Retour d’expérience de la part d’un enseignant-chercheur, naturaliste et physicien
Introduction
Ce texte est un retour sur mes expériences et mon ressenti après 43 ans d’activité de recherche, d’abord comme doctorant, puis chercheur au CNRS, et enfin professeur des Universités, maintenant émérite. Ayant retourné au CNRS il y a quelques mois la médaille obtenue en 20061 » avec quelques brèves réflexions sur des naturalistes iconiques du XIXe siècle.
Une activité vampirisée par une bureaucratie toute-puissante
Le domaine académique public, brassant des centaines de milliers d’employés et des millions d’étudiants à l’échelle du pays, nécessite évidemment une organisation complexe qui fonctionne essentiellement à partir du soutien financier de l’État et des collectivités territoriales, et avec une forte attente de la part des citoyens et des décideurs. Il y a quarante ans cette gestion était confiée à des pairs, choisis pour leur expérience, leur autorité et leur capacité à se dévouer pour le collectif. Ces responsables étaient aidés par un ou plusieurs personnels de gestion et secrétariat pour assurer le flux de courriers et de formulaires nécessaires aux engagements financiers, aux missions, aux recrutements, etc. Ils assuraient l’interface avec des responsables au-dessus d’eux, généralement encore des pairs, et en cas d’obstacles, ils pouvaient intervenir à l’échelon supérieur, quitte à remonter jusqu’au ministère, pour argumenter directement. Tout cela constituait déjà une « bureaucratie », au sens où ses acteurs disposant d’une parcelle de pouvoir étaient plus souvent dans leur bureau que sur le terrain, mais on pouvait discuter et ces responsables étaient nos pairs, partageant le même objectif de créer et transmettre des connaissances.
La recherche à l’ère du management
La bureaucratie actuelle vient d’être brillamment analysée dans un billet plein de concepts lumineux et de références
2. J’en conseille vivement la lecture. Ce qui caractérise notre bureaucratie actuelle, outre ses éléments de langage managérial tout droit issus des écoles de commerce, c’est que ses maillons clés n’ont souvent aucune expérience professionnelle de la recherche scientifique et de l’enseignement supérieur (diplômés de Sciences Po, HEC, ENA ou d’un master de Droit des administrations, recrutés directement dans l’administration après leur diplôme) ou ont perdu tout contact avec ceux-ci depuis des dizaines d’années. En 2007 le chef de cabinet de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche était un professeur d’université, brillant chercheur issu de l’ENS et qui continuait à publier des articles scientifiques en premier auteur. Aujourd’hui c’est une diplômée d’HEC issue de Polytechnique, apparemment sans aucune expérience personnelle de l’enseignement supérieur et de la recherche, mais à l’évidence experte dans les rouages de l’État. Le contraste n’est pas forcément anecdotique.
Notre interface avec l’administration n’est plus un humain avec qui l’on peut discuter (aussi) de la pluie et du beau temps, mais une multitude de logiciels (apparaissant et se modifiant à un rythme effréné rendant illusoire l’idée que l’on finira bien par savoir s’en servir) produits par des services privés ou publics n’ayant aucune idée de comment se déroule notre activité. Ces logiciels promus pour « gagner du temps
3 » (et surtout compenser la pénurie de postes administratifs) sont tellement dysfonctionnels qu’ils nous coûtent un temps une énergie de plus en plus importants et qu’en plus, au lieu de soulager les gestionnaires, eux-mêmes doivent s’échiner à déboguer en permanence ces usines à gaz. Aujourd’hui nos managers intermédiaires sont beaucoup plus prompts à faire redescendre les directives et sanctions de l’échelon supérieur plutôt qu’à défendre nos intérêts à l’échelon supérieur, de peur de déplaire.
