[par Cyrille Godonou]
Au sein des inégalités sexuées en matière de pauvreté, l’extrême pauvreté tient une place singulière.
L’extrême pauvreté peut être appréhendée par le fait d’être sans domicile ou plus démuni encore c’est-à-dire sans-abri, la première catégorie étant plus large que la seconde tout en l’incluant. Qu’observe-t-on d’un point de vue sexué dans ces poches d’extrême pauvreté et qu’en dit-on ? Les personnes qui « vivent et dorment dans la rue » sont-elles plutôt des hommes ou des femmes ?
Les hommes apparaissent surreprésentés au sein de la population des sans-domicile (62% dans la population francophone des sans-domicile en France métropolitaine en 2012) et plus encore au sein du groupe plus fragile des sans-abri (masculin à 95% en 2012 en France). Ces tendances ne se limitent pas à la France mais s’étend aux autres pays occidentaux. Une prise en charge spécifique permet sans doute d’expliquer au moins en partie les effectifs relativement moindres de femmes au sein de ces populations particulièrement paupérisées. La priorité qui leur est donnée dans l’accès aux hébergements traduit une volonté protectrice à rebours de la supposée priorisation systématique des intérêts masculins.
Malgré tout, certains chercheurs ou journalistes dénoncent que « les représentations associées aux sans-abri demeurent largement focalisées sur l’expérience des hommes. » sans rappeler la statistique de la part de femmes sans-abri, lui préférant celle des sans-domicile (Marcillat, 2018). Les biais de genre dans la recherche1 tendant à occulter les situations défavorables aux hommes remontent à plusieurs décennies2.
Définitions : sans-domicile, sans-abri
Selon l’INSEE, « dans le cadre de l’enquête auprès des personnes fréquentant les lieux d’hébergement ou de restauration gratuite, une personne est qualifiée de « sans-domicile » un jour donné si la nuit précédente elle a eu recours à un service d’hébergement ou si elle a dormi dans un lieu non prévu pour l’habitation (rue, abri de fortune). »
Parmi les sans-domicile, l’on trouve plusieurs catégories de personnes :
- sans-abri
- en hébergement collectif que l’on doit quitter le matin
- en hébergement collectif où l’on peut rester pendant la journée
- en hôtel
- en logement
Au sein de ces différentes catégories, les sans-abri sont particulièrement précaires.
Selon l’INSEE, « une personne est dite sans domicile si elle a passé la nuit précédant l’enquête dans un lieu non prévu pour l’habitation (on parle alors de sans-abri), y compris les haltes de nuit qui leur offrent un abri (chaleur, café, etc.) mais qui ne sont pas équipées pour y dormir, ou dans un service d’hébergement (hôtel ou logement payé par une association, chambre ou dortoir dans un hébergement collectif, lieu ouvert exceptionnellement en cas de grand froid). ».
Pour faire simple, un sans-abri vit dans la rue, y dort ou alors dans des habitats de fortune.
Il convient de préciser que les définitions relatives au sans-abrisme et plus largement au fait d’être dépourvu de domicile, varient d’un pays à l’autre, de sorte que les comparaisons doivent être effectuées avec prudence. Par ailleurs, les enquêtes couvrant un pays entier ne sont pas systématiques et peuvent se limiter à un sous-ensemble de la population sans domicile, en excluant le cas échéant les sans-abri du champ. Ces enquêtes, quand elles sont détaillées, ne sont généralement pas menées chaque année, ce qui vient encore compliquer les comparaisons internationales, les millésimes n’étant pas forcément les mêmes.
Pour pallier cette difficulté, des enquêtes locales donc non-représentatives de l’ensemble du territoire peuvent être menées. Parfois, les associations ou services publics en charge d’accueillir les populations sans domicile fournissent des données indicatives.
Sans-abrisme, sans-domiciliation, des phénomènes sexués qui se conjuguent plutôt au féminin ou plutôt au masculin ?
