Fronde universitaire au Québec contre l’inféodation de la recherche scientifique à la morale

Fronde universitaire au Québec contre l’inféodation de la recherche scientifique à la morale

Collectif

Tribune des observateurs

Table des matières

Fronde universitaire au Québec contre l’inféodation de la recherche scientifique à la morale

Nous nous permettons de vous faire connaitre l’existence d’une pétition qui dénonce l’importance accordée aux critères ÉDI et ODD dans les programmes de bourses et de subventions des FRQ, critères qui vont à l’encontre de la liberté de recherche et imposent de façon arbitraire des points de vue relevant de la morale, à laquelle chacun doit être libre d’adhérer ou non.

Lancée en avril dernier et déjà signée par plus de 200 collègues, nous la relançons à nouveau suite à la parution d’une autre lettre à ce sujet dans La Presse et à la réponse insatisfaisante du FRQ :

Lien vers la pétition à signer : https://docs.google.com/document/d/e/2PACX-1vTWv_0ugChYhCYW4pncWJ3GylIw5Wzs5xKSch69SgWQwNWo0Ng90APh9Ic-I0OvvucppL07m3zIuk3k/pub

Lettre parue dans La Presse (18 novembre 2022) :

https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2022-11-18/la-mise-au-pas-de-la-recherche.php

et la réponse insatisfaisante du FRQ (8 décembre 2022) :

https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2022-12-08/replique/reflexion-sur-le-lien-entre-science-et-societe.php

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À M. Rémi Quirion,

Scientifique en chef,

Fonds de recherche du Québec

500, Sherbrooke Ouest, bureau 800

Montréal (Québec) H3A 3C6

remi.quirion@frq.gouv.qc.ca

 

 

/c.c. Directions scientifiques des Fonds de Recherche du Québec,

 

janice.bailey@frq.gouv.qc.ca, Mme Janice Bailey, FRQNT

carole.jabet@frq.gouv.qc.ca, Mme Carole Jabet, FRQS

louise.poissant@frq.gouv.qc.ca, Mme Louise Poissant, FRQSC

 

 

 

 

Objets : remise en cause de la place qu’occuperont l’ÉDI et les ODD lors du prochain concours de financement des Regroupements stratégiques et révision des critères de « mobilisation sociale » inclus dans les concours de bourses d’excellence de cycles supérieurs du FRQSC.

 

 

Monsieur le scientifique en chef,

  

Nous avons pris connaissance des nouveaux critères d’évaluation des FRQ pour les demandes de subvention et de bourses d’études supérieures en ce qui a trait aux exigences dites « ÉDI » (équité, diversité et inclusion) et « ODD » (objectifs de développement durable) de l’ONU. Nous écrivons cette lettre car une lecture attentive de ces critères, qui va au-delà des affirmations à l’effet que ces évaluations tiendront compte de la spécificité des disciplines, nous amène à la conviction que ces critères imposés vont avoir des conséquences importantes alors même que leur fondement, leur légitimité et leur validité n’ont pas vraiment été établis. En l’état, l’adoption officielle des critères ODD de l’ONU, conjuguée à ceux relevant de l’ÉDI, pose de graves problèmes qui ne peuvent être passés sous silence. Non moins discutable, on le verra, est la prise en compte d’un critère de « mobilisation sociale » dans l’évaluation des demandes de bourses de maîtrise, doctorat et postdoctorat.

 

Aussi pertinentes qu’elles paraissent à première vue, ces orientations récentes – jamais vraiment débattues largement parmi les membres des différentes disciplines couvertes par les FRQ – traduisent à notre avis une conception problématique des pratiques constitutives du champ scientifique. Il y a lieu d’abord de s’étonner que les FRQ valident des notions peu quantifiables et dont le flou ouvre la porte à des glissements importants. Il importe à notre avis de rappeler que, malgré le fait que la formule « équité, inclusion et diversité » (ÉDI) soit partout consacrée, ces termes n’appartiennent pas au monde savant. Ils sont issus à l’origine des théories managériales du tournant du siècle dernier. Ils ont été expérimentés dans l’entreprise privée avant d’être étendus et imposés aux administrations de l’État, aux médias, aux milieux de la culture, à l’école et aujourd’hui à la recherche.