Une bureaucratie déconnectée du terrain
Pour un exemple concret, je bataille depuis plus d’un an pour me faire rembourser des dépenses de plusieurs k€ lors d’une mission en Afrique où j’ai dû régler en liquide une forte somme à une escorte militaire (exigée par mon fonctionnaire sécurité défense et l’ambassade de France), du carburant auprès de revendeurs à la sauvette analphabètes, et un dédommagement à un chef de village pour m’avoir laissé planter nos tentes dans sa concession et qui a dû sacrifier une chèvre de son troupeau pour nous restaurer. Face à des gens dont la seule expérience de mission est de parcourir avec leur attaché-case les grandes villes de France pour des réunions et des jurys, ce pourquoi les fameux logiciels Goelett et Notilus ont été conçus, comment peut-on se comprendre ? Christophe Colomb a lui aussi souffert le martyre à la Cour d’Espagne, d’abord pour obtenir les trois caravelles qui lui ont permis de découvrir l’Amérique, puis au retour pour justifier le fait qu’il n’ait pas ramené une quantité d’or égale en poids à celui de la verroterie chargée à l’aller. Mais sa mission était titanesque et fabuleuse par rapport à la mienne, et nous serions en droit de croire que le règne de la raison devrait avoir progressé depuis 1492. Colomb au moins n’a pas eu à fournir le RCS et numéro de TVA des chefs de village rencontrés.
Dans nos rapports avec l’administration, on ne parle plus des réalités de la recherche et de l’enseignement, mais de code des marchés, de règles de la comptabilité publique, d’audit, de cours des comptes, et assez rapidement si l’on conteste, de l’Agent Comptable, seul maître après Jupiter.
D’où vient la décision de donner tout pouvoir à ces grands prêtres imperméables à la raison et qui nous considèrent comme les esclaves de leur culte de la pureté règlementaire poussée jusqu’à l’absurde ? Le PDG du CNRS m’a écrit récemment pour m’affirmer qu’il était totalement impuissant face à eux. Il y a quarante ans nous étions peut-être encore au temps des « mandarins », justement décrié pour le féodalisme qu’il sous-tendait, en tout cas ceux-ci avaient le pouvoir d’en imposer à l’administration.
Une dernière paire de cas vécus pour illustrer le changement en quarante ans :
Pour être recruté après la réussite au concours de chercheur au CNRS en 1985, je devais apporter la preuve administrative de ma démission de mon poste de fonctionnaire stagiaire de l’École Normale Supérieure (ENS). Mais selon le règlement de l’ENS, je ne pouvais être « libéré » que si j’apportais la preuve d’une embauche dans le service public, sous forme d’un acte en bonne et due forme, acte que je ne pouvais obtenir du CNRS sans le quitus préalable de l’ENS. Une impasse administrative typique, liée à une contradiction entre les procédures indépendantes de deux organismes, comme on en rencontre couramment. Une fois constaté l’impasse, le bon sens a prévalu en quelques échanges téléphoniques : le service du personnel de l’ENS a bien voulu me délivrer le quitus nécessaire au prix d’une entorse (réelle mais bien temporaire) à leur règlement.
Un de mes anciens doctorants extra-communautaire a été recruté chercheur dans un organisme de recherche national prestigieux en 2023. Un mois à peine avant sa prise de fonction prévue au 1er janvier, le service du personnel s’avise qu’il ne peut pas être recruté avant de longs mois, du fait de la procédure d’accréditation pour entrer dans un laboratoire « sensible ». Quand il s’en émeut auprès de l’administration en expliquant qu’il a déjà démissionné de son poste précédent à l’étranger, rendu son appartement et déménagé en France, la seule issue qui lui a été proposée par l’administration est : « Vous n’avez qu’à vous inscrire au chômage ». C’est ainsi que sont accueillis les meilleurs chercheurs étrangers dans notre pays.
