[par Charles Coutel1]
Malgré les interruptions dues à la crise sanitaire, nos travaux ont tenté de montrer, notamment au sein de l’Observatoire du décolonialisme, le rôle émancipateur de l’universalisme. Cet universalisme est devenu pour nous, chemin faisant, non seulement un principe intellectuel et éthique mais aussi un processus émancipateur.
L’universel a une puissance propre comme horizon mobilisateur dans nos engagements. L’universel nous permet de passer des postures figées à des engagements dynamiques ; nous prenons ainsi au sérieux la proclamation de Voltaire : « Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères. »
Mieux, c’est l’exigence d’universalité qui nous libère des risques d’essentialisation dogmatique et d’identification figée des individus singuliers, comme nous le constatons dans les dramatiques dérives communautaristes.
Si l’universel est l’horizon de nos combats et de nos espérances alors nos mots, nos propositions, nos engagements devraient en être influencés positivement et durablement. Pour cela, il convient comme nous y invite un Charles Péguy de faire « un effort de mots » vis-à-vis de ce que nous disons ou laissons dire.
Sur chaque grand thème d’actualité, c’est l’universel qui est la solution émancipatrice. Charles Péguy constate : « Il est naturel que ce soient les mots les plus faciles à prononcer qui attirent plus facilement la bêtise mondaine et populaire […] car beaucoup ont intérêt à les déformer.[…] Il est bon de savoir d’où les mots sont partis et où ils sont arrivés. » (Œuvres complètes, La Pléiade I, 1987, p. 1805). Francis Ponge se fera l’écho de Péguy quand il écrit : « La meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage. » (Pour un Malherbe)
C’est cette méthodologie de l’émancipation par l’universel que nous entendons suivre dans cette contribution.
Trois temps dans notre propos :
- Méditer sur les nécessaires précautions méthodologiques sur l’usage du terme mixité, souvent confondu avec parité. Nous serons guidés par le souci d’y voir toujours plus clair avec l’égalité, cœur de notre devise républicaine.
- Nous rappellerons ensuite, succinctement, le message universaliste des Lumières et notamment de Condorcet
Prenons quelques précautions méthodologiques
C’est la référence à l’universel qui constitue l’unité du message humaniste des Lumières2. Toute question toute controverse gagne à être éclairée par un processus d’amplification qu’implique la référence à l’universel. C’est le refus de cette référence à l’universel qui constitue le signe de ralliement des ennemis de la République. Ce constat est visible quand il s’agit de penser l’importance de la mixité notamment dans la relation entre les hommes et les femmes. Notre hypothèse de travail est simple : c’est la référence à l’universel qui nous permet de penser la mixité hommes/femmes dans une continuité amplifiante pour plus d’égalité dans la société. Cette amplification de l’égalité par la mixité évite ainsi le piège de la parité pour reprendre une formule correspondant au titre d’un ouvrage paru en 1999 dans la collection « Pluriel », citons Élisabeth Badinter à la page 35 :
« L’humanité est une à travers ses composantes. Elle est ce qui est commun à tous les êtres humains, au-delà de toute distinction. C’est pourquoi l’universalité […] est le propre des droits de l’homme, sauf à en dénaturer la portée. […] Je n’ai jamais cru qu’il existe une différence de nature entre homme et femme que l’on puisse ériger en principe politique. »3
Cette analyse d’Élisabeth Badinter est le résumé du message universaliste des Lumières.
Le message universaliste des Lumières
Je vais à l’essentiel : si nous confondons trop souvent mixité et parité pour penser les relations entre hommes et femmes, c’est que nous négligeons une des leçons fondamentales des Lumières formulée par Condorcet, notamment quand ce philosophe médite sur le « droit de cité » (l’exercice de la citoyenneté) des femmes4. S’appuyant sur le rôle avéré des femmes dans la recherche scientifique mais aussi la pratique des arts, Condorcet affirme la stricte égalité entre l’homme et la femme, tout en respectant les particularités de chaque sexe et la singularité de chaque individu. Courageusement, Condorcet n’hésite pas à prendre le contrepied des préjugés de son temps qui revenaient toujours à justifier le contrôle voire l’exploitation des femmes par les hommes (se concentrant dans l’affreuse expression sexe faible). Oscillant entre l’idolâtrie et le mépris, les hommes ne voyaient pas les femmes. Cette analyse prend par avance le contrepied du « féminisme profond » actuel qui, retournant le machisme, en reconduit sa logique essentialiste, présentant le sexe masculin comme un ensemble des mâles dominants (n’hésitant pas à ajouter violents, blancs, racistes, colonialistes). Au temps des Lumières, les Salons n’étaient pas des réunions « non mixtes » ! Condorcet, sur la question de la relation homme/femme, comme sur la question des inégalités en général, assume un paradoxe : les hommes et les femmes ne sont pas identiques mais ils sont absolument égaux devant les lois et dans l’exercice de la citoyenneté. En conséquence, la mixité est une promotion de l’égalité grâce à l’universalité.
