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Faut-il panthéoniser Alice Recoque ? Petit manuel de désinvisibilisation

Jean Rohmer

Jean Rohmer, collègue d'Alice Recoque, est président de l'Institut Fredrik Bull.

Avant-Propos

Cet article porte un regard critique sur un récent ouvrage, regard critique jugé nécessaire à une bonne discipline intellectuelle. Ceci dit, on peut aussi s’autoriser à interpréter ce livre comme la rencontre entre les rêves de l’héroïne, Alice Recoque, et les rêves de l’auteur, Marion Carré.

On trouvera en annexe un rappel des liens entre Alice Recoque  et l’auteur de l’article,  et un résumé de l’opinion de ce dernier  sur la question de la présence des femmes en informatique.

L’EFFICACITE D’UN LIVRE

On annonce en Juin 2024 que le futur supercalculateur européen exaflopique (capable d’exécuter un milliard de milliards d’instructions par secondes) sera baptisé « Alice Recoque », dans la lignée d’autres grands systèmes installés en France dénommés « Curie » ou « Jean Zay ». Bien connue depuis longtemps des milieux professionnels de l’informatique pour avoir été une des premières femmes ingénieur à travailler à la conception  et à la construction d’ ordinateurs français dès le milieu des années 1950, puis à avoir dirigé le projet du mini-ordinateur Mitra 15 au tout début des années 1970, Alice Recoque, née en 1929 et décédée en 2021,  a ensuite également beaucoup fréquenté les milieux de la recherche en tant que déléguée scientifique de la CII (Compagnie Internationale de l’Informatique), la composante industrielle du « Plan Calcul » autour des années 1970, puis de Bull. Elle fut décorée de l’ordre  national du Mérite, avec le titre de chevalier en 1978  puis d’officier en 1985. 

Comment celle qui fut, avec des  milliers d’autres acteurs anonymes du développement technique et industriel de la France  pendant les trente glorieuses, se trouve-t-elle ainsi éminemment distinguée en 2024, et élevée au rang des plus grandes gloires de la France ? Comment une personne qui –selon certains critiques sur Wikipedia- « a simplement fait honorablement son métier » est-elle aujourd’hui gratifiée d’un « nous avons tous quelque chose d’elle dans nos smartphones », sous la plume  de hautes personnalités ?

Tout ce processus se déroula en quelques mois, et fut déclenché par la parution fin février 2024 aux Editions Fayard du livre de Marion Carré « Qui a voulu effacer Alice Recoque ?»,  préfacé par l’historienne Michelle Perrot, une des toutes premières figures intellectuelles françaises,  et sous-titré « Sur les traces d’une pionnière de l’Intelligence Artificielle ».

L’auteur du livre, à la tête d’une société spécialisée dans les applications de l’Intelligence Artificielle  (IA)  dans la culture, en particulier les musées et les monuments, s’intéresse à l’histoire de cette IA,  est intriguée par l’absence de citation de femmes parmi les grands noms de cette discipline, et est persuadée que de telles femmes ont existé.  Lors de ses recherches, elle tombe au hasard sur un document mentionnant Alice Recoque et sa page Wikipedia. La lecture de cette page, -qui contient une affirmation  extravagante sur le rôle d’Alice Recoque dans l’intelligence artificielle-,  mais aussi la découverte que l’existence même de cette page avait été remise en cause par des contributeurs de Wikipedia -selon les procédures de revue  critique habituelles-  la convainquent alors qu’Alice Recoque fut une très grande figure savante de l’Intelligence Artificielle, injustement oubliée, et oubliée parce que femme. C’est animée par cette conviction qu’elle rédige son livre avec ferveur, qui est porté par un triple acte de foi : 1)  il y a eu des femmes pionnières et fondatrices  de l’Intelligence artificielle, 2) son héroïne était  de celles-là, une grande scientifique visionnaire et  3) il existe un complot masculin systémique pour à la fois écarter les femmes du  numérique et effacer les mérites des rares qui auraient pu s’y glisser.