D’aucuns vont surement me reprocher ce réquisitoire au vitriol en disant : « Tu exagères, le plus souvent (parfois dirais-je) les démarches administratives aboutissent sans problèmes ». Mais le problème, justement, c’est le stress généré par l’impossibilité de faire confiance à l’administration (1) pour mener une démarche sans qu’on soit obligé de vérifier périodiquement qu’elle ne s’est pas ensablée, (2) pour nous proposer spontanément un moyen de mettre de l’huile dans les rouages grippés, au lieu du constat fataliste « je crois que ça va pas être possible » et « une autre fois on fera autrement ». Comme dans la chanson
4, nous sommes dans l’insécurité permanente et le sentiment d’être désarmés face à l’épreuve que constitue chaque démarche.
Un écosystème de la recherche dégradé
La base du travail de chercheur, c’est de disposer de temps et de liberté d’esprit pour s’aventurer plein d’ardeur dans l’inconnu des marges de la connaissance. Le « temps de cerveau disponible » du chercheur se réduit comme une peau de chagrin une fois éclusées les tâches administratives, rédigées les réponses aux innombrables appels d’offre nécessaires à obtenir des moyens (dont une grande partie va être dévorée par les coûts de gestion), et évacué le stress engendré. Le succès aux appels d’offre est souvent conditionné à un fléchage très directif des thèmes de recherches, le bonus mis aux applications, à la demande sociale ou à celle du marché, avec pour les évaluateurs des dossiers, l’insistance mise sur les critères de faisabilité du projet et de minoration des risques. Tout cela favorise une recherche qui ronronne et peut assurer aux décideurs que cinq ans avant le terme du projet (cas de l’ANR) on connaît déjà dans le détail les résultats des recherches décrites dans le projet et dans le pompeux « Plan de Gestion de Données ».
Personnellement, je n’appelle pas cela de la Recherche, juste de la production de données acquises d’avance. Ceux d’entre nous qui ne renoncent pas à suivre des pistes novatrices non reconnues par ce système, les financent en détournant des fonds obtenus sur des projets « pépères » (selon le mot d’Antoine Petit
5). Christophe Colomb n’aurait pas été financé par l’ANR s’il avait annoncé son intention de découvrir l’Amérique, et donc aurait dû survendre une « nouvelle route » pour les Indes. De même le système des publications académiques fait qu’il est infiniment plus facile de publier des articles confirmant et paraphrasant le consensus antérieur, plutôt que de faire une découverte novatrice, ferment d’un nouveau paradigme. Avec les incitations à maintenir une production constante de publications, à transformer les essais immédiatement, à diluer les résultats, pas étonnant que parmi les millions d’articles de recherche publiés chaque année dans le monde, la majorité ne recevra aucune citation autre que celles du groupe de chercheurs auteurs de la publication.
Les sciences de terrain et les sciences expérimentales sont particulièrement handicapées dans le système académique français, vu les puissants freins administratifs mis à l’acquisition ou à la maintenance des instruments de mesure, à l’embauche de collaborateurs et à la réalisation de missions lointaines un peu complexes.
Dans le contexte de la concurrence internationale, les chercheurs français font la course les pieds dans un sac, quand leurs concurrents internationaux sont à l’aise dans leurs baskets, car ils peuvent disposer de leurs crédits sans aucun contrôle a priori et avec des outils simples et efficaces.
Un écosystème de l’Enseignement Supérieur sinistré
Presque 80 % d’une classe d’âge a le bac aujourd’hui. C’était moins de 30 % il y a quarante ans
6. Seulement 32 % de ces bacheliers atteindront le niveau Licence, parfois après cinq ans d’étude (contre 12 % il y a 40 ans). Le cerveau humain n’ayant pas nettement évolué depuis l’apparition d’Homo Sapiens il y a 300 000 ans, et donc encore moins depuis 40 ans, il était prévisible que le niveau moyen de la population étudiante baisse fortement, compte tenu aussi de la baisse de niveau de l’éducation primaire et secondaire, et du fait que beaucoup des meilleurs bacheliers fuient l’Université. L’Université, qui était le summum du système éducatif, est devenue un vaste centre de stockage pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’entrer dans la vie active, ou dans des filières sélectives leur assurant un travail à la sortie.