Dans le rapport sur la stratégie de l’Union européenne en faveur de l’égalité3 entre les hommes et les femmes du Parlement européen (2019/2169(INI)), l’on peut lire :
https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2020-0234_FR.html
que le sans-abrisme des femmes est un problème croissant
https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2020-0234_FR.html
déplore l’absence de références, dans la stratégie en faveur de l’égalité entre les
hommes et les femmes 2020-2025, à la protection des femmes et des filles exposées au risque d’exclusion sociale, de pauvreté ou de sans-abrisme;
Ainsi mentionnés, sans chiffres mais surtout dans un contexte d’énumération des inégalités défavorables aux femmes donne au lecteur l’impression que le sans-abrisme est un problème qui touche les femmes de façon disproportionnée. En effet, le fait de centrer le propos sur la situation des femmes dans le cadre d’une stratégie d’égalité entre les sexes suggère implicitement une inégalité au détriment de ces dernières.
D’ailleurs, dans le cas de l’Australie, le thème des sans-domicile est un sujet « genré », à aborder pour la « journée de la femme » de 2018 (« homelessness is a women’s issue ») :
« On peut plus facilement ignorer le sort des femmes sans- domicile parce qu’elles sont moins susceptibles de dormir dans la rue, mais les effets de cette situation de sans-domicile sont catastrophiques et durables quelle que soit la forme qu’elle prenne. »4
https://web.archive.org/web/20190907163859/http://chp.org.au/iwd-2018-homelessness-womens-issue/
C’est là la confirmation qu’il y a une inégalité défavorable aux femmes (leur sort est ignoré) mais avec un paradoxe puisqu’elles sont moins susceptibles de « dormir dans la rue ». Cela amène naturellement à s’interroger quant à la quantification du phénomène.
En 2014-2015, dans la catégorie la plus précaire des sans-abri en Australie5, deux tiers sont des hommes et un tiers des femmes.
Aux Ḗtats-Unis, en 2017 62,4% des sans-domicile qui ne sont pas sans-abri sont des hommes (Henry, Bishop, de Sousa, Shivji, & Watt). En 2018, 70% des sans- domiciles sont des hommes, 29% des femmes6.
Figure 1 Part de femmes et d’hommes adultes en hébergement pour sans-domicile aux Ḗtats-Unis en 2007, 2016 et 2017
Au Royaume-Uni, 86% des sans-abri sont des hommes et 14% des femmes7. Mais, là encore la presse précise que les femmes sont plus durement touchées (Foster, 2017). L’article de presse évoque l’écart salarial, les violences conjugales, les aides au logement, la toxicomanie, facteurs susceptibles d’engendrer la sans domiciliation féminine mais ne mentionne pas cette donnée de base de la répartition sexuée.
Les statistiques de ces différents pays mettent en évidence que les hommes constituent une part plus grande des sans-domicile et plus encore des sans-abri.
Or, s’agissant de la France, l’extrait du rapport d’activité du SAMU social 2017 de Paris évoque une priorité donnée aux femmes dans la lutte contre le sans-abrisme :
L’engagement du Président en la matière en témoigne, de même que des actes comme la priorité donnée cet hiver aux femmes et aux familles sans-abri. Pour autant, la prise en charge des hommes isolés reste dans l’impasse, les capacités d’accueil insuffisantes, l’improvisation trop souvent au rendez-vous dès lors que le froid sévit. L’hiver 2017 aura ainsi connu la succession de trois plans grand froid, et la sortie des hébergements hivernaux pose des difficultés inédites du fait du manque de places.
Pliez, 2018
Il s’agit là d’une rupture du principe d’égalité des sexes qui ne semble pas susciter de réprobation mais au contraire qui est assumée, justifications à l’appui qui ne se limitent aux seuls cas d’accompagnement d’enfants. Certains auteurs ont d’ailleurs identifié des biais similaires dans d’autres domaines tels que la santé au sein de l’ONU et de l’OMS8 (Nuzzo, Bias against men’s issues within the United Nations and the World Health Organization: A content analysis, 2020). On retrouve ailleurs qu’en France, ces mesures prioritaires pour les femmes9 : les demandes d’abris émanant de femmes ne peuvent être refusées, cette philosophie considérant qu’elles constituent un public plus vulnérable dans la rue, ce qui amène à ne pas les éconduire faute de place. Le manque de place ne serait donc guère un argument pour leur refuser l’accès à un hébergement temporaire.