 

Quant à « l’excellence inclusive » que défend la Stratégie en matière d’équité, de diversité et d’inclusion 2021-2026 des FRQ (p. 5), elle ne s’accompagne dans ce texte d’aucune définition claire de « l’excellence », notion qui implique évidemment l’exclusion, à moins de considérer toutes les demandes comme « excellentes », vidant alors le terme de son contenu. Notons ici qu’en disant cela on ne fait pas la promotion de l’excellence (inclusive de qui au juste ?) Cette curieuse expression a été lancée par les think tanks états-uniens et plus spécialement par la Fondation Ford en 2003, à l’occasion d’une bourse accordée à l’Association des collèges et universités américains et intitulée « Making Excellence Inclusive », dans le but d’améliorer la performance des étudiants et de réduire le taux d’abandon aux études supérieures. C’était surtout un slogan. En résumé, « équité », « diversité », « inclusion » ne sont pas des concepts, mais plutôt ce que les spécialistes en analyse du discours appellent des idéologèmes, en phase avec les doctrines néolibérales du moment.

 

Nous ne nions pas cependant que ces termes recouvrent des enjeux bien réels. Ni que des progrès soient à réaliser dans le milieu savant en termes d’accès à des postes ou à des bourses par diverses catégories de personnes. Il va de soi que les efforts en ce sens doivent se poursuivre. Mais nous observons que les nouvelles normes d’évaluation sont paradoxalement porteuses d’iniquités entre unités de recherche et, pire encore, qu’elles risquent en fait de creuser les disparités sociales qui affectent déjà, et lourdement, les cohortes d’étudiants des cycles supérieurs. L’atteinte d’objectifs d’égalité d’accès ou des ODD définis par l’ONU, par exemple, ne passe pas par le contrôle des contenus et des problématiques des projets de recherche des étudiants et des chercheurs mais bien par des programmes de bourses permettant aux catégories moins favorisées de vraiment avoir accès à des formations menant à des postes de recherche. En ce qui a trait aux ODD, leur atteinte passe plutôt par des actions politiques relevant d’un tout autre ordre que celui de la recherche libre. Comme ils le font régulièrement, les Fonds peuvent en effet définir des programmes ciblés ou des initiatives conjointes avec des organismes, mais non pas se servir des programmes généraux pour imposer une vision du monde mal définie autour des ODD ou de l’ÉDI.

 

Ces notions sont bien floues comme, par exemple, dans l’objectif visant à « mobiliser la communauté de la recherche pour intégrer l’ÉDI dans toutes les facettes de la recherche », entraînant de fait une « prise en compte de l’ÉDI dans les devis de recherche où cela est pertinent, notamment dans la méthodologie et la diffusion des résultats » (Stratégie, p. 10).

 

Outre le fait que la « mobilisation » est ici forcée comme le suggère le sens militaire du terme, on se demande s’il existe quelque chose comme une « méthodologie » ÉDI ? En sciences sociales, par exemple, l’approche qualitative est-elle plus « équitable » que l’approche quantitative ou vice versa ? Prenons le cas d’une analyse de régression linéaire, méthode d’analyse statistique standard. Favorise-t-elle la « diversité » et, surtout, est-ce sa fonction ? Or, le propre d’une bonne méthodologie est de s’assurer que les outils destinés à la production de résultats doivent être neutres afin de préserver a priori l’objectivité des analyses. Et on pourrait citer des exemples en sciences de la nature. Les méthodes et les outils ne tiennent donc pas compte du genre, du handicap, de l’origine de celui ou celle qui les utilise. Ce sont là plutôt des variables (classe, race, sexe) qui entrent en ligne de compte dans une analyse à titre d’explications possibles du phénomène étudié, mais cela n’a rien à voir avec les normes ÉDI.

 

De même, qui peut décider s’il est « pertinent » d’intégrer l’ÉDI à tel ou tel endroit des devis de recherche ? Les gestionnaires des programmes ? Et au nom de quoi ? Le risque d’arbitraire est ici manifeste et contraint la construction de l’objet, étape intellectuelle qui ne doit obéir qu’aux méthodes validées des différentes disciplines. Quant à généraliser ces normes à « toutes les facettes de la recherche », cela n’oblige-t-il pas en fait les chercheurs à choisir les thèmes qui auront le plus de chances d’être financés ? Dans ce contexte, une historienne désireuse de travailler sur le Moyen Âge n’est-elle pas d’avance condamnée, les sociétés d’Ancien Régime étant par définition inégalitaires ? Et que dire des astrophysiciens qui s’interrogent sur les exoplanètes ou l’âge de l’univers ? Seuls des sophismes peuvent laisser croire que les critères imposés ne favorisent pas les projets de « mobilisation » forcée.