De fait, Condorcet, notamment dans son Tableau historique des progrès de l’esprit humain, étend à la relation hommes/femmes la thèse selon laquelle tous individus et toutes les nations peuvent travailler dès maintenant à la construction d’une République fraternelle, solidaire et hospitalière5. Cette même générosité humaniste et universaliste se retrouve chez Diderot, Voltaire ou encore Ramsay.
S’appuyant sur les textes de Poulain de la Barre ou encore de Rousseau, Condorcet dépasse la vision d’une société où les inégalités héritées, sociales, économiques et culturelles seraient essentialisées et figées. Grâce à l’universalisme de Condorcet, nous passons à une promotion de l’égalité par l’accès à une instruction publique mixte ou encore à la citoyenneté, tout en évitant le piège de la parité.
Originalité de l’approche condorcétienne
Le tableau historique de Condorcet permet de prendre la mesure de la réflexion de l’auteur sur l’égalité politique et sociale entre les hommes et les femmes. Rappelons que Condorcet soutient la lutte des Juifs, des protestants et des Noirs pour leur émancipation6. L’égalité politique de l’homme et de la femme est affirmée notamment dans un article qui fit scandale : Sur l’admission des femmes au Droit de cité, paru le 3 juillet 1790, dans le numéro 5 du Journal de la Société de 1789.7
Cet article choqua par son audace ; sa relecture atteste d’un travail philosophique original que l’hagiographie républicaine a quelque peu minoré. Condorcet commence par accepter les thèses de Poullain de la Barre et de Rousseau, pour ensuite les dépasser.
Avec Poullain de la Barre, il constate que les femmes ont été contraintes d’intérioriser, comme « naturelle », la condition que l’habitude leur avait fabriquée. Condorcet précise : « L’habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que parmi ceux que les hommes ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une injustice. »8
Parmi ces violations, il cite : « la violation du principe de l’égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant des femmes du droit de cité. »9
Cependant l’analyse historique ne rend pas Condorcet fataliste car il note dans le passé des contradictions ; on lit ainsi dans un texte inédit : « L’habitude nous a familiarisés avec l’idée d’une femme-roi et non avec celle d’une femme-citoyenne. »10
Dans un autre inédit, datant de 1793 : « La faiblesse des femmes qui les excluait des chasses éloignées et de la guerre, objets ordinaires [des] délibérations, les en fait éloigner également. »11
L’analyse historique condorcétienne fait la généalogie du présent et ne constitue pas une école de résignation ; en ce sens, elle est mélioriste12. Dans l’article de 1790, on lit :
« Il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits. »13
L’acceptation par les femmes de leur condition n’est pas une raison pour ne pas la critiquer avec elles. Le rapport au processus historique d’aliénation socio-économique et politique des femmes est donc critique et féconde ; il s’agit dit le Tableau historique, de « faire l’histoire de nos erreurs à partir de notre ignorance première. »
D’autre part, Condorcet s’il accepte bien la différence des deux sexes, n’en fait pas pour autant une opposition irréductible et une séparation définitive ; à ceux qui insistent sur cette différence, le texte de 1790 répond :
« Je demande maintenant qu’on daigne réfuter ces raisons autrement que par des plaisanteries et des réclamations ; que surtout on me montre entre les hommes et les femmes une différence naturelle qui puisse légitimement fonder l’exclusion du droit. »14
La différence homme/femme ne saurait justifier une quelconque exclusion ou hiérarchisation. La différence physiologique ne peut en aucun cas inférioriser les femmes : sinon faut-il priver de vote un homme atteint de goutte ou trop peu instruit ? Faut-il redire que les femmes ont brillé dans l’art de gouverner et dans les sciences, précise encore Condorcet15 ? Les différences physiques, au lieu de les opposer, devraient réunir les femmes et les hommes au sein d’une même humanité fraternelle et d’une même citoyenneté universelle : égalité par la mixité et non par une parité arbitraire et abstraitement quantifiée. La mixité universalise l’égalité pour plus de fraternité.
