets néfastes du nucléaire de façon globale, et non pas à l’endroit des femmes…

Ce type de discours sert sans doute la cause antinucléaire. Mais il pourrait bien, à force de grossir le trait unissant femmes et nucléaire, se retourner contre les premières. Nombreuses sont les écoféministes antinucléaires s’auto-qualifiant par exemple de « sorcières » – référence mythologique à leur lien avec la nature, le corps mais aussi comme pied de nez aux chasses aux sorcières dont les femmes ont pu faire l’objet. En témoigne le slogan écoféministe « sorcière, vénère, antinucléaire ». Dans le même esprit, la députée écologiste Sandrine Rousseau avait déclaré en 2021 « préfér [er] les sorcières aux hommes qui construisent des EPR », considérant que « le monde crève de trop de rationalité ».

Voilà que celles qui comptaient dénoncer les stéréotypes dont sont victimes les femmes les portent désormais en étendard. « Un cliché abominable », selon Valérie Faudon, qui voit là « une énième façon de ramener les femmes à des idées non scientifiques ou à l’idée de protection de la nature ». La guerre entre anti et pronucléaires a de beaux jours devant elle. L’essentialisation des femmes aussi.

 

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