On est ainsi passé en quelques mois des deux cent quarante pages du livre à la simple phrase  « Le plus puissant supercalculateur d’Europe sera baptisé Alice Recoque ».  Le but de cet article est d’étudier comment l’ouvrage  va réussir à provoquer en si peu de temps  et avec autant d’efficacité un élan médiatique et politique qui va créer et amplifier un storytelling, jusqu’à des horizons qui semblent encore sans limites. Nous dégagerons les principes de construction du livre, qui pourraient en eux-mêmes être appliqués à d’autres entreprises éditoriales. Nous nous attacherons moins au sujet du livre qu’au genre littéraire qu’il représente, et à la démarche de communication qu’il incarne. Il s’en dégage  une méthode générale utile à tout « chargé de plaidoyer »  de telle ou telle cause.

LA MISSION :  FORCES EN PRESENCE ET IDEE DE MANEUVRE

Ce vocabulaire emprunté à la stratégie militaire traduit le côte militant et complexe du processus, qui fait intervenir différents acteurs, différents procédés narratifs et linguistiques, et se déroule  selon plusieurs phases, jusqu’à l’atteinte d’un objectif.  Enumérons les constituants de ce processus :

      • Un sujet, un personnage, comme dans le cas du livre, mais aussi bien une œuvre, un  monument, un évènement, un courant de pensée, …

      • Des mérites exceptionnels attribués au sujet, totalement en phase avec de grands thèmes  d’actualité

      • Une théorie : l’existence d’un complot systémique  mené par un ensemble d’acteurs qui ont  invisibilisé le sujet, et éventuellement continuent de le faire

      • Un livre, la pièce maîtresse du système, qui s’intéresse au sujet, croit à la théorie, et  veut désinvisibiliser le sujet, lui rendre justice aux yeux de tous

      • Des relais d’opinion, acteurs  divers disposant d’une certaine autorité : auteurs, associations,  media, politiques,  qui vont adhérer au message du livre puis l’amplifier pardes  reprises en chaîne successives.

      • Un effet final recherché : le livre est un moyen de provoquer les conditions de changement culturels ou sociaux importants, en particulier en instituant le sujet en role model

    Deux cas de figure peuvent se présenter :

        • Ou bien, au cours du processus de désinvisibilisation, des faits avérés remarquables et jusque-là cachés apparaissent au grand jour, et ils parlent d’eux-mêmes pour soutenir la cause défendue par le livre, dont la facture passe alors  au second plan.

        • Ou bien les révélations, les découvertes exhibées sont plutôt ténues ou peu convaincantes. Le livre doit alors faire preuve d’une certaine virtuosité pour rester efficace. C’est le cas qui nous intéresse, et c’est à ce cas que nous allons nous attacher, puisqu’il va exacerber les traits du genre littéraire en question, traits nécessaires pour ne pas en rabattre sur l’objectif de départ.

      COMMENCER PAR UNE BOMBE 

       Il s’agit d’écrire  deux cent quarante pages sur un sujet sur lequel il y a peu de choses à dire au départ, et pas beaucoup plus à l’arrivée. Il va donc falloir parler d’autre chose, sans perdre de vue l’objectif initial. Comment « tenir »  deux cent quarante pages ? La solution est de frapper très fort dès le titre, dès  la  première et quatrième de couverture,  dès la préface confiée à une autorité  scientifique et morale prestigieuse, dès le premier chapitre qui prendra  la forme de la dénonciation d’une révoltante agression contre la mémoire du héros. En vingt-cinq pages, l’essentiel est dit.

       Mieux,  dès la première phrase de la préface on apprend  une nouvelle explosive, dont on se demande bien comment on avait pu l’ignorer jusque-là : aucun de nos téléphones portables n’existerait sans les travaux de l’héroïne. Le livre pourrait s’arrêter là,  et suffirait à considérer comme une évidence la décision d’avoir baptisé de son nom le futur supercalculateur. L’autre élément fort de la préface est d’affirmer que l’héroïne a accompli ces exploits, qui enchantent aujourd’hui notre quotidien connecté, tout  en devant lutter contre la conjuration éternelle des hommes contre les femmes, en particulier dans le domaine des sciences et des techniques. Conjuration, qui dépitée d’avoir échoué à lui barrer la route vers l’excellence, s’acharne encore au 21ème siècle à effacer toute trace de ses exploits.