Pour Condorcet, les hommes et les femmes sont frères et sœurs, égaux en humanité et en rationalité16. La raison selon Condorcet est une école à la fois d’universalité et d’humanité dans le respect des individualités talentueuses. La mixité devient le milieu où se développe la fraternité universelle ; le risque d’essentialisation peut être dépassé. Notons, par exemple, que dans le cadre de l’instruction publique, Condorcet prône la mixité en même temps que la gratuité et l’obligation.
Dans ses Lettres d’un bourgeois de New-Haven, de 1788, Condorcet écrit : « Nous appelons ces droits naturels, parce qu’ils dérivent de l’homme, c’est-à-dire parce que du moment qu’il existe un être sensible, capable de raisonner et d’avoir des idées morales, il en résulte, par une conséquence évidente, nécessaire, qu’il doit jouir de ces droits, qu’il ne peut en être privé sans injustice ? […] N’est-ce pas en qualité d’êtres sensibles, capables de raison, ayant des idées morales, que les hommes ont des droits ? Les femmes doivent donc avoir absolument les mêmes et cependant jamais, dans aucune constitution appelée libre, les femmes n’ont exercé de droit de citoyens. »
Le texte de 1790 résume ainsi le rationalisme universaliste de Condorcet, présenté en 1788 : « Or les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui de vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens. »17
Les Lumières universalistes, mettant au centre l’égalité homme/femme, n’en déclinent pas pour autant toutes les implications sociales et économiques. Il faut donc poursuivre leur œuvre vers un universalisme toujours plus exigeant.
En 1996, Catherine Kintzler résume l’actualité du message universaliste des Lumières et notamment de Condorcet :
« Il faut se battre pour les droits des femmes, parce que les droits des femmes sont les droits de tout homme. L’état du droit dont jouissent les femmes donne aujourd’hui la mesure du droit dont jouit l’homme en général : il suffit qu’une seule femme soit opprimée pour que le soit le corps tout entier de l’humanité. C’est pourquoi ce combat est exemplaire, il représente concrètement l’universel. »18 (souligné par nous)
Conclusion : par la mixité mettre l’égalité au service de la fraternité universelle
Le message universaliste des Lumières est clair : grâce à Condorcet, nous pouvons penser la revendication de la citoyenneté des femmes dans une exigence d’égalité reposant sur des principes et des lois applicables à tous. Ni idolâtrées, ni méprisées, les femmes entendent simplement être respectées et reconnues. Le constat critique des injustices, de l’exclusion politique et sociale et des violences faites aux les femmes est, pour Condorcet, l’occasion d’une extension et d’un approfondissement de l’universalité des droits humains. L’altérité des sexes prise en compte par la mixité pourrait même devenir le moteur d’une égalité politique, éthique et donc initiatique, ouverte et universelle nouvelle et plus forte et sur un approfondissement de l’hospitalité universelle.
Le message des Lumières et notamment de Condorcet eut des effets directs durant la Révolution, entre 1790 et 1793 ; est-il nécessaire d’évoquer la figure d’Olympe de Gouges ? Ainsi des Parisiennes demandent en 1793 :
« Et pourquoi les femmes douées de la faculté se sentir et d’exprimer leur pensées, verraient-elles leur exclusion des affaires publiques ? La Déclaration des Droits est commune à l’un et l’autre sexe et la différence consiste dans les devoirs ; il en est de publics, et il en est de privés. Les hommes sont particulièrement appelés à remplir les premiers. »19 La conséquence est claire : l’espace public n’est pas sexué.20
Écoutons encore le témoignage d’une demoiselle Jodin, extrait de ses Vues législatives pour les femmes datant de 1790 : « Nous ne sommes point sur la terre une autre espèce que vous : l’esprit n’a point de sexe, non plus que les vertus21. »
Est-il étonnant de constater que le message universaliste des Lumières et de Condorcet reste encore trop méconnu actuellement ? Les humanistes, soucieux de transmettre le message universel des Lumières, sauront en tirer les conséquences dans leurs analyses et leurs initiatives, notamment au sein des institutions dédiées à la transmission des principes républicains.