La France compte près de trois millions d’étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur. Cette réalité démographique pose une question cruciale de stratégie publique : où et comment forme-t-on ces cohortes massives de jeunes adultes appelés à intégrer un monde professionnel en constante mutation ? Au-delà des images récurrentes des grandes écoles, il importe de rappeler une donnée fondamentale : plus de 70 % des étudiants sont inscrits dans des établissements publics, en très grande majorité dans les universités.
Une mission d’enseignement majeure assurée avec des ressources minimales
Frais d’inscription dans le supérieur | |
Type d’établissement | Frais annuels moyens |
BTS privé sous contrat | 600 € |
BTS privé hors contrat | 3 000 € |
Écoles d’ingénieurs publiques | 600 € |
Grandes écoles d’ingénieurs privées | 3 200–6 300 € |
Grandes écoles de commerce | 6 000–18 000 € |
Écoles de commerce élitistes (EDHEC…) | jusqu’à 54 000 € |
Écoles de journalisme privées | 1 500–6 800 € |
Universités | 175-250 € |
Sur les 3 500 établissements d’enseignement supérieur en France, 72 sont des universités. Il reste donc 3 428 établissements hors universités. Parmi ceux-ci : environ 3 000 sont d’enseignement supérieur privé (écoles d’ingénieurs, de commerce, BTS privés, instituts catholiques, etc.).
Environ 428 sont publics, incluant :
La comparaison des recettes issues des frais d’inscription entre secteur public et secteur privé est éclairante. Sur la base d’une estimation raisonnable (175 € en moyenne à l’université en L3, 600 € dans les BTS publics), nous retenons un montant moyen de 350 € de frais d’inscription annuels par étudiant du public. Rapporté aux quelque 2,1 millions d’étudiants concernés (soit 70 % des trois millions inscrits), cela représente environ 735 millions d’euros de recettes annuelles. Dans le même temps, le secteur privé, qui concentre les 30 % restants, pratique des frais d’inscription moyens de l’ordre de 3 500 € par an (source : MESR, DEPP, Observatoire de la vie étudiante, et estimations croisées via les rapports Cour des comptes et presse économique). Cela correspond à une population d’environ 900 000 étudiants, pour un total de 3,15 milliards d’euros de recettes. Le calcul est simple, et le constat sans appel : les établissements publics forment plus du double d’étudiants avec quatre fois moins de recettes propres issues de la scolarité.
Une dotation écrasante de l’État au fonctionnement du secteur public
L’effort financier de l’État constitue le socle budgétaire des établissements publics d’enseignement supérieur et de recherche. En 2023, le total des dotations budgétaires allouées via les programmes 150 (Formations supérieures et recherche universitaire), 172 (Recherches scientifiques et technologiques) et 231 (Vie étudiante) a atteint environ 25,75 milliards d’euros, selon les données du rapport annuel performance 2023 du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (source : mission MESR, RAP 2023).
Les universités reçoivent une dotation globale de l’ordre de 4,06 milliards d’euros, soit environ 53 % de leurs ressources annuelles (source : MESR, DGESIP/SIES, rapport 2021 sur les finances des EPSCP). Les organismes de recherche (EPST) tels que le CNRS, l’INSERM ou l’INRAE reçoivent quant à eux entre 76 % et 77 % de leurs ressources sous forme de dotations de l’État. Le CNRS, par exemple, a perçu en 2021 près de 2,61 milliards d’euros de dotation pour un budget total proche de 3,4 milliards. Ces chiffres témoignent d’une dépendance extrêmement forte du secteur public à la subvention de l’État, contrairement aux structures privées qui fondent leur modèle économique principalement sur les frais de scolarité. Cet écart de modèle budgétaire reflète aussi un écart de mission : l’accès universel contre la rentabilité ciblée.
On pourrait s’étonner d’un équilibre apparent : en additionnant les frais d’inscription et la dotation publique, le secteur public (avec ~735 M€ de scolarité + ~25,75 Md€ de dotation) et le secteur privé sous contrat (avec ~3,15 Md€ de scolarité + une dotation moyenne de 596 €/étudiant pour les EESPIG, soit à peine ~60 M€) semblent couvrir des masses comparables. Mais cette symétrie n’est qu’un mirage comptable : les établissements publics accueillent 70 % des étudiants et forment, avec un investissement massif de l’État, l’essentiel de la jeunesse nationale. À l’inverse, le secteur privé fonctionne principalement sur ressources propres et prend en charge un public plus restreint, parfois plus sélectif. L’État consacre donc des efforts budgétaires importants à une part majoritaire de la population étudiante, mais dont la capacité de retour sur investissement est compromise par l’organisation même du système.
La déconnexion structurelle entre recherche et formation
L’argument traditionnel de la richesse du modèle français réside dans le couplage entre recherche et enseignement. Or, ce lien est en réalité largement théorique. Si les universités hébergent bien des unités mixtes de recherche (CNRS, INSERM, INRAE, INRIA…), les chercheurs confirmés sont rarement impliqués dans l’enseignement de premier cycle. La complexité des appels à projets, la pression des financements européens (Horizon Europe) ou nationaux (ANR, France 2030), et la logique de publication entravent leur disponibilité pédagogique. Les étudiants de licence n’ont, dans la majorité des cas, qu’un accès très indirect à la recherche vivante. Ce déficit d’exposition constitue un paradoxe profond : les établissements publics concentrent la quasi-totalité de la recherche fondamentale et appliquée, mais les étudiants n’en bénéficient que marginalement. L’autonomie croissante des laboratoires, la sectorisation des fonctions, et la logique de « rentabilité » scientifique brisent le lien que l’on prétend fonder entre production de savoir et transmission.