      Muni d’un tel viatique, d’une telle trame chevaleresque, le lecteur pourra alors entamer une longue traversée de chapitres plus tranquilles, un peu monotones, mais parcourus avec ardeur pour la bonne cause. L’élan acquis au départ sera suffisant pour l’amener jusqu’à un paragraphe de conclusion vitaminé par le sujet vendeur du moment, l’intelligence artificielle. Ce nouveau territoire d’où les femmes sont dramatiquement exclues, mais qu’elles oseront bientôt investir, portées par l’exemple de celle qui, selon la phrase d’ouverture,  est déjà si présente dans nos vies numériques.

      Il en serait tout autrement s’il s’agissait de conter la vie débordante et aux facettes multiples d’un John Von Neumann, décrite par exemple dans la biographies que lui a consacré Ananyo Bhattacharya, pour rester dans le domaine de l’architecture des ordinateurs. Dans ce cas, la succession des chapitres tiendra en haleine le lecteur qui pourra se faire sa propre opinion  au fil des pages, voire picorer des épisodes au hasard, sans avoir été chargé au départ d’un pesant casque de virtualisation de la réalité. 

      AMORCER UNE REACTION EN CHAINE

      Voici un élément-clé de la construction de l’efficacité du livre : il faut que le texte soumis au préfacier suscite chez celui-ci une impression telle  que  sa première phrase va en dire plus que tout le reste du livre. Et cette  impression initiale sera si forte que, en retour récursif, elle va dynamiser  la lecture de l’ensemble. Le préfacier influence la lecture du texte qui l’a influencé, comme pourrait dire Edgar Morin.

      Le principe de la préface, c’est de lire en premier ce qui a été écrit en dernier. Ce rebouclage donne de la solidité à l’ensemble, un peu comme en chaudronnerie où une longue plaque de métal très flexible devient un tuyau fort rigide en soudant entre eux les bords longs opposés.

      Une réaction en chaîne  va se mettre en place. Pour la comprendre, il faut généraliser la notion de préface, qui devient la manière –et la matière- initiale avec laquelle le livre est introduit auprès d’un relais d’opinion. C’est la préface à l’instant T qui provoque la décision de lire le livre, qui influence la manière dont il va être lu, et qui, in fine, influence la création d’une  nouvelle préface à l’instant T +1, et ainsi de suite. 

      Si l’on progresse de lecture en lecture via des relais d’opinion de plus en plus imposants en termes d’autorité , il est probable que la lecture elle-même se fera de plus en plus en diagonale, – ces relais disposent de peu de temps- et que le passage de la préface T à la préface T+1 sera autant voire plus déterminée par les objectif poursuivis par le  relais que par la lecture attentive du livre. 

      Beaucoup des préfaces  à T +1 simplifieront, amplifieront, voire exagèreront la préface à T. Pourquoi ? Parce que ces relais ont choisi volontairement de s’emparer de ce sujet parmi d’autres pour soutenir leurs propres objectifs, pour apporter de l’eau à leur propre moulin. Par exemple, une association  voudra motiver ses membres, un journaliste cherchera un sujet suffisamment plaisant  pour son auditoire et  faire de l’audience, un politique  voudra prouver son attachement à la défense  d’une cause.

      Ainsi se lance une sorte de jeu de téléphone arabe de préface en préface.  Bien sûr, on ne va pas gagner à tous les coups, certaine préfaces de sortie tomberont à plat, ne seront pas reprises, ou seront carrément négatives et casseront la dynamique.  Mais à l’opposé se mettra en place un mécanisme de sélection naturelle,  certaines préfaces s’avérant plus aptes à être reprises et à engendrer d’autres préfaces performantes. On peut d’ailleurs assimiler le passage d’une préface à une autre à une mutation génétique  -et sémantique ?-.