 

Cette situation, déjà préoccupante pour des chercheurs de carrière, l’est plus encore en ce qui a trait à l’octroi des bourses de cycles supérieurs. Dorénavant, 20 % de l’évaluation des dossiers de niveau doctoral porte par exemple sur la « mobilisation sociale ». La demande des candidates et candidats sera ainsi considérée à la lumière des ODD, ce qui inclut là encore les normes ÉDI, l’ensemble devant s’inscrire dans le « parcours de formation, [les] activités de recherche, de dialogue science-société ou d’engagement social personnel » (Guide d’information : nouveaux critères d’évaluation des programmes de bourses de formation, 2021, p. 6).

 

Mais s’il est apparemment plus aisé pour une doctorante se spécialisant en littérature autochtone de satisfaire ce genre d’attentes (encore que rien ne garantisse qu’une telle recherche soit en elle-même « ÉDI »), qu’en est-il de l’étudiant qui se consacrerait à la philosophie cartésienne ou à l’éthologie des pigeons ? Certes, les FRQ prennent soin de préciser que « tous les projets de recherche ne peuvent pas contribuer directement aux ODD » (Guide, p. 6). Mais si c’est bien le cas, alors quelle valeur accorder à ces critères, puisque ces concours ne devraient pas discriminer les candidats en raison des thématiques choisies ? Un autre problème se présente. En donnant cette importance à la rubrique « mobilisation sociale » dans l’évaluation des demandes de bourses, ne multiplie-t-on pas les critères auxquels les étudiants, déjà soumis à l’idéologie de la performance, voudront répondre parfois artificiellement et, s’il le faut, au détriment du contenu académique et scientifique ? Quel étudiant, du reste, aura eu les moyens concrets de cumuler bénévolement les « engagements » ? L’ancien finissant de Brébeuf ou l’étudiant de la Mauricie, issu d’un milieu modeste et qui trime dur pour joindre les deux bouts ? On ne saurait trop souligner ici les effets pervers des exigences de « mobilisation ». Notons aussi ce qu’il y a d’étrange à vouloir orienter cette « mobilisation » en prenant le soin de rappeler aux candidats et candidates que ce critère « ne vise pas à rendre compte de vos pratiques personnelles de gestion des matières résiduelles ou de consommation responsable par exemple, mais de votre engagement » (Guide, p. 12). Enfin, il est facile de prédire que certains étudiants vont gonfler leur « mobilisation sociale » pour optimiser leurs chances de classement. Le risque d’un abus de déclarations « d’engagement » a d’ailleurs été démontré dans le cas des grandes universités américaines (« We, The Privileged Parents That Matter… » (The Chronicle of Higher Education, 29.03.2021). Faudrait-il alors les vérifier ? Si oui, comment ?

 

On remarquera aussi que, parmi les exemples donnés de liens entre thèmes de recherche et ODD dans le Guide d’information précité (p. 9 et suivantes), seuls deux exemples sur 45 (soit 4,4%) renvoient à une recherche non appliquée et proprement désintéressée – ce qui est le propre de ce qu’on désigne par culture – dans le domaine des humanités. Les unions proposées sont, au demeurant, douteuses : qu’est-ce que la « vie littéraire au Québec » a à voir avec l’ODD 11 « villes et communautés durables » (Guide, p. 10) ? On pourrait d’ailleurs s’interroger : « durable » sous quel aspect ?

 

Tout ce qui précède tend à montrer que ces critères d’évaluation sont en complète rupture avec la mission première des FRQ, telle qu’elle est spécifiée par la Loi sur le Ministère du Développement économique et régional et de la Recherche (2003, c. 29). À l’article 63, on peut lire en particulier que les fonctions du FRQSC sont :

 

1° de promouvoir et d’aider financièrement le développement de la recherche dans les domaines des sciences sociales et humaines, ainsi que dans ceux de l’éducation, de la gestion, des arts et des lettres ;

2° de promouvoir et d’aider financièrement la diffusion des connaissances dans les domaines de la recherche reliés aux sciences sociales et humaines, ainsi qu’à l’éducation, à la gestion, aux arts et aux lettres ;

3° de promouvoir et d’aider financièrement la formation de chercheurs par l’attribution de bourses d’excellence aux étudiants des 2e et 3e cycles universitaires et aux personnes qui effectuent des recherches postdoctorales ainsi que par l’attribution de bourses de perfectionnement aux personnes qui désirent réintégrer les circuits de la recherche et l’attribution de subventions pour des dégagements de tâche d’enseignement pour les professeurs de l’enseignement collégial engagés dans des activités de recherche ;

4° d’établir tout partenariat nécessaire, notamment avec les universités, les collèges, les institutions à caractère culturel, les ministères et les organismes publics et privés concernés.

