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Censure dans les bibliothèques scolaires aux Etats-Unis : et maintenant la Bible ?

Les médias américains, et internationaux, se sont tout récemment fait l’écho d’une information à peine concevable : l’académie scolaire du comté de Davis (95 établissements pour 72000 élèves, tout près de Salt Lake City, Utah) venait d’annoncer sa décision d’interdire aux niveaux scolaires inférieurs (5-13 ans) l’accès à la vénérable bible de King James (1611), celle-là même sur laquelle George Washington avait prêté serment le 30 avril 1789. Cette décision faisait suite à une requête déposée auprès des instances académiques par un parent d’élève, qui accusait l’ouvrage de violer les principes édictés dans la loi fédérale promulguée au printemps 2022.

Cette loi invitait notamment les parents à jouer un rôle actif pour aider l’administration à identifier les contenus dits « sensibles » auxquels pouvaient être exposés les élèves. Pour ce parent, pas de doute, par l’abondance des évocations d’inceste, d’onanisme, de bestialité, etc., l’ouvrage incriminé répondait aux critères énoncés dans l’article §76-10-1227 du code de l’état : hors de question, donc, de le mettre entre les mains de mineurs, puisque c’était de la pornographie… Bien sûr, le conseil d’établissement chargé de statuer sur cette requête ne pouvait décemment pas partager ce point de vue : le Livre est sacré, même pour les Mormons, majoritaires dans l’état, et dans ce comté notoirement porté sur la religion. Mais il ne pouvait donner entièrement tort au parent d’élève quant à son constat. C’est ainsi que décision fut prise de restreindre l’accès à l’ouvrage au seul niveau supérieur des 14-18 ans. Le conseil d’établissement statuait dans ces termes :

« bien que la Bible soit exempte de ‘contenus sensibles’ tels que définis dans la loi [fédérale], elle comprend néanmoins des éléments de ‘vulgarité et de violence’ auxquels il convient de restreindre l’accès pour ce qui concerne les niveaux inférieurs [elementary & middle schools]. »

Impossible de distinguer, dans cette décision, la part de candeur –il importe avant tout de protéger les enfants et de se montrer à l’écoute des parents– de celle imputable à l’agacement d’éducateurs dont la tâche serait inutilement compliquée par la frénésie législative d’élus démagogues. A ce dernier titre, la décision pourrait avoir valeur de discret avertissement à la classe politique. L’académie de Davis County aurait pu se contenter de rappeler au parent d’élève l’existence, dans les bibliothèques, d’un dispositif informatique permettant de se plier à la volonté des parents afin de limiter l’accès de leur enfant au catalogue, en dehors toutefois des titres inscrits au programme scolaire. Mais, en l’espèce, cette solution était inadaptée car le parent appelait à retirer un ouvrage au motif que celui-ci violait carrément la loi fédérale. Et même si le caractère politique de cette démarche était évident, l’institution ne pouvait mettre en doute sa sincérité sans être taxée de partialité et s’exposer à devoir peser au trébuchet toutes les demandes de retrait déposées par les parents eux-mêmes ou par leurs associations afin d’y déceler d’occultes et inavouables motivations politiques.

Assurément, il faut bien se rendre à l’évidence du poids déterminant que joue la morale dans la société américaine, et admettre que pudeur et pudibonderie peuvent au premier chef motiver des demandes de retrait fustigeant, par exemple, la noirceur existentielle du propos, le dénigrement des valeurs familiales ou religieuses, la verdeur de la langue ou quelque description trop hardie des émois amoureux de jeunes protagonistes. A quoi on ajoutera cette crainte de plus en plus manifeste de blesser quiconque dans son identité, qui conduit à prôner la disparition pure et simple des rayonnages de livres jugés à présent offensive (c’est-à-dire « blessants ») pour cause de représentation infériorisant les êtres en raison de la couleur de leur peau, ou de leur sexe ou préférence sexuelle. En attendant, bien sûr, la parution d’éditions dûment expurgées grâce à l’expertise de sensitivity readers. Mais les principes moraux mis en avant peuvent aussi laisser affleurer de bien funestes valeurs racistes et antisémites. A titre d’exemple, on trouve ainsi dans la liste des demandes de retrait en cours d’instruction dans l’académie de Davis County un ouvrage régulièrement incriminé dans les écoles depuis sa première mise en accusation, parmi d’autres ouvrages, en 1975 par un comité de parents d’une école du Island Trees School District (New York). L’accusation était formulée ainsi : « Il est moralement de notre devoir de protéger les enfants de nos écoles de ce danger moral tout autant que des dangers de nature physique ou médicale ». Les livres en question étaient qualifiés de « anti-américains, anti-chrétiens, antisémites, et tout simplement dégoûtants ». Parmi ceux-ci, donc, celui de Bernard Malamud, The Fixer [L’Homme de Kiev].