      Par contre, le texte lui-même du livre, même s’il fait l’objet d’une lecture en pointillé, reste disponible et inchangé, dupliqué,  de mutation en mutation.  Il doit alimenter le processus qui aboutira à la préface à T +1. Comme nous le verrons plus loin, le vade-mecum qu’il constitue fournit non seulement des éléments concrets à citer en exemple,  mais aussi des schémas de raisonnement, qui exploiteront un maximum de biais cognitifs pour orienter le lecteur dans la direction voulue.

      THEORIE D’UN GENRE : LE ROMAN DE DESINVISIBILISATION 

      Un élément essentiel de la construction du livre  tient au fait qu’il y a eu invisibilisation du sujet. Ce que l’on sait de lui ne correspond pas à la vérité.  Un travail de désinvisibilisation est alors nécessaire. Le manque d’information, le manque de sources, à priori un handicap, va être transformé en force à partir du moment où l’on croit à l’existence d’un complot, d’une conspiration, d’une ambiance générale systémique,  pour taire, oublier, effacer tout ce qui pourrait être dit de positif sur le sujet.  Conspiration qui, de manière encore  plus radicale, l’aurait empêché de s’exprimer, de se révéler, d’accomplir des faits mémorables. 

      La croyance en un complot  contre la vérité oblige à mettre en œuvre une logique particulière : si quelque chose nous est présenté comme faux, c’est peut-être que c’est vrai; si tel attribut du sujet est absent, c’est peut-être qu’il a été enlevé ; si un examinateur –par exemple sur Wikipedia-  conteste un mérite du sujet, c’est que très probablement ce mérite est avéré, et que  l’examinateur est membre de la conspiration. On prend les pages de Wikipedia comme parole d’évangile, tout en déniant tout crédit aux avocats du diable.

      Une pseudo-logique modale  paraconsistante  se met en place, dans laquelle  c’est l’absence d’information qui est une présomption d’information, l’absence de preuve qui est une preuve. Cela donne un grand degré de liberté dialectique, puisque, dans un tel système, tout énoncé peut être démontré  comme vrai, de même que, si l’on ajoute à l’arithmétique classique le fait que 1+1 =3, il devient facile de démontrer que 746 = 2347.

      Dès lors, en plus des mérites connus du sujet, il existe  forcément quantité d’autres choses positives ignorées puisqu’effacées.  Le peu que l’on sait, il est légitime de le retoucher, de l’embellir, ce n’est qu’une restauration bien pensée, une réponse saine aux basses oeuvres des comploteurs. Enfin, en généralisant, il est plus que probable qu’il existe d’autres sujets aussi dignes d’intérêt que le nôtre, qui ne sont jamais parvenus à notre connaissance pour les mêmes raisons, et dont l’existence abductive ne peut que renforcer chacune de nos démonstrations. Ce que nous savons est confirmé et amplifié par tout ce que nous ignorons.

      La désinvisibilisation, dans ce cas, ce n’est pas la découverte d’un trésor caché, d’un manuscrit égaré, ce n’est pas seulement le patient travail de l’archéologue, historien ou restaurateur qui répare les outrages du temps, c’est d’abord la conviction que l’on passe après une vague intentionnelle de vandalisme iconoclaste, et qu’il faut penser et agir  en conséquence. Avec le risque connu de passer insensiblement du rôle de restaurateur à celui de faussaire.

      Ces dispositions d’esprit lors de la rédaction du livre conduisent à un genre littéraire  que l’on pourrait appeler roman de désinvisibilisation, comme sont apparus  dans l’après-guerre des romans d’adhésion,  dont parle par exemple Pierre Daix dans « J’ai cru au matin ».

      LES DEUX PRINCIPES EPISTEMOLOGIQUES : AMALGAME ET DISCRIMINATION

      Loin de leur connotation péjorative dans l’usage commun, amalgame et discrimination jouent un rôle fondamental en sciences; mis ensemble, ils sont synonymes de lucidité et de rigueur.

