« Francocide » et mots français en « -icide »: les causes sémantiques d’un échec annoncé

« Francocide » et mots français en « -icide »: les causes sémantiques d’un échec annoncé

Xavier-Laurent Salvador

Linguiste, Président du LAIC
La langue et les formes linguistiques sont un terrain de jeu de toutes les idéologies qui se rencontrent à l'heure où le wokisme prétend façonner le monde par la parole. Mais le travers de la néologie à tout-va est un fait politique majeur. L'échec de la proposition du mot "francocide" est une illustration de la vivacité de la langue qui n'a rien à voir avec la volonté politque de la façonner ni de la récupérer, et de même que l'échec de l'écriture inclusive s'expliquera par la résistance des sujet parlants à l'imposition de normes non comprises, de même la réactivation de formes étymologiques cultivées se comprend par la mécanique propre à l'histoire non pas des mots, mais de la langue elle-même. Et dans ce domaine, l'Université a des choses à dire.

Table des matières

« Francocide » et mots français en « -icide »: les causes sémantiques d’un échec annoncé

La langue et les formes linguistiques sont un terrain de jeu de toutes les idéologies qui se rencontrent à l’heure où le wokisme prétend façonner le monde par la parole. Mais le travers de la néologie à tout-va est un fait politique majeur. L’échec de la proposition du mot « francocide » est une illustration de la vivacité de la langue qui n’a rien à voir avec la volonté politique de la façonner ni de la récupérer, et de même que l’échec de l’écriture inclusive s’expliquera par la résistance des sujet parlants à l’imposition de normes non comprises, de même la réactivation de formes étymologiques cultivées se comprend par la mécanique propre à l’histoire non pas des mots, mais de la langue elle-même. Et dans ce domaine, l’Université a des choses à dire.

Lorsque l’on aborde la question des mots en « cide », il faut peut-être commencer par éliminer quelques idées reçues. En effet, les lecteurs cultivés rattachent naturellement ces formes à une composition antique où il croient réactiver une forme verbale latine. Mais la forme « caedere » qui engendre par sa conjugaison le suffixe « -cide » est déjà en composition dans le verbe latin « occidere » (italien: « uccidere », ancien français: « occire »); et la forme « -cida » latine est déjà un dérivé suffixal qu’on trouve dans des termes latins comme « homicida » (emprunt au latin « homicide », 1200, Roman de Thèbes) comme « fratricida » (emprunt au latin, emprunt au latin, français, 1200, « fratricide »), « matricida » (emprunt au latin, français « matricide », 1605).

Autrement dit, le sentiment de composition qui existe dans la réception des mots en « -cide », qui est très actif chez les francophones, est une illusion de personne cultivée. La sémantique à l’œuvre dans l’abondante productivité du mot est très moderne comme l’atteste la récente histoire du mot « suicide ».

« Suicide » est par exemple un mot « très français » qui fait polémique au XVIIIe siècle. Peu employé, il rentre dans le vocabulaire pour désigner l’action autodestructrice. On connaît la plaisanterie du fils de Racine qui dit que ce mot très laid « ne pouvait désigner qu’une boucherie » en jouant sur le préfixe « sui- » qu’il rattache par plaisanterie à « suis », le porc au lieu de « sui », pronom réfléchi (« soi-même »). Ce faisant, il gausse la prétention archaïsante de ce composé lexical, qui paraît à son époque pédant et impropre. Ce trait d’esprit illustre pourtant deux choses: le trajet lexical de cette néologie qui est toujours pseudo-savante et le caractère opaque du sens de la racine du mot. C’est particulièrement vrai pour « suicide », où l’on voit bien que la racine du pronom réfléchi est à ce point opaque pour les français qu’ils ont dérivé l’emploi intransitif du verbe (« Je suicide » et ne peux « suicider » personne d’autre que moi-même) vers une forme réfléchie: « se suicider » qui peut paraître redondante d’un point de vue latiniste mais qui ne l’est absolument pas pour les français. Ce faisant, ils ont introduit l’idée que le verbe « suicider » pouvait admettre un objet (un COD), au point qu’aujourd’hui il est admis que l’on peut, dans la cadre d’un « suicide assisté », « suicider quelqu’un » par une « aide active à mourir » dans le cadre euphémique de « l’euthanasie » (grec: « mort heureuse »). On comprend donc bien ici qu’en réalité le seul sens du mot « suicider » en français est « tuer », avec une connotation positive, voire logique ou inéluctable; un peu comme si en français il existait trois façons d’aborder la question du meurtre: le meurtre incompréhensible : « assassiner »; le meurtre abstrait, possiblement accidentel: « tuer »; et le meurtre explicable, compassionnel ou logique : « (su)-icider ». On voit donc qu’il est assez naturel de dissocier la forme étymologique, juste, de la façon dont le mot est compris par les sujets parlants.

Il n’est donc pas étonnant qu’une rapide enquête auprès de quelques étudiants montre que pour beaucoup, l’étymologie sémantique de cette famille de mots n’est pas dans le latin, mais dans le français « suicide / homicide ». Autrement dit, les francophones ne connaissent pas le latin « caedere » mais ils rattachent, déduisent le sens de leur connaissance du fonctionnement de ces deux mots. Ce qui n’est pas totalement étonnant, puisque ces deux mots figurent parmi les plus anciens de la série. Le rapprochement n’est pas sémantique, mais phonétique: c’est par ressemblance phonétique qu’ils associent ces mots (c’est une paronomase signifiante). Autrement dit, même s’ils ignorent le sens étymologique du mot, ils déduisent de l’existence de « suicide » ou « homicide » une parenté sémantique qu’ils remotivent. 

