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La pensée décoloniale est-elle coloniale? Pour une déconstruction du décolonialisme

[par Vincent Tournier]

Pendant que le « Mois décolonial1 » est à la fête à Grenoble, le Château des ducs de Bretagne organise la deuxième édition de son exposition « Expression(s) décoloniale(s) ». Las, les deux invités originaires d’Afrique ont tenu un discours bien différent de celui qui était attendu, révélant au passage une difficulté à laquelle les militants décoloniaux n’ont manifestement pas songé : se pourrait-il que la pensée décoloniale soit elle-même l’héritière de la pensée coloniale ?

L’accusation est maintenant bien rodée : notre mentalité à nous autres Européens, et plus particulièrement à nous autres Français, est conditionnée par une histoire coloniale qui ne passe pas, comme on disait naguère à propos de Vichy. Loin d’appartenir à un passé révolu, la colonisation continue de nous habiter et de nous déterminer. Elle a façonné nos esprits et nos cadres mentaux. Elle nous fait voir le monde à travers un regard binaire : les colons et les colonisés, les Blancs et les « racisés ». 

Cette « pensée blanche » imprègne tout : les institutions, les lois, la pensée, la langue, les expressions culturelles, et même la science. Tout notre univers est marqué par cette matrice héritée du passé, tel un logiciel dont on ne peut pas se débarrasser. Colonisateur un jour, colonisateur toujours. Les Blancs sont d’éternels colons, et le pire c’est qu’ils l’ignorent ; ils forment une caste qui n’a pas conscience de ses privilèges car leurs titres de noblesse relèvent d’un habitus conditionné par le passé. D’où le racisme systémique : vous aurez beau avoir les meilleures lois et les meilleures intentions du monde, vous serez toujours des colons dans le sang. Tel père, tel fils. L’air de rien, le décolonialisme a remis au goût du jour la responsabilité collective et héréditaire des peuples.

De l’avant-garde éclairée à l’avant-garde éveillée

Une question vient cependant à l’esprit : si nos cadres mentaux sont à ce point conditionnés par l’histoire, par quelle grâce les militants décoloniaux ont-ils été capables de sortir du pot commun ? Par quel mystère sont-ils parvenus à échapper à la malédiction du colonialisme, eux qui ont finalement les mêmes caractéristiques que leurs compatriotes restés englués dans la gangue colonialiste ?

Le problème n’est pas nouveau. Il s’est posé dans les mêmes termes aux militants révolutionnaires : si les idées de chacun sont déterminées par la position de classe, au nom de quoi certains esprits parviennent-ils à s’arracher à leur condition sociale et à prendre conscience de leur situation ? 

Une contradiction aussi puissante aurait pu devenir gênante si elle n’avait été résolue par un tour de magie inspiré du mythe platonicien de la caverne : par miracle, une minorité particulièrement lucide a su s’émanciper de son déterminisme de classe. Ces heureux élus ont réussi à quitter l’univers mental du citoyen ordinaire et savent voir le monde tel qu’il est. Ils sont devenus l’avant-garde éclairé du prolétariat, ce qui leur permet de travailler à la conscientisation des masses. 

Le même miracle se produit aujourd’hui avec les militants décolonialistes. Une minorité d’éveillés a pu sortir de l’idéologie coloniale et prendre la tête du combat post-colonial. Comme leurs prédécesseurs qui luttaient pour l’émancipation du prolétariat, dont ils revendiquent du reste la filiation2, ces nouveaux éveillés entendent faire prendre conscience des dominations cachées qui structurent le monde social – ou plutôt : racial, car la race a pris le relais de la classe sociale – dans le but de faire advenir un monde libéré de la domination blanche. 

L’objectif du décolonialisme rejoint alors celui du communisme : de la même façon qu’il fallait autrefois déconstruire l’imaginaire bourgeois, il s’agit désormais de « déconstruire l’imaginaire colonial », pour reprendre la formule du Mois décolonial3, ou encore « décoloniser sa pensée, son regard, son imaginaire », comme l’indique le Musée d’histoire de Nantes4. Bref, il faut sortir de la fausse conscience coloniale comme il fallait jadis sortir de la fausse conscience de classe.  