Cette priorité donnée aux femmes, dans une société parfois décrite comme étant patriarcale10, c’est-à-dire une société d’hommes, faite par les hommes et pour les hommes11 qui discrimine voire opprime les femmes de façon structurelle ou systémique, recèle un paradoxe. Il ne serait qu’apparent si en France contrairement aux autres pays déjà évoqués, les femmes étaient plus nombreuses que les hommes au sein de cette population touchée par l’extrême pauvreté.
On peut donc se demander si les tendances constatées dans les autres pays diffèrent sensiblement de celles de la France.
Or, l’on constate qu’en France en 2012, 38% des sans-domicile sont des femmes et donc que 62% des sans-domicile sont des hommes (Yaouancq, et al., 2013). À un plus grand niveau de précarité, 5% des sans-abri sont des femmes et donc 95% sont des hommes. Quelque 81 000 adultes accompagnés de 30 000 enfants sont sans domicile. Parmi ces adultes sans domicile, 9% sont sans abri soit environ 7 300 personnes dont 6 900 hommes et 400 femmes.
Figure 2 Les sans-domicile francophones en France en 2012
Il convient de préciser que d’autres facteurs expliquent le déséquilibre sexué chez les sans-abri. Les femmes mobiliseraient mieux leur réseau social tandis que les hommes auraient moins recours aux aides extérieures. Certains sans-abri refusent d’aller en hébergement en raison des violences, vols et problèmes d’hygiène susceptibles d’y sévir12.
Après avoir passé en revue les données françaises, on peut se demander ce qu’il en est dans les autres pays de l’Union européenne. En Finlande, trois quarts des sans-domicile sont des hommes en 2020, pour un quart de femmes. Le déséquilibre sexué se retrouve dans différents pays européens, les hommes étant plus touchés malgré des méthodologies différentes d’un pays à l’autre : 62% en Suède, 78% à Bruxelles, 81% en République tchèque et plus de 70% en Allemagne13. Ces chiffres permettent de plus qu’esquisser une tendance générale dans les pays occidentaux.
Figure 3 Part de femmes parmi les sans-domicile en Finlande entre 2015 et 2020
Sans-abri et sans-domicile : quelle évolution sexuée ?
Quant à l’évolution du phénomène, il y a lieu d’examiner si le « sans-abrisme des femmes est un problème croissant ». À titre liminaire, il convient de préciser que le sans-abrisme féminin peut croître en niveau (effectifs absolus entre deux dates) sans pour autant croître en part relative : tel serait le cas si le sans-abrisme masculin augmentait encore plus vite. Dans un tel cas, on comprendrait mal de souligner spécifiquement la hausse du sans-abrisme qui croîtrait le moins rapidement.
Dans le cas de la France, certes, parmi les adultes sans domicile francophones dans les agglomérations de plus de 20 000 habitants, les femmes représentaient 34% des effectifs en 2001 contre 38% en 2012, soit une hausse de 4 points en un peu plus d’une dizaine d’années (Mordier, 2016) : « L’augmentation du nombre de couples parmi les sans-domicile explique en partie la féminisation de cette population, mais pas uniquement. Parmi les personnes seules, la part des femmes francophones nées à l’étranger a aussi augmenté entre 2001 et 2012 ».
Figure 4 Les sans-domicile francophones par âge et sexe en France en 2012 et évolution depuis 2001
Mais, s’agissant du sans-abrisme, la part de femmes parmi les sans-abri a diminué entre 2001 et 2012, passant de 7,1% à 5% (Brousse, 2006) même si la part de femmes parmi les sans-domicile a augmenté (de 34% à 38%). On peut donc conclure dans le cas de la France que le sans-abrisme, de façon relative, n’a pas augmenté en France au cours de la période qui sépare les deux grandes enquêtes de l’INSEE.
