Ce texte a été publié dans la Revue des Deux Mondes, 21 juin 2021
Le développement d’un nouvel antiracisme en Europe et aux États-Unis nous confronte à un changement de paradigme troublant. Ce changement représente un défi pour l’humanisme. On connaît les débats actuels des deux côtés de l’Atlantique sur le retour de la race dans l’activisme antiraciste. Si cet activisme reconnaît que la race est une construction raciste, il la convoque toutefois systématiquement. Sur le modèle de l’anglo-américain, on parle en France de personnes « racisées », par exemple, ce qui signifie que des personnes se trouvent réduites à leur couleur de peau, que la façon dont elles sont perçues les rivent à cette identité raciale. Le mot « racisé » suggère que dans une personne noire, le Blanc voit « le Noir » avant de voir l’homme. Si l’homme blanc dit ne pas voir le Noir dans l’homme mais l’homme seul, alors le nouvel activisme antiraciste y voit ce qu’on appelle « color blindness ».
Pour traduire « color blindness », le français dirait qu’on ne discrimine pas selon la couleur de peau, que la couleur nous indiffère. Or cette idée qu’on ne voit pas la couleur, le nouvel antiracisme la considère comme une forme d’excuse ou de mauvaise foi (l’homme blanc, depuis son confort de privilégié, dit : je ne vois pas la couleur, je suis aveugle à la couleur, je ne vois que l’homme dans le Noir). Mais en vérité, le Blanc voit la couleur. Il prétend par mauvaise foi ne pas la voir, pour qu’on lui fiche la paix avec ses préjugés.
C’est à redonner à cette notion de « color blindness »,
de « daltonisme » racial, toute sa noblesse
et sa portée humaniste que je voudrais ici m’atteler.
Phénoménologiquement, que le Noir soit perçu d’abord par le non Noir pour sa couleur de peau est une hypothèse qui en vaut une autre. Reste qu’un livre très influencé par le nouvel antiracisme américain, Les Blancs, les Juifs et nous de Houria Bouteldja, n’aurait jamais vu le jour il y a une dizaine d’années. Son titre annonce un retour de la race au nom de l’antiracisme, et ce retour fait frémir quiconque se méfie des catégories raciales, quiconque sait que la race n’existe pas. Nous sommes face à une double injonction, voire à une dénégation : je sais bien que la race n’existe pas, mais quand même, les Blancs sont privilégiés. Sommés d’admettre que la race est une fiction, nous devons aussi admettre sa réalité empirique. Ainsi sur de nombreux campus américains, on convoque des ateliers de formation à l’antiracisme (« anti-bias training ») dans lesquels on sépare les Blancs des Noirs. Incidemment, les Juifs dérangent cette ségrégation positive : sont-ils blancs, noirs ou autres ? Sont-ils oppresseurs ou opprimés ? Dans cette pensée binaire, les Juifs ayant, nous dit-on, socialement « réussi », on les mettra, qu’ils le veuillent ou non, du côté des Blancs, c’est-à-dire des privilégiés.
Il s’agit là d’anecdotes, mais comme elles tendent à se multiplier, il est légitime d’identifier un nouveau paradigme.
Ce retour de la race dans le combat contre la domination a une origine que l’on pourrait dire plus stratégique que philosophique. Il provient de l’universitaire post-coloniale Gayatri Spivak qui en appelait à un « essentialisme stratégique » dans les années 1980. L’argument consistait à tenir pour nécessaire un retour à la race ou à l’identité pour combattre le racisme. L’essentialisme, ici, ne serait pas philosophique, mais purement stratégique et tactique.
