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Une réforme peut en cacher une autre : ce qu’écrire veut dire…

Parfois, quand je lis un texte, pour mieux en peser l’intérêt, je m’imagine discuter avec son auteur sur un banc du jardin du Luxembourg. Ce matin, j’étais assis au côté de l’auteur de la tribune du Monde intitulée « Pourquoi il est urgent de mettre à jour notre orthographe ».1 Voici un extrait de notre discussion.

— « On nous impose de lire et d’écrire une orthographe de 1878 » alors que les autres techniques ont évolué. C’est ringard !

— Certes, il faut vivre avec son temps. Et que fais-tu de la loi de 1881 sur la liberté de la presse ? Par ailleurs, la langue n’est pas une simple « technique » pleinement contrôlée par l’homme. La langue est le fruit d’une faculté de l’homme, le langage, qu’il utilise pour produire des paroles. Ainsi, on peut choisir ses paroles, ses mots… mais on n’a guère de prise sur le langage.
Et même sur la parole : le choix des mots dépend de ton éducation, du vocabulaire que tu connais, de ton niveau social, ou encore de tes émotions. Disons que parfois, on y arrive : on préfère l’usage de tel mot plutôt que tel autre, selon qu’on a face à soi un prof, un ami, un recruteur, ou un connard.
Peut-on vraiment choisir la forme de mots ? Qui a décidé si le pluriel d’un mot doit être signalé par un « s », comme en français, un « i » ou un « e » comme en italien ? Qui a décrété qu’en polonais la marque du pluriel dépendrait à la fois du genre, mais surtout du cas grammatical : nominatif, génitif, datif, accusatif, instrumental, locatif ou vocatif ? Personne en particulier… Aucune instance officielle. C’est la communauté des locuteurs, l’ensemble des gens, qui parlent une langue, à un moment donné, qui s’influencent, s’adaptent, inventent parfois… Mais personne avec l’autorité d’un juge n’impose rien. C’est comme ça depuis que l’homme a cette faculté, soit quelques centaines de millénaires…

— D’accord pour la grammaire, mais l’orthographe d’un mot, lui, pourrait-être simplifiée ?

— Oui, le fameux nénuphar peut devenir un nénufar. Il fera toujours des fleurs… D’ailleurs, la loi de 1990 ne dit rien d’autre : on peut le faire… Mais les locuteurs français, dans leur ensemble n’en ont pas envie…
Régulièrement, des réformistes intégristes veulent imposer à la langue des changements, et toujours cela échoue, et échouera toujours. La langue n’appartient à personne : elle est libre comme l’air. Elle n’obéit à personne : réformateurs, militants, politiciens, extrémistes, laissez la langue respirer par elle-même… même si on trouve des gens pour écrire des livres comme La langue est à nous.

— Peut-être les profs sont responsables : ils imposent la vieille orthographe d’un mot ?

— Les profs ont longtemps porté la bonne parole, mais sur l’orthographe, la garde est baissée depuis fort longtemps, depuis qu’on leur a expliqué que mal écrire n’est plus dû à une ignorance, mais à une maladie, un trouble du langage. Comme tu dis : « on peut être bon en français (…) et mauvais en orthographe. Et c’est de plus en plus le cas aujourd’hui ». L’oral, il n’y a que ça de vrai, pourquoi ennuyer les écoliers avec l’écrit ?

— Alors, on pourrait exiger des médias, des éditeurs, des entreprises du numériques de nous offrir des textes en nouvelle orthographe ?

— C’est vrai ! Chaque fois qu’on parle des nénufars et des ognons dans l’actualité, on devrait choisir la nouvelle orthographe. Il faudra en parler à Rustica, aux Chasseur Français et à Cuisine Nouvelle. Voilà une cause essentielle et noble.

— Tu te moques, mais il y a déjà eu plein de réformes de l’orthographe dans les siècles passés. Depuis le XIXe siècle, plus rien ! On pourrait bien bouger tout ça : l’orthographe des mots, l’accord du participe passé, les accents inutiles, les mots pluriels en x…

— Oui, pourquoi pas, mais n’est-ce pas déjà le cas ? Souviens-toi que la loi de 1990 laisse libre le locuteur de décider lui-même ? Et quand ce n’est pas dans la loi, les enfants choisissent d’eux-mêmes, sous l’œil bienveillant des enseignants. Au fil du temps, les mots naissent et meurent. Chaque génération contribue à faire évoluer les mots, leur usage et leur sens. Tu n’as pas de prise sur le langage, tu ne peux constater que des usages. Les plus grands linguistes ne te l’ont pas dit ? Pourquoi veux-tu imposer quoi que ce soit ?

