Chauve qui peut !
Devise des handicapés du chef
J’ai été agréablement surpris de découvrir la grande activité de nos députés en ce printemps 2024. De mauvais esprits les croient occupés à palabrer sur ce que les journaux appellent avec emphase « les grands problèmes de l’heure » : la dette de la France, l’augmentation des impôts qui se profile, la guerre en Europe, la famine à Gaza, les risques d’attentats, les Jeux Olympiques. Ce ne sont là que des problèmes passagers, qui ne trouveront de solution que par une absence de décision, selon la maxime du regretté Henri Queuille, président épisodique du Conseil des ministres1 dans les années 1948-1951, qui la mettait en pratique. Eh bien non ! Nos députés ont enfin compris qu’il fallait s’attaquer aux grands problèmes civilisationnels. Celui de la discrimination capillaire nécessitait une approche politique et je tiens à féliciter, du fond du cœur, la présidente et les vice-présidents de l’Assemblée nationale d’avoir inscrit ce thème à l’ordre du jour afin que les députés y consacrent leur temps de cerveau disponible, faisant les efforts nécessaires pour apporter enfin une solution à ce problème2. Les Français unanimes retiennent leur souffle…
Je souhaite toutefois que les députés consacrent un peu plus d’efforts pour étendre leur activité législative à l’ensemble des discriminations concernant la pilosité. Puisqu’il faut bien commencer par les fondements de cette conquête culturelle majeure qui se profile, je rappellerai que l’on sait, depuis Louis Pergaud, que seul le développement d’une certaine pilosité au bon endroit autorise les jeunes citoyens à voter. Il s’agit là d’une atteinte insupportable à l’égalité des citoyen·ne·s et c’est par là que les députés doivent commencer à enfoncer le clou. Nous habitons le pays que Jules César appelait « la Gaule chevelue » : c’est notre honneur ancestral qu’il nous faut défendre. N’oublions pas que ce sont les poilus de la Grande Guerre qui ont sauvé la France !
Il leur faudra rapidement enrichir notre langue en nommant de façon appropriée cette haine anti-âge, anti-sexe et anti-poil. Je propose le nom poilophobie, qui résume parfaitement l’ensemble des discriminations dont sont victimes les porteurs de cheveux longs, de couettes, de tresses européennes ou africaines, de dreadlocks, de cadogans, mais aussi les roux3. Comme toujours, il semble que les blondes aient été exclues des réflexions qui ont préparé les travaux de l’Assemblée nationale. C’est une insulte à l’intelligence : chacun connaît au moins une blonde qui a fait des études ; il faut frapper d’une amende dissuasive tous les pseudo-humoristes qui disent le contraire.
La poilophobie se manifeste parfois de façon insidieuse : dans le feuilleton radiophonique Signé Furax, Pierre Dac et Francis Blanche ont dénommé le premier épisode « Malheur aux Barbus ». Ce n’est pas admissible. J’ai signalé cet appel à la haine au procureur de la République, au titre de l’article 404, qui m’a répondu : (i) qu’il y a prescription, l’émission en question datant des années 1951-52 ; et (ii) que les bandes sonores originales ont été perdues par l’INA… Façon habile de se tirer d’affaire ! Je suis certain qu’il y a eu un complot pour les faire disparaître. C’est en tout cas une façon pour le procureur de mettre en pratique le célèbre « pas de vagues » cher à l’Éducation nationale.
Revenant au domaine de la pilosité capitale, je n’ai rien vu qui concerne les chauves dans le projet de loi. Utilisant le préfixe privatif a-, je propose de compléter le vocable présenté ci-dessus par celui d’apoilophobie qui me paraît devoir s’imposer. Mon professeur d’endocrinologie, à la faculté de médecine de Bordeaux, savait tirer gloire de sa calvitie (distinguée, comme toutes les calvities) en inclinant la tête vers nous pour nous montrer l’absence de tout poil sur son crâne luisant en disant : « Les eunuques ne sont jamais chauves ! » Mais on sentait sa honte percer sous sa superbe quand il entendait le chœur des étudiants (cet âge est sans pitié !) proclamer qu’il nous montrait là une piste d’atterrissage pour les mouches.