      L’amalgame, c’est dire à quoi, à qui notre sujet doit être assimilé, c’est l’affecter à des catégories, nomenclatures, classifications existantes ou créées pour l’occasion.  La discrimination, c’est au contraire dire de quoi il doit être différencié, en quoi il n’est pas comme les autres. Les deux notions sont duales, les traits discriminants permettant de catégoriser,   mais aussi de créer de nouvelles catégories. 

      Dans une démarche de désinvisibilisation, amalgame et discrimination vont être utilisés intensément mais dans  des rôles différents.

      Rappelons notre scénario : les informations dont nous disposons au départ sur notre sujet sont ténues, et les recherches pour les accroitre peu fécondes. Mais nous croyons sincèrement que ces informations existent, elles ont juste été invisibilisées. 

      D’une part, il faut restaurer les qualités et mérites  qui assimilent notre sujet aux plus prestigieuses catégories, puisque ces qualités et mérites ont été cachés ou détruits, voire entravés avant qu’ils ne s’expriment . L’amalgame permet d’assigner le sujet à ces catégories, et de l’assimiler à leurs plus brillants représentants.

      D’autre part, pour justifier l’ardeur à dépenser autant d’énergie à faire briller notre sujet, il faut montrer en quoi il est unique, exceptionnel, incomparable. D’où la discrimination : il n’est pas comme ses semblables.

      L’amalgame va jouer dans deux sens. D’une part assimiler le sujet aux plus hauts représentants  du domaine concerné. Appelons cela l’amalgame ascendant. L’amalgame ascendant  consiste à interpréter les moindres faits comme des traces laissées par ces informations cachées, et, sur la base de ces traces, à reconstituer un chemin établissant une connexion directe, un signe égal, entre le sujet et les plus fameux specimen de son espèce. Ainsi, dans le cas étudié, tel prix Nobel a fait de grandes découvertes sur un phénomène physique utilisé cinquante ans plus tard dans la machine sur laquelle  l’héroïne procède à des tests. Plus loin, on découvre qu’ils ont usé les bancs de la même école. Le nom de « Curie » sera cité ainsi une dizaine de fois, et des dizaines de fois seront cités d’autres noms parmi les  plus grands de la science. 

      Au fil de  ces longs cheminements répétés entre un point A et un point B, le sens  de la relation s’évanouit –il y a perte en ligne comme on dit dans les réseaux- et on finit par « confondre » A et B. Parfois le seul point commun entre A et B sera tout simplement d’être cités dans la même page, un peu comme le name dropping pratiqué dans les conversations de  cocktail. La répétition des noms illustres créé une atmosphère d’euphorie, voire d’ivresse.

      D’autre part, partant des marqueurs de l’existence du sujet (ses œuvres dans le cas d’une personne, son style dans le cas d’une œuvre d’art, …), on va aller de fil en aiguille,  de conséquence en conséquence, jusqu’à des faits notables à l’échelle de l’humanité. C’est l’amalgame descendant.  Par exemple, dans le cas d’un château on expliquera que  le  mécanisme de son pont-levis a permis la mise en route rapide d’une troupe qui a ensuite gagné une bataille, à l’issue de laquelle … etc, etc … un traité de paix célèbre a été signé.

      Ainsi dans l’ouvrage qui nous a intéressé,  l’héroïne est responsable de l’équipe d’un projet d’ordinateur, le Mitra 15,  qui, comme tout bon ordinateur  –c’est le principe même d’universalité de la Machine de Turing-  va être utilisé dans de multiples domaines d’applications : l’espace, la médecine, l’éducation, l’énergie, les télécommunications, les réseaux d’ordinateurs,  qui à leur tour vont permettre de … etc.  Cette liste, détaillée et répétée à l’envi, tisse la toile qui va relier notre héroïne à l’ensemble des grandes avancées scientifiques de son temps et du nôtre. Et, via un ensemble de biais bien connus, le lecteur va vite mettre ces bienfaits au crédit du personnage principal. C’est ce qui conduit à la phrase inaugurale de la préface : il y a présence réelle d’Alice dans tous nos téléphones.

