Que la science soit la proie de démons qui voudraient l’asservir à une idéologie, « réactionnaire » ou « progressiste », c’est malheureusement évident. Que devient la recherche scientifique dans un monde où une large partie des gens ne « croient » plus à la science et s’en défient ? Où chacun veut étaler ses convictions politiques, religieuses ou sociales en faisant croire qu’elles reposent sur la science ? Où les scientifiques eux-mêmes se compromettent avec, soit le militantisme, soit l’obscurantisme – sans parler de la fraude ? Le simple sigle « CNRS » suscite auprès de certains ce qu’il est à la mode d’appeler une « panique morale ». Le CNRS, naguère temple de la recherche et de l’intégrité scientifique, est maintenant le creuset de dérives idéologiques majeures d’une part, et d’une tolérance inadmissible vis-à-vis de la fraude scientifique d’autre part : cela lui donne deux handicaps majeurs pour être crédible aux yeux de l’opinion publique.
Il faut toutefois tempérer ce jugement sévère. Oui à une réforme en profondeur du CNRS, non à son démantèlement ! Dans un quotidien économique, Bernard Meunier, ancien président de l’Académie des sciences, a proposé de le débarrasser des sciences humaines et sociales (SHS) pour le recentrer sur les sciences dures. Ce serait une monumentale erreur et on se demande quelle mouche a piqué cet éminent chimiste, dont je ne connais même pas la production scientifique, alors que tout le monde connaît l’immense richesse des travaux des équipes du CNRS dans le domaine des SHS, équipes autonomes ou implantées dans les universités, dans les Écoles pratiques des hautes études (EPHE et EPHESS) ou au Collège de France. Anthropologie, sociologie, linguistique, histoire, archéologie, philosophie, lettres anciennes et modernes, littérature comparée : ces quelques noms de disciplines en sciences humaines aux multiples facettes ne reflètent qu’imparfaitement le foisonnement des recherches qui se font dans les laboratoires du CNRS. Leurs recherches sont reconnues sur le plan international et la France est au premier plan dans pratiquement tous les domaines. Je voudrais bien qu’il en soit de même en chimie ! J’ai fait le compte des médailles d’argent attribuées chaque année par le CNRS à ses meilleurs chercheurs. Certes, les sciences dures dominent largement. Mais de 1990 à 2024, j’ai trouvé 47 chimistes et 90 chercheurs en SHS, soit presque le double ! Et je n’ai pas compté l’économie parmi les disciplines de SHS.
Oui, il y a des mauvaises graines au CNRS, des militants qui se servent du prestige de l’institution pour brandir drapeaux et cocardes et faire semblant d’ignorer le principe de neutralité axiologique qui s’applique à tout travail scientifique, comme l’a rappelé Nathalie Heinich dans Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard, 2021). Il y a aussi des fraudeurs et des imposteurs qui bénéficient malheureusement d’une grande tolérance de la part de la hiérarchie, mais la fraude scientifique est répandue dans toutes les institutions et elle n’est l’apanage ni du CNRS, ni de la France. Ces défauts ne peuvent autoriser un directeur de recherche émérite, ayant émargé dans une autre section du CNRS, à proposer de se débarrasser de ses collègues dont bon nombre sont bien plus productifs que lui !
Un groupe de chercheurs – en activité – lui a répondu de façon argumentée. Certes, les SHS paraissent plus poreuses aux idéologies que les sciences dures : mais le créationnisme auquel adhère Anne Dambricourt-Malassé, paléontologue chargée de recherche au CNRS, le racisme de James Watson (prix Nobel de médecine) et celui de William Shockley (prix Nobel de physique), les élucubrations de Kary Mullis et celles de Linus Pauling (tous deux prix Nobel de chimie), les dérives de Luc Montagnier et celles de Harald zur Hausen (tous deux prix Nobel de médecine), ne témoignent-ils pas de l’invasion idéologique de leur cerveau ? Les sciences dures n’ont rien à envier aux SHS sous ce chapitre, et l’argument ne tient pas. Et si l’on regarde qui, au CNRS, a été infiltré par l’idéologie : c’est le groupe d’informaticiens qui a décidé avec des clameurs vertueuses de quitter le réseau X pour un autre en utilisant une « appli » automatique qui détourne à des fins militantes les moyens de l’État… Si des sociologues avaient osé faire ça, nous aurions sûrement entendu les purs et durs s’insurger !
Un autre argument est que les SHS coûtent cher en personnel et que cela prive les sciences dures de l’instrumentation de haut niveau dont elles ont besoin. Au lieu de demander une augmentation substantielle du budget du CNRS, il est surprenant que Meunier demande plutôt de supprimer la concurrence que font les SHS aux sciences dures ! C’est une attitude puérile que celle de refuser de partager son (maigre) goûter avec ses petits camarades pour le motif qu’ils ne lui paraissent pas au niveau auquel se place son ego.