Quand Sylvie Laurent utilise la sociologie pour nier l’existence de Blancs pauvres aux États-Unis (et en France)

Quand Sylvie Laurent utilise la sociologie pour nier l’existence de Blancs pauvres aux États-Unis (et en France)

Laurent Otttavi

Journaliste, déjà passé par Le Figaro Vox, Atlantico et La Revue des deux Mondes, il travaille aujourd'hui pour Élucid et Marianne.
Sylvie Laurent compile dans son livre presque tous les concepts les plus creux de la sociologie contemporaine

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Quand Sylvie Laurent utilise la sociologie pour nier l’existence de Blancs pauvres aux États-Unis (et en France)

Cet article est paru dans Marianne le 27/10/2020

Dans « Pauvre petit blanc, le mythe de la dépossession raciale », l’historienne française Sylvie Laurent accumule les concepts les plus creux de la sociologie contemporaine pour incriminer le Blanc américain.

Jusqu’à récemment, les délires de certains universitaires américains traversaient l’Atlantique en perdant leurs traits les plus outranciers. C’était sans compter sur Sylvie Laurent, auteure de Pauvre petit blanc, le mythe de la dépossession raciale (Fondation maison des sciences de l’homme), historienne américaniste, enseignante à Sciences Po Paris et ancienne chercheuse associée à l’université d’Harvard. Son travail est révélateur de la décrépitude des grandes écoles et des plus prestigieuses universités, gangrenées par le différentialisme qu’il soit « racial » ou « de genre » et dans lesquelles une somme de notes de bas de pages et de concepts ridicules suffit de plus en plus à faire une « étude scientifique ».

L’auteur compile dans son livre presque tous les concepts les plus creux de la sociologie contemporaine

Jean-François Braunstein avait donné le titre de Philosophie devenue folle à son exploration des fondements théoriques de l’antispécisme, du genre et de la bioéthique, lesquels justifiaient la zoophilie, la pédophilie ou encore l’eugénisme. Sylvie Laurent est historienne mais son essai appartient au registre d’une sociologie devenue folle. Celle-ci est aujourd’hui la discipline reine en matière de falsification de la réalité ; elle dit un autre monde fait de bourreaux et de victimes ; elle reconfigure les autres domaines de la connaissance, comme ici l’histoire, selon ses méthodes manichéennes.

L’auteur compile dans son livre presque tous les concepts les plus creux de la sociologie contemporaine (« racisme structurel », « stéréotype », « néoréactionnaire » etc.). Sylvie Laurent lit le « sous-texte » plutôt que le texte lui-même, ce qui lui permet de prêter des arrière-pensées infâmes aux critiques du multiculturalisme, de l’immigration et de la discrimination positive. Elle fait moins penser au grand historien Fernand Braudel, dont le nom est associé à la Maison des sciences de l’Homme qui édite aujourd’hui ce livre, qu’à Aymeric Caron, le journaliste qui lit « entre les lignes » pour s’ériger en procureur de ceux qui pensent mal. Chez Sylvie Laurent, la crainte d’être mis en minorité culturelle par les flux migratoires s’appelle du racisme ; critiquer les politiques de discrimination positive fondées sur le ressentiment serait une insulte faite aux minorités ethniques ; vouloir ériger le mérite en lieu et place de programmes d’assistanat infantilisants serait une Reconquista identitaire. Comme attendu, l’historienne déplore la porosité entre « l’extrême droite suprémaciste » et la « droite conservatrice bon teint ». Elle met sur le même plan le Ku Klux Klan, les néoconservateurs, le Tea Party, Donald Trump et l’auteur du Choc des civilisations Samuel Huntington. Seul le degré de franchise les séparerait : les uns seraient des salauds à visage découvert, les autres des salauds masqués.

Les bons et les méchants

En bonne élève de la sociologie contemporaine, Sylvie Laurent se lance dans des questionnements d’une abstraction délirante auxquels elle apporte les réponses les plus essentialisantes qui soient. « Qu’est-ce qu’être blanc ? » interroge-t-elle : « c’est un rang, un statut, un patrimoine » que la police américaine est chargée de maintenir puisqu’elle est le bras armé de l’« ordre racial ». L’auteur fige les individus dans une « race », dont elle précise qu’elle a chez elle un sens social et non pas biologique comme si elle parvenait à distinguer ainsi le bon grain de l’ivraie. Elle fige aussi les identités nationales. Le blanc américain est blanc parce qu’il est américain. Il n’est que le produit d’une histoire « structurellement » raciste. Il ne peut même pas sortir de sa condition dans la mesure où il n’a pas conscience qu’il hait l’autre.

Contrairement à ce qu’il pense, le Blanc dépeint par l’historienne ne serait pas plus déclassé socialement que dépossédé culturellement. S’il a bien quelques difficultés économiques, concède Sylvie Laurent, elles seraient incomparables avec celles subies par les Noirs et les Hispaniques. Il éprouverait surtout un sentiment de déclassement pour paraphraser tous ces « chercheurs » qui diagnostiquent un « sentiment d’insécurité » afin de mieux occulter l’insécurité réelle. Le patriotisme, l’éthique du travail et le christianisme ne seraient pour lui que des prétextes justifiant ses privilèges par rapport aux minorités ethniques.