      Tout en opérant les  amalgames ascendants et descendants, il faut mettre en place la discrimination, qui énonce le caractère singulier, unique, exceptionnel du sujet. Fait sérieusement, cela pourrait être un travail de romain : il ne s’agit plus d’assimiler à quelques rares célébrités, mais de différencier, et de différentier potentiellement de très nombreux autres sujets : l’entourage d’un personnage, les châteaux des environs, les œuvres contemporaines. Il existe une manière radicale de s’épargner ce travail : c’est de passer sous silence l’existence même d’un entourage. Ne citons jamais ses collègues, ses supérieurs immédiats, ses collaborateurs. Puisque le sujet est incomparable, ne le comparons pas. Invisibilisons l’entourage de l’invisibilisé pour mieux le contempler  seul. L’aveuglement au service de la désinvisibilisation. 

      En toute rigueur scientifique ou historique, il faudrait énumérer les constituants représentatifs de cet entourage, procéder sur chacun au même exercice d’amalgame ascendant et descendant, et finalement comparer entre eux tous ces portraits étendus.

      On ne saura donc pas si la machine développée par notre sujet –indépendamment de ses qualités attestées par ses fortes ventes- est en avance sur son temps ou semblable à des dizaines d’autres, si elle a fait école ou était un des derniers représentants de son espèce, s’il existait ou non en France même d’autres machines du même type qui auraient eu un succès commercial encore plus considérable.

      Le portrait final ainsi dressé à coup d’amalgames et de discriminations  fait penser à un tableau religieux de Rubens, avec  le personnage seul au centre, en haut les puissances supérieures célestes, et en bas ses œuvres terrestres, avec des rayons de lumière descendant vers le personnage, ou en jaillissant symétriquement vers le bas du tableau.

      LE ROMAN DE DESINVISIBILISATION COMME UNE HAGIOGRAPHIE

      L’hagiographie, ou vie de saint,  genre littéraire pratiqué depuis le début de l’ère chrétienne, et intensément étudié en tant que tel dans les temps modernes, a aussi donné naissance à l’adjectif « hagiographique » qui désigne dans la langue courante une biographie excessivement élogieuse. Les leviers du genre hagiographique se retrouvent dans l’ouvrage qui nous intéresse, en particulier ses trois éléments de base : vita, passio et miracula

      La passio  relate les souffrances que le sujet subit, infligées dans notre cas par le complot d’invisibilisation.

      Il y a plusieurs degrés dans ce chemin de croix :

      –On minore, nie ou efface les accomplissements du sujet

       –On le prive de moyens d’action : pas de budget, pas de pouvoir

      –On le détourne des études ou des secteurs où il pourrait s’accomplir, et venir perturber l’ordre établi

              –Dans le pire des cas, on interrompt sa venue au monde

      Le martyre est l’ultime stade de la passio, quand le sujet va de lui-même au-devant du sacrifice. Est-ce imaginable dans un contexte de vie professionnelle ? Oui, et un exemple précis nous est donné : par dévotion envers le travail accaparant qu’il a reçu mission d’accomplir, le sujet décline les invitations internationales à publier ses découvertes scientifiques, et donc  renonce à faire connaître au monde entier son génie, tout en sachant, torture supplémentaire,  que des personnages masculins  donc sans scrupules ne vont pas se priver  de prendre la place qu’il laisse ainsi vide dans les revues et les conférences. 

      Les miracula, c’est l’amalgame ascendant, le lien direct, la communion avec les instances supérieures, assimilable à des apparitions. C’est surtout  l’amalgame descendant du sujet avec tous les bienfaits dispensés via les  prodiges de sa science dans le cas qui nous intéresse. Grâce au Mitra 15, les fusées décollent, les lycéens s’instruisent, les malades guérissent, les flots sont domptés et les airs pacifiés.

