Loxias n° 77
Sorcières, la revue littéraire et poétique (Perséide mise en ligne grâce au groupe ExFem, Université Côte d’Azur) consacre en 1975 son premier numéro à la nourriture. S’y déploient de multiples perspectives au-delà de la vision du corps des femmes comme nourricier. Noëlle Châtelet dans La marmite du dedans rappelle le rapport charnel entre corps et nourriture, les étapes de la transformation de la matière, de l’ingestion, à la digestion, de la gestation à l’excrétion et laisse entrevoir les multiples possibilités métaphoriques des organes comme la bouche ou le ventre. Xavière Gauthier, dans son cut-up arrangé, Maman, j’ai faim, décrit l’apprentissage du langage par le biais d’une scène de repas où l’alphabet se mange, tout en explorant par son écriture le potentiel littéraire des manuels de cuisine. Dans Les enfants maigres et jaunes, Marguerite Duras se remémore son enfance en Indochine. Elle raconte son rejet des goûts français imposés par sa mère dans la salle à manger coloniale et revendique son héritage culturel métissé.
Écritures des corps, mise en perspective des implications entre nourriture et transmission, fonctions du goût dans la mémoire et l’Histoire… Ce numéro de Loxias s’inscrit dans la lignée de Sorcières et propose de poursuivre la réflexion autour de la thématique Femmes & Nourriture au-delà de la production artistique française, et par exemple avec les outils d’analyses sociocritiques issues des études culturelles, postcoloniales et/ou de genre.
Il s’agira d’analyser les œuvres d’auteurs et d’autrices qui mettent en situation des femmes qui nourrissent, qui mangent, qui cuisinent, ou les œuvres qui évoquent la préparation, la découverte, le goût, le symbole, le souvenir, spécifiquement liés à la nourriture. On pourra également se consacrer à l’étude des filiations entre ces textes.
Les propositions pourront, sans exclusive, se développer dans plusieurs axes :
1/ Les femmes qui mangent : quelles formes prennent les représentations des femmes qui mangent ou ne mangent pas ? Que mangent-elles, comment, dans quelle situation ? Ces façons de s’alimenter sont-elles liées au genre féminin qui leur a été assigné ? Nous pourrons nous appuyer sur des figures littéraires et leurs trajectoires dramatiques, telles que la sorcière, qui mijote des potions magiques ou empoisonnées, la mante religieuse qui mange son partenaire sexuel, ou l’ogresse qui s’empiffre de nourriture ou d’enfants.
2/ L’espace politique de la cuisine : la cuisine est-elle forcément l’espace de la domination des femmes ? Quels rapports de classe, de genre, de race, se nouent autour de la nourriture ? Quelles relations de pouvoir s’exercent autour de la table ? On pourra étudier les liens entre création littéraire et les conditions de vie des écrivain.es, leurs origines socio-culturelles, leurs parcours. Barbara Smith, figure de proue des luttes féministes noires aux États-Unis, fonde en 1980 une maison d’édition pour encourager l’autonomie des écrivaines féministes de couleurs, qu’elle nomme « Kitchen Table : Women of Colors Press », sur les conseils d’Audre Lorde. Smith choisit cette dénomination car la cuisine est pour elle le centre de la maison, le lieu où les femmes se retrouvent, échangent, débattent, et où la communauté entretient ses alliances. La maison d’édition, comme la cuisine, est le lieu de la transmission et de la création.
3/ Nourriture et filiation : les souvenirs de goûts et de mets constituent une part importante de l’identité. Recettes de cuisine, journal alimentaire, liste de courses servent de matériau pour la création littéraire, et montre l’importance des transmissions transgénérationnelles et des échanges transculturels. Dans cette perspective, nourriture et identité entretiennent des relations étroites, ce qui explique une part de la nostalgie de l’exil, ou de la transmission des recettes en même temps que la langue maternelle. Les noms des plats traditionnels sont souvent liés à cet héritage. Il peut aussi constituer un attrait particulier dans le cadre du voyage, et s’inscrire à ce titre dans la littérature viatique.
4/ Les bonnes recettes : cuisiner, tâche choisie ou imposée, mène souvent à l’écriture. Dans certains cas (comme Maryline Desbiolles, dans La Seiche), la réflexion de la cuisinière s’insère dans la forme d’une recette ; dans d’autres cas, les recettes émaillent le récit, comme dans La Colère des aubergines de Bulbul Sharma. Certains textes qui se présentent d’abord comme des livres de cuisine (Duras dans La Cuisine de Marguerite ou Maya Angelou), surprennent le lecteur et le font s’interroger sur leurs intentions et leur public. En revanche, dans Victoire, les Saveurs et les mots, Maryse Condé compare le travail de la cuisine à celui de l’écriture. Le Livre de cuisine (1954) objet littéraire moderniste, entre mémoires et livre de recettes d’Alice Toklas, compagne, cuisinière, secrétaire de Gertrude Stein met en récit la vie quotidienne des deux femmes. Nous y lisons les goûts et les pratiques de l’époque, les sujets qui animent les conversations du cercle artistique qu’elles réunissent, ainsi que l’expérience intérieure de l’autrice. Des analyses stylistiques permettront d’identifier pourquoi les techniques et pratiques de la cuisine inspirent des protocoles littéraires et des structures narratives.
Les propositions d’une demi-page environ, comprenant en outre un CV, sont à envoyer conjointement à Estelle Benazet estelle.benazet@gmail.com et Odile Gannier odile.gannier@univ-cotedazur.fr, pour le 4 avril 2022 au plus tard. Les textes dont le principe aura été accepté seront attendus pour le 9 mai 2022 au plus tard, pour une mise en ligne le 15 juin 2022.