Il faut saluer le courage de notre ancien ministre de la santé, Olivier Véran, qui a devancé le vote de la loi pour se consacrer à la médecine esthétique, dont une mission est de réimplanter les poils disparus du chef, malgré l’opprobre qu’il aussitôt recueilli des politiques et des journalistes qui ont osé dire qu’il était « moins attendu [par la clinique qui l’a recruté] pour son maniement du bistouri que pour son carnet d’adresses5 ». Quelle injustice ! Rappelons que Jérôme Cahuzac, surnommé « les yeux dans les yeux », s’est lui aussi illustré dans le combat contre l’apoilophobie en consacrant toute son énergie à la réimplantation des poils des cuirs déchevelus.
Descendons d’un cran pour nous intéresser à la moustache. Elle est souvent considérée comme le symbole de la virilité et est utilisée comme tel pour célébrer le mois de novembre, rebaptisé Movember par Unicancer pour sensibiliser les hommes au cancer de la prostate6. Je sens poindre une discrimination : de la même façon que les hommes peuvent être enceints selon le Planning familial7, les femmes peuvent fort bien avoir un cancer de la prostate et il serait injuste de les exclure de cette campagne pour le motif qu’elles s’épilent soigneusement la lèvre supérieure pour ne pas avoir de moustache, précisément.
Un cran au-dessous8 se trouve la barbe, souvent associée à la moustache mais moins chargée sur le plan symbolique : les femmes à barbe n’avaient-elles pas pignon sur rue dans les allées des fêtes foraines ? La mode de porter la barbe varie selon les époques. Sans remonter à Claude Monet ou à Johannes Brahms, un professeur d’anatomie de cette même faculté de médecine la portait ample et longue comme eux ; le menu de son déjeuner s’y affichait par bribes, ce qui assurait son succès dans l’amphithéâtre, en particulier auprès des étudiantes. Il était à la retraite quand j’ai commencé mes études mais les anciens parlaient encore de sa barbe avec des trémolos dans la voix et des larmes dans les yeux.
La mode est à l’affrication des dentales, mais il est une autre infirmité qui frappe ceux qui zozotent : il est indispensable de bannir de la langue française l’expression désobligeante « avoir un cheveu sur langue ». Je suis certain que Jean-Christophe Averty9, qui enchantait les ondes dans ma jeunesse avec Les Cinglés du music-hall, ressentait une micro-agression quand on l’utilisait devant lui, même sans vouloir le railler, comme les Noirs américains quand ils entendent le mot « champ » qui évoque les champs de coton où travaillaient leurs ancêtres10. Et je ne parle pas des cheveux dans la soupe, qui souffrent d’un dégoût injustifié de la part des gastronomes.
Il est bien désobligeant de dire à quelqu’un qu’il a « un poil dans la main » ! Voilà encore une expression à bannir de notre vocabulaire, tant pour valoriser le poil en général que pour exonérer les fainéants : s’ils ont vraiment un poil dans la main, je doute qu’ils l’aient choisi ! Je crains que ce soit le plus souvent congénital, peut-être même héréditaire. De même que certains pseudo-scientifiques cherchent comme le Graal le gène de la longévité pour le vendre en thérapie génique, il faut identifier le gène de la fainéantise. Il a fallu analyser le génome de 6 637 hommes ayant un cancer de la prostate et 7 361 sujets témoins pour identifier le rôle du locus 8q24 dans le risque de développer un cancer de la prostate11 et il en faudra sans doute autant pour identifier le locus génétique de ce poil dans la main : ce sera chose facile que de rassembler les 6 à 7 000 sujets nécessaires, la fainéantise étant la chose du monde la mieux partagée12.
Quand cette loi aura été votée, la France, réconciliée avec elle-même, apportera au monde la preuve de sa compassion universelle ! Cela vaut bien les quelques heures de travail que nos députés ont consacrées à ce problème. Les malheureux discriminés se sont fait des cheveux : il s’en est précisément fallu d’un cheveu que l’on oublie de légiférer sur le problème capillaire qui concerne tous les Français, mais il ne faudra pas couper les cheveux en quatre et tergiverser sans fin pour ne pas parvenir à un texte qui paraisse quelque peu tiré par les cheveux.