« S’il n’y avait pas eu de vendeur, il n’y aurait pas eu d’acheteur »

Se pourrait-il toutefois que les éclairés décoloniaux se trompent sur eux-mêmes ? Se pourrait-il que leur pensée soit plus imprégnée de l’idéologie coloniale qu’ils ne se l’imaginent ? 

Telle est la question qui vient à l’esprit en découvrant les interventions des deux invités de l’exposition nantaise « Expression(s) décoloniale(s) »5

Bien que cet événement soit placé sous le signe du décolonialisme le plus ordinaire, les deux invités ont tenu des propos pour le moins détonants. L’artiste béninois Romuald Hazoumé a ainsi déclaré : 

« Moi mon rôle en tant qu’artiste africain, c’est de dire aux miens : “nous, Africains, devons aussi assumer notre responsabilité dans l’esclavage ! S’il n’y avait pas eu de vendeur, il n’y aurait pas eu d’acheteur. Comme les Occidentaux, des Africains ont aussi profité de ce trafic ! Et il est important de parler de ce qui se passe aujourd’hui, de parler de ces enfants que l’on ‘place’ dans d’autres familles, qui font le ménage, la vaisselle, qu’on ne met pas à l’école… Nous devons nous regarder d’abord avant de regarder les autres.” » 

De son côté, l’historien ivoirien Gildas Bi Kakou explique que, s’il s’est intéressé à la traite négrière, c’est parce qu’il a découvert que certains de ses ancêtres avaient été propriétaires d’esclaves. Il indique que ses recherches portent sur les opérations guerrières « nolo » (rapt d’un individu isolé) et « mvrakila » (razzia) menées au Congo pour fournir des esclaves aux négriers. Il étudie également le royaume esclavagiste Ashanti (1701-1874) qui exigeait chaque année la livraison de 2 000 esclaves. De ses recherches, il tire une conclusion décapante dans le milieu décolonial :

« La responsabilité africaine dans l’esclavage est encore taboue. Que l’on soit descendant de parents réduits à la servilité ou de personnes possédant des esclaves, c’est encore très compliqué et honteux d’en parler ». 

On comprend pourquoi cet historien, dont les recherches ont été récompensées en France par le prix du Comité national pour la mémoire et l’Histoire de l’esclavage en 2019, ne suscite guère l’enthousiasme de la part des universités ivoiriennes : de toute évidence, ses conclusions risquent de brouiller les demandes de réparation que les États africains tentent de promouvoir.

Mais surtout, en écoutant ces deux personnalités, une question vient à l’esprit : quelle place le décolonialisme accorde-t-il à ce type d’analyse ? À quel moment permet-il à cette parole critique de s’exprimer ? 

Un colonialisme qui s’ignore ?

De ce fait, deux problèmes sont incidemment mis au jour. Le premier est que le décolonialisme est un discours clos sur lui-même, hermétique à toute information dissonante, ce qui n’est pas vraiment une surprise ; le second est que l’imaginaire décolonialiste ne conçoit l’histoire que du point de vue occidental, n’attribuant un rôle actif qu’aux peuples occidentaux. L’Occident a certes tous les défauts de la terre car c’est lui qui sème les maux de l’humanité (domination, exploitation, violence, barbarie), empêchant les autres peuples de s’exprimer, et pillant au passage leurs ressources et leur génie pour son seul profit. Mais c’est lui aussi qui est le seul acteur authentique de l’histoire,

Se pourrait-il alors que le décolonialisme, par son refus d’intégrer dans son raisonnement la moindre responsabilité des Africains eux-mêmes, soit à son tour imprégné par l’idéologie colonialiste ? Le décolonialisme n’a-t-il pas finalement pour caractéristique, en figeant l’Afrique dans le rôle d’une victime éternelle et passive, de reprendre la même vision condescendante et paternaliste qui a justifié la colonisation ?

Une phrase revient ici en mémoire : celle de Nicolas Sarkozy sur « l’homme africain [qui] n’est pas entré dans l’histoire », prononcée à Dakar en 2007. A l’époque, l’ancien président avait suscité des critiques virulentes, notamment à gauche. Pourtant, il est troublant de relever que, tout compte fait, cette phrase convient assez bien aux militants décoloniaux d’aujourd’hui, eux qui ne voient les peuples d’Afrique que comme des entités idéalisées et terriblement fragiles, incapables d’être des acteurs autonomes de l’histoire, surtout lorsqu’il s’agit d’exprimer les pulsions négatives de l’humanité. 