Sans surprise, Sylvie Laurent s’oppose aussi à la fameuse étude des « morts par désespoir » (« Deaths of Despair and the Future of Capitalism », Princeton University Press, 2020, 312 pages) menée par les économistes Anne Case et Angus Deaton, lauréat du « Nobel » d’économie (2015). Cette dernière révèle une baisse de l’espérance de vie parmi les Blancs américains d’âge moyen et les moins diplômés à cause, entre autres, des suicides, de l’alcool et des drogues. Entre 1999 et 2013, leur taux de mortalité lié à ces facteurs aurait augmenté de 22% alors même que baissait celui de tous les autres groupes, dont celui Noirs (avant le covid) qui demeurait toutefois plus élevé. Entre 1999 et 2013 également, le nombre de morts à cause de l’alcool et des drogues aurait été multiplié par quatre pour les Blancs n’ayant jamais été à l’université ; les suicides auraient eux augmenté de l’ordre de 81% chez cette catégorie de la population. Lesdites évolutions auraient entraîné le recul important de l’espérance de vie moyenne aux États-Unis, une première depuis le Sida. Ces « petits Blancs », qui ont donc rejoint les rangs des victimes du capitalisme et du système de santé états-unien, forment une partie non négligeable des électeurs de Donald Trump.

La « discrimination inversée »

Toute à son entreprise de disqualification des États-Unis, Sylvie Laurent fait l’impasse sur les travaux d’auteurs comme Thomas Frank aux États-Unis (Pourquoi les pauvres votent à droite ?, Agone, 2013), David Goodhart en Angleterre (Les Deux clans : La nouvelle fracture mondiale, Les Arènes, 2019) ou Christophe Guilluy en France (La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014), qui mettent tous en évidence l’existence de classes populaires, majoritairement blanches, vivant loin des métropoles dynamiques et souvent tentées par le « populisme ». Elle ne saisit pas l’unité des recompositions sociales à l’œuvre en Occident sous les effets de la globalisation. Le Blanc déclassé socialement mais aussi le Français, l’Anglais et l’Américain d’immigration ancienne sont deux figures importantes des classes populaires qui vivent dans la fameuse nation périphérique (60% de la population en France). Elles craignent de devenir minoritaires culturellement sur leur propre territoire et ont préféré fuir certains quartiers pour se retrouver dans une majorité culturelle avec des modes de vie qui leur sont familiers. Leurs votes ont été déterminants pour la victoire du « oui » au Brexit et pour l’élection de Donald Trump.

Sylvie Laurent ne voit pourtant pas l’ombre d’un Blanc réellement pauvre derrière l’électorat de Donald Trump. Après avoir élu un président noir, les Américains blancs de la « classe moyenne » – dont Christophe Guilluy a pourtant montré qu’elle n’existait plus (No Society : La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 2018) – n’auraient que de la vengeance plein la tête. La prochaine élection présidentielle américaine sera d’après l’auteur une simple redite de la précédente : un affrontement à sens unique des Blancs, contre les minorités, considérés comme les seuls vrais pauvres et les seuls vrais discriminés. Sur la défensive, celles-là voteront démocrate. Les autres, ces Blancs fatigués des droits civiques voteront pour Trump dans l’espoir que lui soit à nouveau déléguée la violence légitime pour affirmer la « suprématie blanche ». Sylvie Laurent illustre à son insu la validité de la thèse de la « discrimination inversée ».

Derrière cette expression barbare, l’idée est que les Blancs seraient eux aussi l’objet de rejet voire de haine, que ce soient de la part d’une partie des minorités ethniques mais aussi de la part de ces « élites » qui se voient si modernes en leur miroir et mettent les Noirs et les Hispaniques à l’abri de la critique. Sylvie Laurent fait comme si en finir avec le racisme imposait de faire du « Pauvre petit Blanc » un bouc émissaire.

L’auteur évoque à peine la France dans son livre mais assez pour comprendre qu’elle aurait pu lui appliquer exactement les mêmes raisonnements, sabotant ainsi sa thèse de la spécificité de l’histoire américaine. Donald Trump et le Ku Klux Klan seraient remplacés par Éric Zemmour et le Front national ; l’ex-footballeur Lilian Thuram, et la militante cofondatrice des Indivisibles Rokhaya Diallo, qui ont en commun de réintroduire le critère racial dans le débat public, seraient les représentants légitimes de minorités opprimées ; la laïcité, et non le christianisme comme aux États Unis, serait le prétexte invoqué pour justifier un ascendant des Blancs sur les minorités. Si Sylvie Laurent faisait paraître pareil travail, ses amis historiens-sociologisants la porteraient au moins jusqu’au Collège de France.

* Sylvie Laurent, Pauvre petit blanc, le mythe de la dépossession racialeéditions de la Maison des sciences de l’homme, 318 p., 12 euros

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