Mais le nouvel antiracisme est pris à son propre piège : il ne voit désormais dans le visage de l’autre homme que la couleur, et divise le monde en noir et blanc. Il parle également de « vies noires » et de « corps noirs », pour dénoncer les violences policières et les inégalités sociales. Ces locutions, « black lives », « black bodies », doivent nous interroger. Elles semblent réduire la personne à la vie nue, biologique. La rhétorique n’est pas innocente. Il y a, dans ces formules, une sorte d’antihumanisme revendiqué qui me paraît être la contrepartie du racisme. Pour le dire autrement, à l’antihumanisme raciste répond un antihumanisme antiraciste. Au racisme « systémique » fait écho un antiracisme systémique. Au racisme qui réduisait l’homme noir à une vie nue, à un corps réifié, répond un antiracisme sans visage, c’est-à-dire sans ce qui, dans le visage, excède couleur et contours. La rhétorique de la peau, de la vie nue, persiste obstinément dans la langue de l’antiracisme, comme le retour du refoulé des siècles de déshumanisation de l’homme noir. Elle est aujourd’hui revendiquée, stratégiquement, comme arme contre le racisme. Mais cette rhétorique ne risque-t-elle pas de se retourner contre ses utilisateurs ?
La « color blindness » condamnée par le nouvel antiracisme
serait précisément la condition de la rencontre avec un visage
Lecteur d’Emmanuel Levinas, je forme à sa suite l’hypothèse que dans le visage, nous voyons ce qui ne peut être vu. Après la Guerre, le philosophe élabora une pensée de l’altérité fondée sur la relation au visage dans la rencontre avec autrui. Cette notion de visage reste difficile à saisir, puisqu’elle est censée, précisément, faire trembler la saisie par le concept et la phénoménologie. Qu’est-ce donc que le visage ? Est-il métaphore, ou faut-il l’entendre littéralement ? S’agit-il des yeux, du nez, de la bouche ? Le visage est-il simple figure de rhétorique ?
On pourrait penser qu’il est un autre nom de l’âme invisible, ou de je ne sais quel spectre désincarné. Mais au contraire, ce que nous voyons dans le visage d’autrui c’est une présence incarnée, immanente, intramondaine, donc, mais qui indique un dépassement vers la transcendance, du fait de sa vulnérabilité. En effet, le visage indique que l’autre que je rencontre est mortel. Ainsi, dans le visage de l’homme noir, la couleur m’arrêterait, ou je m’arrêterais à sa couleur, n’était que tout visage dépasse son immanence anatomique.
Il y a chez Proust, dans l’expérience que fait le narrateur du visage d’Albertine, une bouleversante illustration de l’impossibilité de fixer le visage, de le totaliser. Le visage, en effet, se présente toujours différemment ; il diffère de lui-même. Il n’est pas objet posé devant moi, il est mouvement et expression. Il est par exemple difficile de se remémorer le visage aimé. Par l’imagination, je m’en approche à l’aveugle, et dès que je le revois, il ne coïncide pas avec son image. C’est que le visage n’est pas idole mais icône, il est fenêtre sur l’infini.
Ainsi le visage est irréductible à son apparition phénoménale, à une présence dont je puis faire le tour. Le visage est parole, il est adresse. Levinas dirait qu’il est demande. Cette demande, cette adresse excèdent le phénomène du visage : couleur de peau, traits. En sorte que la « color blindness » condamnée par le nouvel antiracisme serait précisément la condition de la rencontre avec un visage.
Du point de vue de la pensée de Levinas, cette phrase, « je ne vois pas la couleur », prend soudain une densité signifiante. Car le visage est ce qui m’aveugle, non seulement à sa pigmentation, mais aussi à ses contours, à ses lignes, à tout ce qui le limite. En un mot, le visage m’aveugle (« blinds me ») à son immanence, à son apparition dans le monde, puisqu’il me fait voir au-delà de ma vision. Par voie de conséquence, rencontrer authentiquement l’autre homme requiert de ne pas voir sa couleur. Je rencontre toujours autrui en aveugle. Le visage est main tendue, il est, dirait Levinas, parole et déjà invitation. Mais cette main tendue du visage peut être hospitalité ou hostilité, selon, justement, qu’on rejette son appel, son vocatif. Interpellation qui n’est pas idéologique, au contraire, mais personnelle. De personne à personne. L’hébreu dit : « Panim el panim », face à face avec autrui. La pensée du visage est un personnalisme, et l’éthique lévinassienne est avant tout une relation interpersonnelle étrangère aux idéologies.