Paru en 1966, il avait valu à son auteur le prix Pulitzer et le National Book Award. L’histoire s’inspire d’un fait réel, l’assassinat en 1911 à Kiev d’un jeune chrétien, et l’arrestation d’un ouvrier juif, maintenu à tort en prison pendant deux ans pour un crime dont il était innocent. L’homme fut acquitté à l’unanimité en 1913, mais pendant deux ans, le monde entier se déchira à son propos, les antisémites de tous pays l’accusant d’avoir pratiqué un crime rituel. Plusieurs étudiants s’opposèrent aux retraits de livres demandés et, de recours en recours, le cas, devenu célèbre, remonta jusqu’à la Cour suprême sous l’intitulé Board of Education v. Pico. Chargée d’arbitrer entre le droit imprescriptible à l’information pour les élèves au sein des bibliothèques scolaires, en vertu du Premier Amendement de la Constitution, et le droit de regard de l’administration sur la gestion de la vie quotidienne des établissements, la Cour Suprême ne put, dans son avis rendu en 1982, qu’afficher sa profonde division. A ce jour, les choses paraissent claires dans les bibliothèques publiques, où le Premier Amendement proscrit toute forme de filtrage ou de restriction, qu’il s’agisse des choix de consultation des lecteurs, ou même de leur apparence vestimentaire. S’agissant des écoles, en revanche, le débat sur le degré de latitude à accorder à l’administration scolaire pour ce qui est de l’accès à l’information n’est pas clairement tranché, ce qui peut expliquer l’activisme de parents d’élèves, individuel ou associatif, et l’insistance de certains états conservateurs à inscrire dans la loi au niveau fédéral une approche plus affirmée des questions d’ordre moral.

Selon l’association PEN America, le nombre de livres dont le retrait est demandé est en augmentation constante (env. 20% dans les six derniers mois). Ceci serait imputable aux lois votées dans plusieurs états conservateurs et à l’activisme d’un réseau d’associations de parents d’élèves soutenues financièrement par la droite conservatrice. Fondé en janvier 2021, l’association Moms for Liberty, par exemple, jouit d’une grande notoriété. Elle s’est étendue depuis sa base initiale de Vero Beach (Floride) jusqu’à ouvrir 285 branches dans 44 états, pour près de 120 000 membres déclarés aujourd’hui. Son objectif initial était de s’opposer au port du masque dans les écoles pendant la pandémie de Covid, mais il a évolué vers une opposition générique à ce qui est qualifié d’anti-américanisme dans les écoles. Son accointance avec le gouverneur républicain Ron deSantis est connue, et ses membres se font parfois escorter par les Proud Boys, une milice d’extrême-droite…