Or ce qui est frappant, c’est que cette remotivation sémantique ne se fait pas sur le suffixe légitime « -cide » mais sur une forme certes fausse mais pertinente: « –icide ». 

C’est pourquoi beaucoup identifient « féminicide, régicide, déicide, insecticide, infanticide » comme étant familier; mais que tous invalident « *chatoncide (mais tolèrent « félinicide »), *chiencide (mais tolèrent « canicide »), *suédoiscide (plus dur pour « svédicide ») » par exemple. Et interrogés sur les appartenances aux classes morphologiques, tous reconnaissent que le mot « génocide » de son côté appartient à une classe unique et exceptionnelle qu’on ne saurait inclure dans la même famille que les autres mots qui pourtant pourraient partager le même suffixe. C’est qu’en réalité le suffixe identifié n’est pas la forme étymologique en « –cide » mais une forme purement française en « –icide« .

Cette particularité d’une néologie sémantique active explique l’erreur de la proposition faite d’un néologisme comme « francocide » par exemple qui ne respecte pas la composition populaire, de même que ne fonctionnerait pas « *musulmancide » ou que n’a pas fonctionné « judéocide » (Ce mot, créé par Arno Joseph Mayer, « n’est jamais réellement acclimaté [en France] »1). Gageons que « francisside » par exemple aurait pu, dans un autre contexte, fonctionner.

Enfin, un dernier trait pertinent pour cette série lexicale est son trajet culturel: les mots en « -icide » sont des néologies savantes qui partent de milieux cultivés (les sciences: « insecticides, vermicides »; le droit: « infanticide »; la philosophie: « deicide ») puis dérivent dans les milieux populaires. Ce n’est pas le cas de toutes les néologies: on connaît le succès de créations populaires comme « quoicoubé » ou « meuf » par exemple. Il s’agit donc d’une série lexicale pseudo-savante connotée dans ses emplois par le registre élevé. En réalité, les mots en « -icide » appartiennent donc à un vocabulaire savant, employé comme tel pour caractériser un discours sérieux et dont le seul sens dérive de l’incompréhension de la racine « suicider » qui ne signifie plus aujourd’hui qu’un mode de « tuer » caractérisé par un affect. On le voit particulièrement dans le « succès » des termes « infanticides, féminicides » qui, quoique dénués de fondement sémantiques pertinents pour les sujets parlants, caractérisent des meurtres « qui touchent la famille », c’est-à-dire des « modes de tuer » caractérisé par un affect: l’amour ou la monstruosité. Ainsi, l’infanticide est-il le meurtre caractérisé par l’affect antinomique absolu: « tuer celui qui dépend de la bienveillance de tous », preuve logique d’une monstruosité irréfutable et indiscutable qui fait sens; idem pour « féminicide » où la question du sexe ne joue absolument pas: pour les gens interrogés puisque le seul trait sémantique qui caractérise le « féminicide », c’est le trait « conjugal, ou de couple », id est le meurtre de celui qu’on est censé aimer. C’est ce qui explique l’imposture du débat autour de ce terme: les médias lui attribuent une haute valeur sexuelle et de genre alors que les gens y entendent une valeur matrimoniale et civile (meurtre de l’épouse, pas de la femme).

Autrement dit, le succès des mots de la série en « -icide » appliquée à des animés humains (« régicide, infanticide, féminicide ») est absolument fondé sur la relation logique et indiscutable à un affect, voire à une passion bien plus qu’à un objet politique ou civil. C’est ce qui explique sans doute le flou qui entoure dans le débat politique actuel les discussions autour de « féminicide » où chacun convient en discutant que la notion est infondée en tant que « meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme » alors que chacun réagit favorablement à l’idée d’une spécificité du « meurtre d’une épouse », soit quelqu’un pour qui on éprouve ou a éprouvé une passion. On pourrait étendre cette réflexion au succès de l’emploi de ces mots appliqués aux non humains: « herbicide, insecticide, vermicide ». L’idée de « meurtre » pourtant censée étymologiquement être active n’est absolument pas perçue négativement par les sujets parlants, bien au contraire. On renoue en réalité avec la définition précédemment évoquée d’une « action létale provoquée par un affect » la justifiant, l’excusant ou la rendant compréhensible. Ainsi, il est légitime de sauver son jardin ou ses plantations; de tuer un insecte menaçant ou perçu comme tel, etc. Dans tous les cas, la mort est administrée dans un cadre qui la rend non pas excusable, mais inéluctable et logique, voire acceptable. La preuve ? Les publicitaires l’emploient et les gens l’achètent.

Le sème prédominant dans la série en « -icide » est donc celui d’une administration de la mort dans un cadre affectif pertinent et logique. On « suicide son patient » par compassion; on tue un enfant « parce qu’on est un monstre absolu », c’est la preuve irréfutable et absolue d’une monstruosité; on tue une épouse dans le cadre passionnel – la littérature regorge d’exemples qui ont préparé ce cadre lexical. De même, on administre la nature par la mort dans un cadre logique de survie. C’est une néologie savante dont en réalité les milieux populaires se sont emparé. Le succès des néologies peut ici être prédit par le respect d’une racine populaire en « -icide » (et non en « cide ») et par l’insertion d’un cadre affectif pertinent et logique. La classe morphologique du mot « génocide », mot à un exemplaire unique, ne saurait admettre de néologies valides.

Auteur

Notes de Bas de page

  1.  (via wikipedia) http://www.franceculture.fr/emission-questions-d-ethique-les-historiens-et-la-shoah-choix-methodologiques-et-portee-ethique-avec

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