Les enseignants doivent fermer les yeux sur le fait que la majorité de ceux qui les écoutent, mollement, n’ont absolument pas les capacités ni même l’envie d’assimiler le programme théoriquement prévu pour le cours.
L’Université, incapable de mener à un diplôme sérieux la majorité des étudiants, préfère, sous couvert de pédagogies innovantes, instaurer des passerelles dans tous les sens ou parler de « responsabilité sociale », et surtout organiser la sortie par le haut (un diplôme au rabais) pour ceux qui n’auraient jamais dû entrer à l’université . La pression collective pour ne pas mettre de notes en dessous de la moyenne se fait de plus en plus forte. Les étudiants l’ont bien compris et peuvent facilement revendiquer un « 10 améliorable ». On comprend dès lors leur manque de motivation. Évidemment il y a toujours une fraction non négligeable des promotions qui mérite d’être là, mais ses capacités restent en friche vu la morosité générale. Si encore cette gabegie s’arrêtait à la Licence (dans une « secondarisation » annoncée depuis longtemps), mais ce n’est pas le cas : faute de vouloir assumer la sélection, la voie qui mène au Master est aussi largement ouverte : la France est de très loin le premier pays de l’OCDE en termes de titulaires d’un Master dans la classe d’âge 25-34 ans : 24 % (contre 15 % en Allemagne, 17 % au Royaume Uni et une moyenne de l’OCDE à 16 %
7). Est-ce raisonnable, alors qu’une part forcement importante de ces jeunes va finalement avoir un emploi théoriquement accessible avec un CAP, un DUT ou un BTS ?
Lorsqu’après des années de thèse et de post-doctorat, puis un concours très sélectif un jeune enseignant se retrouve face à ce public, comment ne pas déchanter ? L’enseignant est là en théorie pour « former à la recherche et pour la recherche » un public qui n’est le plus souvent pas là pour cela mais pour se consoler de ne pas avoir trouvé une place en BTS, IUT ou classes préparatoires. On nous demande de faire des formations professionnalisantes, alors que nous ne connaissons pas grand-chose aux professions visées. Peut-on appeler cela une schizophrénie du système ? En tout cas, cela retentit forcément sur le moral et la motivation des enseignants. À force de créer de nouveaux diplômes, parcours, etc., pour absorber les cohortes de bacheliers et d’étudiants, même les enseignants sont en peine d’expliquer aux étudiants la logique des cursus qu’on leur propose.
Ces enseignants sont lessivés par la complexité des outils spécifiques (logiciels d’emploi du temps, de gestion de service individuel, de rendu des notes, interfaces de cours en ligne, etc.) et par le reformatage incessant des maquettes. Démotivés par l’étroitesse des possibilités de promotion ou de mutation, ils n’ont même pas la possibilité de se ressourcer dans la recherche vu le marasme décrit plus haut.
Nombre d’enseignants n’ont pratiquement pas l’opportunité de faire profiter les étudiants de leur expérience de recherche, absorbés qu’ils sont par des TD de licence bas de gamme ou loufoques, du genre « projet personnel de l’étudiant » ou « jeu de l’oie ». Ils se disent alors que les compétences requises pour enseigner aujourd’hui à l’Université relèvent plus du BAFA que du doctorat. La concurrence effrénée pour les cours « intéressants » (disciplinaires ou orientés Recherche, en Master par exemple) fait que les rapports entre collègues tournent facilement au vinaigre et que beaucoup renoncent à des opportunités de souffler un peu à travers des congés de reconversion ou des délégations, de peur de ne plus retrouver leurs cours favoris à leur retour.