Je ne puis suivre Levinas dans sa radicalité éthique, dans ce pathos qui exige l’impossible, à savoir le renoncement, voire le sacrifice de soi, à l’appel de l’autre. Et à l’impossible, nul n’est tenu. Je n’aime pas ces formulations dramatiques du « moi-otage-de-l’autre », ni cette idée que la rencontre avec autrui est une violence, qu’autrui me dépossède. Je puis le suivre, cependant, dans son intuition que le visage est plus que son phénomène. Le nouvel antiracisme s’ancre au contraire dans une réaffirmation du phénomène, en l’occurrence de la couleur.
Dans les années soixante, Levinas distinguera entre une philosophie de la totalité et une éthique de l’infini. Il verra dans l’histoire de la philosophie une histoire de l’être débouchant sur une pensée du tout (Hegel comme fin de la grande trajectoire de l’ontologie, comme fin de la philosophie, comme résolution dialectique de l’autre dans le même). Au contraire, l’éthique doit ouvrir la totalité à une altérité qui ne peut se réduire au même. Il y a là une sorte de défi pour le nouvel antiracisme. Car cette altérité pour ne pas être réduite doit absolument échapper à l’immanence, donc à ce que j’ai appelé le visage réifié dans sa couleur ou ses traits. En sorte que la couleur de peau, la « race », le recours que fait ce nouvel antiracisme à la « race », serait-elle une construction, ne peut qu’entraver la rencontre avec l’autre. À la race, qui relève du même, il faut donc opposer la trace, qui relève de l’autre.
Fuir, là-bas fuir », écrivait Mallarmé.
S’évader, c’est bien beau, mais pour aller où ?
C’est en amont de l’œuvre qu’il faut rechercher l’origine de la pensée du visage, une pensée qui prend sa source dans l’histoire tragique du siècle. Dans les années 1930, le jeune philosophe observe la montée du nazisme et l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il publie alors deux essais percutants, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme et De l’évasion.
De l’évasion (1935) est une réflexion sur l’urgence de sortir de l’ontologie heideggérienne. L’homme, dit Levinas, a besoin d’autre chose que de la persévérance dans l’être. S’il n’aspire pas au néant, il aspire cependant à transcender l’enfermement dans l’être. À s’évader. Ce texte demeure mystérieux, car le philosophe n’indique jamais ce que signifie cette évasion. « Fuir, là-bas fuir », écrivait Mallarmé. S’évader, c’est bien beau, mais pour aller où ? On ne le saura pas avant que ne s’élabore la pensée de l’altérité, du temps et du visage, pendant et après la Guerre. Or juste avant la publication de De l’évasion, il avait publié un essai qu’on pourrait dire de circonstance : Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, titre qu’il regrettera plus tard, attendu que l’hitlérisme n’est pas une philosophie. L’hitlérisme est même le contraire de la philosophie.
Depuis son origine grecque, la philosophie invite l’homme à sortir de son assignation au passé, de son fatum. Au nazisme, la philosophie oppose l’espérance d’échapper au cauchemar du déterminisme de la race. Ce déterminisme, Levinas l’appelle « l’être-rivé ». Être rivé à son corps, à son destin biologique, tel est le cauchemar dont la pensée philosophique nous promet de sortir. Et il y a dans la philosophie, et dira-t-il dans les grandes spiritualités, il y a dans les traditions d’Athènes et de Jérusalem, une espérance de rémission. Le temps peut être remis, le passé abrogé sinon oublié. C’est le sens de la techouva dans la tradition juive, de la rémission des fautes dans le Christianisme. Et dans la philosophie, du platonisme aux Lumières puis dans l’individualisme libéral, c’est le sens d’une raison qui permet de dépasser cet être rivé, en s’élançant vers l’universel.
Le nouveau paradigme du combat antiraciste, on l’aura compris, ressortit à une anti-philosophie qui condamne l’homme à l’irrémissibilité de la race et de l’histoire.