      La vita, enfin, c’est tout le reste en dehors de ces temps forts . C’est la chronique de la vie quotidienne du sujet et du monde qui l’entoure.  Dans le cas où il y a finalement peu à dire sur les miracula accomplis et la passio  subie, il faut bien parler d’autre chose.

       On s’étendra  d’abord  sur l’exposé de la théorie qui sous-tend la passio –ici la théorie de l’invisibilisation- en citant longuement ses grands auteurs et ses grands textes, sans rapport direct avec les sévices infligés au sujet, qui seront toutefois crédibilisés par cet éclairage.

      La vita, c’est aussi le récit de la jeunesse du sujet, tout ce qui se passe avant le début de sa vie professionnelle et scientifique.  Comme dans toute hagiographie, le récit doit être édifiant, choisir une ligne claire, une tonalité sans trop de nuances dans les opinions et faits et gestes du sujet ; on choisit un camp et l’on s’y tient.  On y consacre un bon tiers de l’ouvrage, avant les débuts dans la vie active. On prend le risque d’être un peu ennuyeux et banal, toute famille a une histoire avec son pittoresque, ses anecdotes, ses drames et ses tragédies, sinon ses héros.  Ce n’est pas en principe le thème du livre,  mais d’un autre côté, le lecteur peut se dire que si l’on y consacre autant de pages, c’est bien la preuve que l’on a affaire à quelqu’un d’important.

      La vita, c’est aussi l’environnement général dans lequel se déroule la vie adulte du sujet, en l’occurrence l’histoire scientifique, technique et surtout industrielle de l’informatique française. C’est une matière très largement décrite par les historiens et les essayistes : l’histoire du Plan Calcul, les « French Ordinateurs », les « Mémoires Volées ». Selon le procédé romanesque classique,  notre héros  traverse les grands bouleversements de l’histoire et, par un autre usage de l’amalgame ascendant exposé plus haut, va apparaître, sinon comme un acteur,  du moins comme directement concerné par les évènements. Ces rappels documentaires vont être mis au service de l’ambiance générale du livre : notre sujet est une victime,  non seulement d’une invisibilisation, mais d’une adversité systématique. Pour faire court, il sera toujours dans le camp des perdants, notion de perdant qui s’articule avec  une polarisation entre les bons et les méchants, le bien et le mal. Et à la fin, ce sont les méchants qui gagnent.  La recherche, c’est mieux que l’innovation qui est mieux que le commerce. Tel grand patron est un autodidacte méritant, face à tel autre qui est un grand bourgeois jamais rassasié de conquêtes. Les entreprises françaises sont préférables aux entreprises américaines, les petites machines sont plus sympathiques que les grosses …  Des évènements chaotiques se produisent mais ils sont toujours analysés avec un regard pur qui discerne partout des échelles de valeur. Les vertus de notre sujet qui survit dans cet environnement hostile en ressortiront affermies.

      Finalement, entre exposé de la théorie du complot, récit des années de jeunesse, et rappel des grands évènements économiques du temps, il ne restera guère qu’une dizaine de pourcent des pages pour parler spécifiquement  des œuvres du sujet, ce qui peut sembler  bien faible  pour une personnalité scientifique et technique que l’on veut remettre sur le devant de la scène. Un second effacement involontaire ? Mais visiblement, cela ne nuit pas à l’atteinte de l’objectif. On pense à rebours à la formule attribuée au Cardinal de Richelieu : « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre ».

      CONCLUSION 

      Nous avons esquissé les éléments d’une herméneutique de la désinvisibilisation, d’un point de vue non seulement de l’étude des textes, mais aussi du processus social que le texte ambitionne de déclencher. 