Mise en perspective historique : petite escapade au XIXe siècle
La fin du XVIIIe et le XIXe siècles ont vu, sinon la naissance, du moins la structuration principale de la science moderne. Ce fut une époque bénie pour la science. Napoléon répète qu’il regrette d’avoir choisi la carrière militaire plutôt que scientifique et préfère passer ses loisirs avec ses collègues de l’Académie des sciences plutôt qu’avec ses généraux. Tout au long du siècle, on voit des scientifiques courtisés par le pouvoir et sollicités pour y participer. Triste contraste avec aujourd’hui, où les faiseurs d’opinion sont plus écoutés que les experts par nos décideurs politiques.
Voyons quelques figures emblématiques parmi les grands naturalistes de l’époque. Cuvier, Humboldt, Darwin et Fabre comptent parmi les plus remarquables car ils ont été les fondateurs de la paléontologie des vertébrés, de la géographie moderne, de la théorie de l’évolution et de l’entomologie respectivement. Le tableau ci-dessous synthétise les éléments clés de leurs biographies, tels que présentés par Wikipédia.
Ce qui les caractérise tous les quatre, c’est le peu de temps qu’ils ont passé sur les bancs de l’Université avant de se lancer dans la vie active et de parcourir la Nature. Cuvier est précepteur à 19 ans puis employé comme greffier et ensuite « salpêtrier » pendant la Révolution Française. Au même âge, Fabre est déjà instituteur, tandis que Darwin embarque sur le Beagle comme naturaliste à 22 ans, pour 5 ans d’exploration (échappant à la carrière de médecin ou de pasteur que son père lui destinait). En tant que noble et seul non provincial des quatre, Humboldt prend plus de temps mais devient quand même inspecteur des Mines à 25 ans. Il rêve de parcourir le monde et après des essais infructueux avec Bougainville et Napoléon, il embarque à 30 ans pour le roi d’Espagne, destination l’Amérique.
Tous les quatre se sont imposés en autodidactes, dans un domaine scientifique qu’ils n’avaient pas abordé dans leurs études et qu’ils ont eux-mêmes construit. C’est en pratiquant, lisant et discutant avec d’autres experts qu’ils ont constitué leur bagage scientifique et préparé leurs découvertes fondamentales. Cuvier vient au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris présenter ses travaux personnels
8, impressionne et se voit offrir un poste de professeur et un siège à l’Académie à 27 ans alors qu’il n’a aucune recommandation ni aucun diplôme dans le domaine. Il gravit ensuite les échelons académiques parisiens à une vitesse effrénée.
Alors que Humboldt et Darwin, après leurs voyages retentissants autour du monde pendant 5 ans
910, s’installent rapidement au sein de l’élite de leur capitale respective (Berlin et Londres) pour y rester toute leur vie, Fabre, alors professeur de Lycée à Avignon, ne fait qu’un cours passage à Paris auprès du pouvoir en étant protégé par un ministre de Napoléon III. Il s’y brûle les ailes après avoir été accusé de pornographie et de subversion (il aurait enseigné à de jeunes filles les détails de la fécondation des fleurs !), il démissionne de la fonction publique à 47 ans et se retire dans le Midi pour vivre des revenus de la vente de ses très nombreux manuels scolaires.
Est-ce déjà le signe d’un défaut du système français, incapable de reconnaitre ses génies et où la jalousie des médiocres règne en maître, ou bien simplement le reflet de sa classe d’origine, paysanne plutôt que noble ou bourgeoise ? Cuvier, fils d’un militaire pauvre des confins orientaux de la France (d’où ses études en Allemagne), est quant à lui monté très tôt vers les sommets pour n’en plus redescendre, à la faveur de la Révolution peut-être, et d’une ambition que Balzac trouvait démesurée mais qui le mena au titre de baron.