— Parce que c’est urgent ! parce que c’est l’insécurité !

— D’où vient l’urgence d’imposer ce qu’une loi permet déjà ? Les personnes qui ne maîtrisent pas l’orthographe vivraient en insécurité. Il est vrai que de nos jours, entre l’alerte attentat ramenée à son plus haut niveau, et le fait d’hésiter à écrire choux ou chous, la vie est insupportable. Sans compter les punaises, plus à l’ordre du jour que les poux.

— Mais ça coûte cher socialement et économiquement ! C’est facile de se moquer. Il y a des gens qui se sentent stigmatisés parce qu’ils ne maîtrisent pas l’orthographe, c’est un frein social.

— C’est vrai ! Et quel serait le niveau en deçà duquel une victime des règles orthographiques ne se sentirait plus stigmatisée ? C’est difficile à dire… Les sept grandes règles révisées par la loi de 1990 apportent déjà beaucoup de souplesse à qui le souhaite… Si la victime en question demande plus, qu’elle le fasse de manière explicite… Je t’écoute.

— Personnellement, on en a discuté avec mon groupe. Moi, je pense que l’écriture inclusive serait un plus. Tant que l’orthographe est complexe, tant qu’on n’a pas simplifié la graphie, libéralisé la grammaire, je sais qu’on ne peut pas appliquer l’écriture inclusive facilement, tu vois…

— D’accord… Je me disais aussi, pourquoi tes ami.e.s si atterré.e.s ont signé une telle tribune… Tu as bien raison. Puisqu’on ne peut imposer une nouvelle écriture, commençons par faire appliquer la loi 1990 qui va dans le sens d’une simplification, puis réclamons moins de règles pour imposer la Grande Règle de l’Écriture Inclusive. Ça vous évitera aussi les parenthèses dans « atterré(e)s », qui ne sont pas jolies mais rassurent vos allié.e.s universitaires naï.f.ve.s. Au fait, ça se prononce comment atterré.e.s ? Atterréheuesse ?

— Non, atterrés.

— Alors, comme l’orthographe doit être simplifiée, je suis d’accord avec toi, je propose d’écrire atterrés.

— Mais alors que devient l’inclusivité ? Tu ignores que la défenseure (ou défenseuse, je ne sais plus) des droits a publié des recommandations cette année ? Par exemple, on doit écrire épouxe, parce que si la personne est trans ou simplement non binaire, il ne faut pas la discriminer. Iel est pas belle/beau le/la marié.e ?

— Si, si, certainement. Mais puisque tu proposes de supprimer ces x, épouse devrait suffire. Mettons ensemble au goût du jour la chanson de Gainsbourg : « Élisa, Élisa, cherche-moi des pous ! ».

— Oui, c’est pour rester inclusif que je parle d’urgence et d’insécurité. Je me devais de commencer à introduire la thématique victimaire, mais doucement…

— Et nos grands linguistes n’ont rien dit ? Ils n’ont pas vu que Le Monde mettait en plus un lien hypertexte vers un autre article sur l’écriture inclusive ?

— Ils n’y ont vu que du feu, ils sont à mille lieues de ces stratégies… Dès que nous aurons mis en place un comité international, de préférence agréé et financé par la communauté européenne et l’organisation internationale de la francophonie, la question sera tranchée au-delà du national : cela aidera à faire plier la France conservatrice et son Académie rétrograde, limite fasciste.

— D’accord, je comprends mieux dit comme ça…

— Oui, mais je ne pouvais pas le dire ainsi d’emblée. J’ai compris qu’il faut être progressif et patient, parier sur plusieurs générations…

— Tu me faire peur : ça me rappelle la stratégie de certains groupes extrémistes.

— Oui, tu sais à l’extrême du progrès de la gauche, on est à la pointe, et on s’inspire entre communautés.

— Une dernière question : tu sais que ta loi de 1990, qui simplifie l’orthographe des noms composés n’est pas parfaite ? Elle indique que « prie-Dieu » est invariable au pluriel. On ne peut toujours pas écrire des « prie-Dieux », même si on est polythéiste, c’est dingue non ?

— Non, justement, cela évite d’offenser les communautés intégristes… et ça, on veillera à ce que cela ne change pas.

Fred. Pierron

Fred. Pierron

Notes & références

  1. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/15/pourquoi-il-est-urgent-de-mettre-a-jour-notre-orthographe_6194603_3232.html