Colonial toi-même

Loin de rompre avec la pensée colonialiste, le décolonialisme se présente ainsi comme l’un de ses rejetons ou, plutôt, comme l’une des variantes de la même matrice culturelle : celle qui aspire à faire le bien de l’humanité, à émanciper les peuples sur la base de droits universels, avec toutes les limites et les contradictions que suppose un tel programme. De ce fait, le décolonialisme se donne raison à lui-même : à son corps défendant, il est lui-même la preuve que l’idéologie coloniale imprègne toutes nos mentalités. Et ce faisant, il révèle son échec : on ne sort pas facilement de l’imaginaire colonial. 

Il reste que le paradoxe n’est pas des moindres : d’un côté le décolonialisme entend rompre avec l’imaginaire colonialiste ; et de l’autre c’est précisément dans cet imaginaire qu’il puise l’essentiel de son argumentation. C’est la même difficulté que l’on observe chez les partisans de l’ouverture des frontières (européennes) dont les décolonialistes sont généralement issus : d’un côté ils idéalisent les individus qui viennent d’Afrique, mais de l’autre ils souhaitent inconsciemment les sauver de la barbarie qui règne chez eux. D’où leurs mobilisations pour aider les migrants à franchir les frontières ou empêcher les expulsions vers les pays d’origine. 

Ce faisant, une lecture schizophrénique s’est constituée qui dissocie les individus et leur société, comme si les premiers n’avaient rien à voir avec la réalité collective à laquelle ils appartiennent. La contradiction saute pourtant aux yeux. Elle ne peut être résolue qu’en considérant que toute la responsabilité des malheurs du monde revient à l’Occident, ce qui est encore une manière de décrypter l’histoire à partir d’un centre unique.  

Déconstruire quoi ?

L’annonce du Mois décolonial grenoblois a été accompagnée d’un beau petit lapsus. On lit en effet sur un site associatif : « au travers d’un geste artistique et d’une parole intellectuelle, nous tenterons de déconstruire l’imaginaire post-colonial« 6

Parler ici de l’imaginaire post-colonial est étonnant. Habituellement, les tracts et les affiches évoquent l’imaginaire colonial, ce qui est logique. Déconstruire d’imaginaire colonial, cela veut dire détruire l’héritage colonial qui est supposé être toujours présent dans nos esprits ; en revanche, déconstruire l’imaginaire post-colonial est moins clair puisque cette expression désigne la période qui suit la colonisation, et traite donc de l’imaginaire qui s’est constitué après la colonisation, dont le décolonialisme fait justement partie. 

Ce lapsus gentillet ne mériterait pas qu’on s’y arrête s’il ne venait révéler une limite évidente du décolonialisme : l’absence de regard critique sur la nature même du mouvement décolonial. Si la déconstruction est une méthode d’accès à la connaissance authentique, pourquoi ne serait-elle pas appliquée à l’imaginaire post-colonial, donc au décolonialisme lui-même, pur produit du monde post-colonial ? 

Il va de soi que les militants décoloniaux ne sont pas disposés à engager un tel travail. Le programme du Mois décolonial ne fait d’ailleurs guère mystère de son faible attrait pour le débat contradictoire, comme le reconnaît sans peine l’un de ses militants : « ce qui m’intéresse, c’est d’avoir des informations, de comprendre, pas de savoir si on doit déconstruire ou non, mais comment. Sinon, on se retrouve sur un débat sur CNews ! »7.

Là où les choses sont plus compliquées, c’est que le mouvement décolonial n’est pas seulement un mouvement militant ; il s’est aussi fortement développé dans les universités et les centres de recherche où il gagne régulièrement du terrain. Or, si l’absence de débats chez les militants n’est pas étonnante, il en va différemment des universitaires, pour lesquels on attend un minimum de recul et de réflexivité. 

Voilà qui pourrait constituer un beau projet pour le CNRS : pourquoi ne pas lancer un programme de recherche sur l’imaginaire décolonialiste dans le but d’en comprendre la nature et les ressorts, ainsi que les groupes et les réseaux qui la soutiennent ? L’enjeu n’est pas mince puisque cette idéologie semble prendre le relais du communisme comme projet d’émancipation, sans que l’on comprenne encore très bien quel type de société cette idéologie entend instaurer.