À cette situation déjà complexe s’ajoute un paradoxe institutionnel de grande portée. Dans une logique d’évitement du système universitaire, la France a historiquement favorisé l’essor des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), conçues comme des filières d’élite intégrées au sein des lycées. Pourtant, ces classes, qui accueillent près de 86 900 étudiants en 2024 selon Campus France, fonctionnent hors de tout pilotage universitaire. Ce sont les conseils de classe des lycées, et non les équipes pédagogiques universitaires, qui décident de l’attribution des crédits de licence pour les étudiants réorientés vers l’université après un ou deux ans de CPGE, sans que les universités aient la moindre prise sur ces validations (cette situation est nouvelle depuis une quinzaine d’années, car auparavant, les université étaient décideurs). Ce système, inspiré du modèle du lycée républicain classique, vise à assurer une exigence académique élevée. Mais il se trouve décorrélé du monde de la recherche auquel il prétend pourtant préparer. Les enseignants de CPGE n’ont que très rarement une activité scientifique ou une implication dans des laboratoires de recherche, et les contenus enseignés, bien que rigoureux, relèvent davantage d’un enseignement magistral intensif que d’une initiation à la production de savoir. Ce cloisonnement structurel produit une impasse : environ 13 % des étudiants issus des CPGE – soit plus de 11 000 jeunes par an – retournent à l’université, non pas dans une logique de continuité intellectuelle, mais comme solution de repli après une non-admission en école. Cette voie, conçue comme une « seconde chance », est paradoxalement vécue comme un échec, alors même que leurs résultats en font, dans de nombreuses disciplines, les principaux candidats aptes à l’agrégation et aux premières places du CAPES qu’ils délaissent de plus en plus fautes d’une attractivité désormais suffisante. Les écoles privées et les IEP ont créé depuis une vingtaine d’années les AP (admissions parallèles) pour piller ce vivier produit à grand frais par les CPGE publiques, ce qui dépouille d’autant les Universités.
En somme, le système français expose une dissociation problématique : les producteurs de savoirs – les enseignants-chercheurs, les auteurs des publications scientifiques – sont à l’université, mais les filières d’élite censées préparer à ces savoirs sont pilotées depuis les lycées et désormais par les écoles supérieures privées et les IEP (qui ont là aussi dévalorisé les concours et le travail intensif pour capter les bacheliers les plus brillants sans les faire travailler, et donc par le système des AP pour compenser le manque de formation des premiers). Ce découplage affaiblit la continuité entre formation et recherche, et contribue à la perte de lisibilité du modèle universitaire dans l’écosystème de l’enseignement supérieur. Sans compter la perte de sens pour les enseignants chercheurs qui ne savent plus à quoi sert leur mission d’enseignement.
L’échec de la professionnalisation de masse
Malgré les efforts réglementaires et la création de dispositifs de type licences professionnelles, UE de compétences transversales ou modules d’insertion, les universités demeurent structurellement inaptes à répondre aux besoins du tissu productif. Le rapport entre enseignants et étudiants, la généralité des contenus, et l’absence d’interface avec les acteurs locaux limitent drastiquement l’impact de ces dispositifs. L’écosystème universitaire souffre aussi d’un déficit de réseaux et de médiation. À l’inverse, les établissements privés compensent la faiblesse relative de leur encadrement scientifique par une orientation très pragmatique vers le marché du travail : partenariats industriels, comités de pilotage, accompagnement individualisé, entretiens blancs, interventions de professionnels. Leur capacité à évaluer les besoins réels du tissu économique leur permet d’assurer un taux d’insertion bien plus performant. Les observatoires des métiers comme syntec, qui ont pris l’habitude de travailler avec de petites structures plus à mêmes de répondre à leur souci d’adaptation, ignorent le sens des mots des formations. A l’inverse, les structures privées plus agiles n’hésitent pas à adapter les intitulés de leurs cours aux besoins des métiers. A-t-on besoin qu’un « media manager » sache organiser une réunion ? L’ESSEC crée aussitôt un cours : « gestion de réunion », quand les filières en LSHS continuent de former « à la méthodologie de la recherche ».
Une contradiction structurelle à repenser
La situation actuelle témoigne d’une contradiction : la puissance publique supporte l’essentiel de la mission de formation, sans capacité opérationnelle ni reconnaissance budgétaire à la hauteur de ses charges. En étroite collaboration avec les organismes de recherche, elle déploie des savoirs à la pointe de la science internationale, mais sans équivalent éducatif pour la génération qu’elle accueille. Un rééquilibrage s’impose : renforcer les liens entre recherche et formation, redonner une finalité professionnelle claire aux cursus universitaires (mais rien ne fera sans une sélection préalable ou la création d’années de mise à niveau – ex-propédeutique –, puisqu’en l’état actuel la fonction des premiers cycles universitaires consiste à grands frais à trier parmi les bacheliers le tiers ou le quart de ceux qui sont aptes à obtenir une L3, ce qui était autrefois réalisé par le lycée), et permettre une revalorisation de la mission pédagogique dans l’enseignement supérieur public. Sans quoi, la France risque de creuser un fossé définitif entre ses capacités scientifiques et la formation effective de sa jeunesse. La méritocratie républicaine, longtemps réalisée par l’université, pourrait bien devenir une illusion statistique si l’on ne réinvestit pas massivement dans ce maillon décisif du pacte éducatif national. D’ores et déjà, la France a connu un effondrement de sa capacité à proposer des brevets scientifiques, dont le nombre annuel a été divisé par six en quelques décennies, une régression inconnue chez nos concurrents.