Bref, ces fondateurs de nouvelles disciplines scientifiques, aux œuvres encore lues assidument au XXIe siècle
11, se sont construits aux marges du système académique. Il est plus que probable que ces quatre savants ont passé peu de temps à remplir des formulaires ou à faire cours à des étudiants se souciant peu de profiter de leurs lumières. Auraient-ils pu percer aussi bien dans le monde académique actuel ? Il est permis d’en douter. En tous cas, leur entrée très tôt dans la vie active contraste avec la situation de nos étudiants, qui parfois traînent encore dans des salles de cours sans savoir quoi faire de leur vie à l’âge où Darwin rentrait de son tour du Monde et où Cuvier entrait à l’Académie. Et l’exemple de Fabre nous mène à douter qu’il faille attendre d’avoir un bac plus cinq pour être un bon instituteur…
Nom
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Date et lieu de naissance
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Dernier diplôme avant la vie active
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Reconnaissance académique
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Reconnaissance (internationale
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Georges Cuvier
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1769
Montbéliard
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Université de Stuttgart 1788 (19 ans)
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Académie des Sciences 1796 (27 ans)
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Légion d’honneur 1829
Pair de France 1832
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Charles Darwin
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1809
Pays de Galles
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Bachelor of Theology 1831 (22 ans) Cambridge
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Royal Society
1839 (30 ans)
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De l’Origine des Espèces 1859 (50 ans)
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Jean-Henri Fabre
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1823
Aveyron
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Instituteur 1842 (19 ans)
Avignon
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Thèse 1855 (32 ans) Paris
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1869 légion d’honneur (46 ans)
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Alexander Von Humboldt
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1769
Berlin
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1794 (25 ans) Ingénieur des Mines Göttingen
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Membre associé de l’Académie de Paris 1810 (41 ans)
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Chambellan du roi de Prusse 1805 (36 ans)
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Conclusions et perspectives (sic)
Mon ressenti et celui de collègues proches, ainsi que les très nombreux témoignages reçus dans le cadre de mes tentatives d’alerter la communauté et le grand public
1213 me mènent à une conclusion déprimante : il n’y a plus en France d’enseignants-chercheurs ou de chercheurs heureux, à part ceux qui ont une martingale pour ne (presque) plus enseigner et qui se tournent les pouces côté recherche : ainsi, ils n’ont pas de crédits à dépenser, de contractuels à recruter, de missions lointaines, de collaborateurs extracommunautaire à accueillir, etc. Le pire c’est que ce n’est pas vraiment un problème de manque de moyens : j’ai reçu de nombreux témoignages, particulièrement de chercheuses, qui après avoir obtenu un million d’euros et plus de l’ERC, ont fait un burn-out ou carrément démissionné face au harcèlement administratif qui transforme la réalisation d’un programme en un combat de tous les instants. Dans quel autre pays d’Europe recevoir un financement de l’ERC relève-t-il plus d’une calamité que d’une chance pour l’heureux lauréat ? La France est-elle la seule dans cette situation?
Mon constat a été malheureusement validé par l’IPSOS qui a effectué en 2023 un sondage pour le compte du CNRS auprès de quatorze mille employés de cet organisme
14. On est effaré des résultats : seulement 2 à 3 % des sondés sont tout à fait d’accord avec l’affirmation que « la gestion au CNRS est efficace » ou que « on a réussi à simplifier les choses » ; parmi huit adjectifs proposés pour qualifier l’état d’esprit des employés du CNRS les 4 premiers sont « motivé, inquiet, fatigué, désabusé », enfonçant de très loin « heureux, confiant et enthousiaste ». On ne peut pas travailler au CNRS sans être motivé, sinon on démissionne pour gagner plus ailleurs, comme beaucoup le font : le caractère positif du premier adjectif est donc discutable. Malgré tous les signaux d’alerte
1516, les exhortations d’Emmanuel Macron
17 et de Gabriel Attal
18, rien ne pourrait seulement laisser espérer que les organismes de recherche se retroussent les manches pour sortir de l’ornière. Quant à l’enseignement, je laisse la parole à un collègue belge
19 et préfère ne pas retourner le couteau dans la plaie de ceux qui sont encore sous le harnais, ce serait cruel de la part d’un retraité. Dans ce marasme ambiant, une lueur subsiste : la liberté de penser et de s’exprimer reste entière dans le monde académique. Mais pour combien de temps ?