Figure 5 Répartition par sexe des sans-abri en 2001
Néanmoins, l’évolution n’est pas nécessairement la même dans tous les pays.
Ainsi, à Bruxelles, à partir de la source du SAMU social14, en termes absolus, c’est-à-dire en niveau, le nombre de femmes sans domicile a augmenté entre 2002 et 2011 mais en termes relatifs ce n’est pas nécessairement le cas, la part de femmes parmi les sans-domicile n’a donc pas augmenté (donc un ratio sexué stable), quoique des incertitudes pèsent quant aux estimations.
A Barcelone, entre 2009 et 2015, la part de femmes au sein des hébergements pour sans-domicile est plutôt stable15 (Sales, Uribe, & Marco, 2015) : elles constituent 10,7% des personnes dans la rue et 21,8% des personnes ayant recours aux hébergements pour sans-domicile.
Figure 6 Hommes femmes et mineurs sans-domicile hébergés au XAPSLL à Barcelone entre 2009 et 2015
Dans le cas de l’Angleterre, la part de femmes au sein des sans-abri est passée de 12,3% en 2012-13 à 14,6% en 2016-17 (Bretherton & Pleace, 2018). Contrairement à la tendance baissière observée en France sur une plus longue période, il s’agit en Angleterre d’une tendance haussière. Dans les deux cas, les hommes représentent environ neuf sans-abri sur dix.
Figure 7 Part de femmes parmi les sans-abri en Angleterre entre 2012-13 et 2016-17
Malgré toutes ces données, plusieurs auteurs dénoncent non seulement une forme d’androcentrisme dans le traitement des sans-domicile et des sans-abri mais en plus regrettent un déni de l’expérience féminine en la matière, notamment en lien avec les violences conjugales systémiques16 (Bretherton & Mayock, 2021).
Conclusion
L’expression de « plafond de verre » a été popularisée pour caractériser le phénomène d’attrition de la part de femmes au sommet de la hiérarchie socio-économique. L’expression de « plancher de verre » pourrait être son symétrique en ce qui concerne le bas de la hiérarchie socio-économique, avec une surreprésentation masculine au sein des sans-domicile et plus encore des sans-abri. Ce « plancher de verre » ne se limite pas à la question des sans-abri mais s’étend à la mortalité professionnelle, à l’échec scolaire, aux suicides, aux accidents de la route, aux incarcérations où les hommes sont largement surreprésentés…Il serait souhaitable que la recherche académique se penche davantage sur ce phénomène particulièrement contre-intuitif dans le cadre du paradigme de la domination masculine.
Il s’avère que les hommes sont surreprésentés au sein des sans-domicile (62% en 2012 en France métropolitaine parmi les francophones) et plus encore parmi les sans-abri (95%). Minoritaires au sein de ces populations extrêmement démunies en France mais aussi dans les autres pays développés, les femmes font l’objet d’une attention particulière et d’une prise en charge spécifique, notamment en raison du fait qu’elles soient plus souvent accompagnées d’enfants mais pas seulement pour ce motif (Pliez, 2018).
Ces éléments quantitatifs et qualitatifs nuancent voire mettent à mal un stéréotype trop simpliste d’une organisation sociale patriarcale qui ferait prévaloir en toute circonstance les intérêts masculins sur ceux des femmes. Ce n’est manifestement pas le cas ici. Néanmoins, la littérature souligne que les violences conjugales pourraient jouer un rôle substantiel dans le processus menant une partie des femmes dans la rue (Bretherton & Mayock, 2021).
Des différences comportementales, en matière de recours aux aides mais aussi les craintes relatives aux violences ainsi qu’au manque d’hygiène dans les structures d’hébergement d’urgence, peuvent aussi participer de ce phénomène d’asymétrie statistique dans le sans-abrisme.
Bibliographie
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