 

Et des paragraphes équivalents portent sur le FRQS et le FRQNT. Rien dans ces fonctions explicites ne permet de fonder une exigence généralisée de conformité des projets et des candidates et candidates aux « ODD » onusiens, à la « mobilisation » sociale ou aux objectifs « ÉDI ».

 

Soyons clairs : la « mobilisation sociale », comme les objectifs ODD et ÉDI, n’entre pas dans la mission des FRQ telle que l’a définie le législateur. Cela suggère fortement que l’imposition de ces critères à l’ensemble des programmes sort du cadre légal assigné aux FRQ par l’État québécois.

 

Notons au passage que nous ne nous opposons pas par principe à l’activisme social et que si le gouvernement veut encourager l’implication sociale des citoyens, il peut le faire directement en créant des programmes à cet effet, car cela ne relève pas de la sphère de la recherche scientifique mais de la sphère de l’action sociale et communautaire. Il peut aussi décider de donner des bourses spéciales à des étudiants impliqués dans diverses activités bénévoles – même si ce sont souvent les mieux nantis, qui ont des temps libres, qui sont en mesure de le faire –, mais on ne peut pas utiliser les FRQ pour enrôler de force la recherche au service d’objectifs arbitrairement imposés. Il faut aussi noter qu’au plan juridique, imposer aux candidates et candidats à une bourse ou à un projet de recherche de déclarer ce qu’elles ou ils ont fait ou entendent faire pour se « mobiliser » et ainsi faire « avancer » des causes sociales, va à l’encontre de la charte des droits et libertés du Québec qui non seulement protège la liberté d’expression mais également – on l’oublie trop souvent – la liberté de ne pas s’exprimer sur un sujet, dans le cas présent sur les ODD, l’ÉDI et l’engagement social pour une « cause ».

 

En résumé, les normes ÉDI et les critères ODD :

1) sont étrangers aux fondements mêmes de la recherche scientifique et ne font pas partie de la mission des FRQ telle que définie par la loi ;

2) constituent une atteinte à la liberté universitaire des étudiants de cycles supérieurs et des professeurs et plus largement à la liberté des personnes, c’est-à-dire à la possibilité de choisir sans pression indue leur thème de recherche et leurs activités sociales ;

3) aggravent les inégalités entre les étudiantes et étudiants les mieux dotés de capital (économique, social ou culturel) et celles et ceux qui sont issus de milieux défavorisés et qui de ce fait ont moins de chance de trouver du temps libre pour « s’impliquer » socialement au nom d’une cause qui leur est chère.

 

C’est pourquoi nous demandons que les FRQ revoient en profondeur et sans tarder les critères d’évaluation des unités de recherche et des demandes de bourses de cycles supérieurs pour les limiter aux objectifs définis par la loi en se limitant aux contenus académiques des projets soumis. Car le mélange dommageable entre science et morale que nous dénonçons ne s’arrête pas au domaine « société » et « culture ». Que penser par exemple des objectifs ODD en mathématiques ou en astrophysique ?

 

En terminant, rappelons que nous avons à cœur, en tant que chercheurs, le « dialogue science-société », mais ne le confondons pas avec des notions qui ne respectent pas les choix personnels des chercheurs en ce qui a trait à leurs activités hors recherche. Il convient donc de penser autrement les enjeux d’équité et de diversité, en partant des besoins et des particularités de la société québécoise. Une chose est certaine, en bonne démarche rationnelle et scientifique, c’est à la condition de distinguer rigoureusement les problèmes – ceux de la morale, ceux de la recherche – que pourra être préservée au sein des FRQ la mission fondamentale qui a présidé à leur création : la production de savoirs validés par des méthodes reconnues et la formation de chercheurs compétents dans leurs domaines ou, pour résumer, la quête du vrai. Quant à la quête du bien, elle est évidemment importante et légitime, mais elle relève d’une autre logique d’action.

 

Avec nos salutations cordiales,

Arnaud Bernadet (Université McGill)

Yves Gingras (UQAM)

Thierry Nootens (UQTR) 

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