Les élections dans les conseils d’établissements scolaires, en cours depuis le printemps, ont fait l’objet d’un investissement massif de la part du parti démocrate comme du parti républicain. Sans surprise, ce dernier a largement misé sur les associations de parents telles que Moms for Liberty. Les résultats partiels défavorables à ces associations suggèrent toutefois que, sans préjuger de l’avis que peuvent porter les parents sur certains de leurs arguments, leur approche conflictuelle aura été jugée excessive. Alors que se profilent les élections présidentielles de 2024, la radicalisation de la base électorale du parti républicain donne à penser que les candidats devront agiter l’épouvantail des guerres culturelles pour espérer passer la barre des primaires. Mais il n’est pas sûr du tout que ceci réponde à une attente profonde de l’électorat. La révocation récente par la Cour Suprême de l’arrêt Roe v. Wade –qui légalisait l’avortement– n’a pas, loin s’en faut, répondu à une aspiration générale du public, et on imagine mal un candidat reprenant à son compte dans son programme le radicalisme de certains états qui ont durci plus avant cette mesure en incluant même les cas de viol ou d’inceste. On n’imagine pas plus une révision de l’autorisation du mariage d’individus de même sexe accordée par la Cour en 2015 : la mesure est socialement acceptée. Le contexte scolaire pourrait, en revanche, offrir un terrain de combat plus propice à la mobilisation. La repentance réclamée par la gauche libérale pour cause d’ostracisation de certaines couches de la population dans le cours de l’histoire du pays fait de toute évidence grincer des dents à droite (cf. le folklorique privilege walk) mais dans une société aussi profondément marquée par le puritanisme, l’idée de reconnaître publiquement des torts passés n’a rien de choquant. Un point demeure toutefois, qui est susceptible de trouver un écho favorable dans l’électorat au-delà de la base conservatrice MAGA, c’est la question des transgenres. Une étude récente de l’institut de sondages Pew Research montre que 58% des adultes pensent que les athlètes trans devraient participer aux épreuves sportives dans la catégorie correspondant à leur sexe de naissance. S’agissant de la présentation des questions d’identité de genre et de transition dans les écoles, l’écart est faible : 41% y sont favorables, et 38% opposés.

A gauche comme à droite, les militants fourbissent leurs armes, convaincus que l’issue de la prochaine élection présidentielle pourrait se jouer sur cette question de l’identité du genre et, en particulier, de la transidentité. Emily Drabinsky, la nouvelle présidente de l’association des bibliothécaires américains (ALA–American Library Association), a clairement annoncé la couleur : son objectif affiché est ‘Queering the catalog’. Parmi les observateurs de cette guerre culturelle, l’opinion semble cependant se répandre que l’ascendant moral dont s’est prévalue la gauche libérale, en s’opposant à toute censure des textes portant sur les thèmes LGBT, perd singulièrement de sa vigueur quand ces mêmes libéraux se trouvent accusés de faire preuve d’une semblable intolérance, notamment lorsqu’ils prônent le retrait de grands classiques tels que Des souris et des hommes, de John Steinbeck, ou encore des Aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain. Le remplacement de Nigger, l’intolérable N-word, dans ce dernier roman par divers euphémismes (slave, servant) a ainsi permis de passer la barre de la censure, avec de nouvelles éditions, mais le sentiment semble prédominer que la correction politique ne saurait justifier un tel sacrilège. Pour réconfortante que soit une telle réaction, on ne peut augurer d’elle un sursaut général, car, avec le roman de Twain, on touchait à un monument de la littérature américaine. En vérité, l’élan donné par ces censeurs bienveillants de la gauche bon teint rejoint la bienveillance de plusieurs états soucieux de maintenir des relations apaisées avec les familles. Le New Hampshire a ainsi fait voter en 2021 une loi dénommée : Right to Freedom from Discrimination in Public Workplaces and Education1.Cette boussole morale permet de fixer un cap guidant les acquisitions d’ouvrages, et limite de la sorte opportunément les recours de parents mécontents. Son influence s’exerce également sur les enseignements dispensés, et permet de mettre au pas d’éventuels enseignants récalcitrants. Certains esprits chagrins y voient une forme de censure. La valse des ouvrages sur les rayonnages ne semble pas près de s’arrêter…

Marc Fryd

Marc Fryd

Notes & références

  1. The department of education wants to ensure that all students have the opportunity to learn in a safe and encouraging environment that instills hope and promise for a bright future. One aspect of that environment, both for students and teachers alike, is that it is free from discrimination.