      En fin de compte, toute l’efficacité du livre consiste, page après page, à créer chez le lecteur  -et encore plus chez les relais d’opinion- une ambiance,  une musique, un stéréotype d’interprétation qui l’amène à épouser la thèse de l’auteur. Ce processus se fait étape par étape. Les années de jeunesse sont perçues assez naturellement comme factuelles et peu contestables, ensuite les instruments d’amalgame et de discrimination entrainent le lecteur à se forger  lui-même sa vérité sur le sujet, enfin, une fois ce regard adopté, on peut lui proposer  une vérité soumise, elle,  par l’auteur, qu’il lui sera dès lors invraisemblable de ne pas considérer comme vraie. Ce changement s’opère progressivement,  le lecteur est habitué  à croire de plus en plus à des informations de moins en moins crédibles,  d’une manière symétrique à un informateur qui fournit à son maître-espion des informations de plus en plus précieuses et compromettantes. L’histoire  qui nous est contée commence ainsi par une incontestable date de naissance, et se termine par un chapitre qui nous semble extrêmement éloigné de la réalité, et qui pourtant donnera son sous-titre à l’ouvrage, actualité oblige. La boucle est bouclée. On peut toujours se demander dans quelle mesure, durant l’écriture du livre, l’auteur n’est pas à portée des mêmes effets.

      ***

      Je remercie Philippe Capet pour ses encouragements, ses inspirations pour le titre, et sa relecture attentive.

      Annexe 1

      J’ai été en contact professionnel étroit avec Alice Recoque de 1980 à son départ en retraite vers 1987, au sein de la société CII Honeywell Bull, devenue Groupe Bull. Je l’ai côtoyée plus tard à l’Institut Fredrik Bull, qu’elle fréquentait assidûment, et dont je suis aujourd’hui président. C’est à ce dernier titre que j’ai pris l’initiative de l’organisation, le 30 Novembre 2022, en coopération avec le Musée des Arts et Métiers et la Société Informatique de France, d’une journée d’hommage à quatre personnalités : Alain Colmerauer, François Anceau, Alice Recoque et Michel Hugon. Une des caractéristiques d’Alice Recoque au travail était sa grand dévotion aux missions qui lui étaient confiées. Elle tenait à les mener à bien avec discipline en faisant fi de toute considération de baronnies, coteries ou questions de personnes, et sans mener un jeu individuel. Nous nous appréciions mutuellement. Elle m’avait confié la suite de son cours d’architecture d’ordinateurs à l’ISEP, et sa succession dans la commission d’expertise du projet européen de traduction automatique EUROTRA.

      Annexe 2

      Sur la question de la faible proportion de femmes dans le monde informatique, je considère que, de nos jours,  les jeunes filles et les femmes n’aiment pas trop l’informatique tout simplement parce qu’elles trouvent que celle-ci n’est pas trop « aimable », sentiment que je partage. L’informatique évolue sans cesse de manière assez désordonnée, au gré des progrès du matériel et des investissements colossaux, avec des acteurs pour qui seule compte la vitesse visant à être le premier sur le marché. Ceci sacrifie, en particulier en ce qui concerne les pratiques de programmation courantes, beaucoup d’exigences d’élégance, de rigueur et de cohérence, et induit nécessairement chez les programmeurs un risque de travail bâclé,  « vite fait, mal fait ». Cette attitude est même glorifiée et revendiquée dans cette citation de Reid Hoffman, le cofondateur de Linkedin, et célèbre venture capitalist : « If you are not embarrassed by the first version of your product, you’ve launched too late ».  Peut-être que certaines femmes préfèrent laisser aux hommes ce type de comportement, en miroir des débuts de l’informatique, quand les hommes laissaient la programmation, jugée peu noble, aux femmes. J’ai aussi une bonne expérience de l’enseignement de l’informatique. J’ai à peu près toujours constaté que, dans les binômes mixtes en travaux pratiques, c’est l’élément féminin qui conçoit, pilote, et qui supervise le codage proprement dit, laissé à l’autre partie. Si les employeurs veulent attirer plus de femmes, qu’ils songent d’abord à favoriser chez elles l’accession à des postes de chef de projet bien payés. Enfin, l’informatique n’étant pas une loi de la nature mais une suite de choix humains,  et étant à nos yeux profondément améliorable, pourquoi ne pas explorer l’idée  de trouver le moyen – ce qui n’est pas facile- de favoriser l’éclosion de nouveaux concepts et de nous nouveaux outils, au sein  d’un environnement majoritairement féminin.

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