Texte publié en août 2016 dans la brochure n°21bis « Islamismes, islamogauchisme, islamophobie », Seconde partie : Islam, extrême-droite, totalitarisme, de la guerre à la domination et mis en ligne l’année suivante.
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N’y a-t-il pas meilleur symbole de soumission à l’impérialisme musulman que l’image du peuple algérien qui se prosterne cinq fois par jour vers son conquérant situé en Arabie ?
Pourquoi je ne suis pas musulman,
Ibn Warraq, éd. L’Âge d’Homme, 1999, p. 249
L’ambition de ce texte est d’avancer quelques éléments d’analyse à des fins de compréhension du phénomène islamiste. Cela exige de se défaire d’un certain nombre d’idées reçues, fruits d’un arbre dont les racines idéologiques ne seront pas analysées ici 1 . Mais trois d’entre elles, particulièrement saillantes, méritent cependant d’être citées dans cette introduction afin de clarifier notre propos.
Aborder l’islamisme : trois idées reçues
La première consiste à croire que le mode de vie des sociétés occidentales incarne « l’idéal » des sociétés humaines – autrement dit que leurs attraits prouvent que, comme on l’entend souvent, « au fond tout le monde veut vivre tranquille » avec sa famille, sa maison, son chien et, sous-entendu, toute la société de consommation. Cet ethnocentrisme touchant veut ignorer la marche de l’Histoire tout autant que la complexité du psychisme humain : si le confort et l’indifférence peuvent effectivement anesthésier quelque temps la quête de sens, le besoin d’appartenance, les tendances à la domination et à l’accaparement, les poussées meurtrières et le désir de mort, ils ne les suppriment pas.
La seconde, implication logique de la première, serait que les désordres du monde, ses violences, son chaos et, partant, l’islamisme, trouvent leurs sources dans ce même Occident, ses imperfections transitoires, ses difficultés d’accès et que, par conséquent, lui seul serait à même de les résoudre. C’est là confondre l’influence de l’aire occidentale sur la marche du monde d’un côté et les réactions qu’elle suscite de l’autre. Ces réactions sont aussi diverses que la multitude des sociétés et des cultures qui doivent en assumer l’entière responsabilité : l’islamisme appartient à l’islam 2 comme l’ère Meiji au Japon.
La troisième idée reçue voudrait réduire, certes de plus en plus difficilement, l’islamisme au terrorisme, préférant nier ce qu’il faut bien se résoudre à appeler la progressive islamisation de nos sociétés par des voies civiles. Bien loin des violences spectaculaires, ce phénomène lancinant, quotidien, harassant est une lame de fond sans véritable centre, un mouvement capillaire mettant en résonance des millions de musulmans aux quatre coins du globe. Ce qui les oriente est bien connu : une adulation sans borne pour un chef de guerre appelé Mahomet, l’adoration d’un « Saint Coran », l’obsession du pèlerinage à La Mecque – un prosélytisme compulsif. Depuis une centaine d’années s’observe une Résurgence de l’islam vers laquelle converge une myriade d’actes apparemment sans liens entre eux : c’est un voile qui se met, une ambiguïté qui s’affiche, une entraide qui se communautarise, une consommation qui se « halalise » ou des pratiques liturgiques (fêtes, jeûne, prières…) qui s’étendent, se systématisent, se durcissent. L’islamisme est ce courant historique, si fascinant par son immanence qu’il semble constituer le sens de l’Histoire. Il paraît mimer les formes du mouvement ouvrier européen et américain du XVIIe au XXe siècle, dernière vague de ce courant d’émancipation qui a révolutionné si singulièrement les sociétés occidentales depuis le haut Moyen Âge, portant les idéaux humains à un point inégalé. C’est dire si l’islamisme, par la formation de contre-sociétés, est amené à transformer à son tour et en profondeur toutes les sociétés où il se déploie3.
C’est donc à une véritable dynamique civilisationnelle que nous nous affrontons, et que nous devons comprendre. C’est l’objectif des quelques remarques qui suivent, nullement définitives.
La première partie interroge l’islamisme contemporain du point de vue de l’analyse du phénomène totalitaire : si l’islamisme peut effectivement être qualifié à plein de nouveau totalitarisme, il présente des traits résolument étrangers au totalitarisme historique qui poussent aussi bien à interroger ce dernier que les singularités de l’islamisme qui l’en éloignent. C’est l’objet de la deuxième partie, qui dégage la notion d’impérialisme au sens historique du terme pour tenter de cerner, sous ses aspects totalitaires, cette tentative de ré-instauration d’un Califat millénaire. C’est enfin la dimension éminemment religieuse de celui-ci qui est explorée dans la troisième et dernière partie, notamment en remontant aux origines du monothéisme, terreau du millénarisme – cet activisme qui veut en finir avec l’Histoire.
I – L’islamisme comme totalitarisme
Si le fait de qualifier l’islamisme de totalitarisme n’est pas novateur4, et devient même courant aujourd’hui sans faire plus question, les implications et les apories que cela soulève pour la pensée politique sont toujours laissées dans l’ombre.
Le totalitarisme comme expansion illimitée de la maîtrise rationnelle
Ramassons avant tout en quelques lignes les caractéristiques d’un régime totalitaire. Celui-ci naît d’une tabula rasa, qu’elle soit provoquée par des chocs historiques préalables ou activement recherchée par une aspiration à la guerre totale. C’est d’un tel ébranlement que surgit un pouvoir qui vise l’Unité de la société, c’est-à-dire son asservissement complet par son État, et la fusion de celui-ci au Parti, à son Appareil et à son Sommet. L’idéologie, monolithique et ininterrogeable, est imposée, martelée, incorporée et cherche non l’assentiment mais bien la reddition des âmes, par le mensonge officiel, l’endoctrinement, le dressage, la terreur et l’établissement d’un arbitraire absurde qui vide de tout sens l’existence quotidienne. C’est bien entendu le règne de la délation, des polices et des déportations de populations entières, des camps de travail et des massacres systématiques d’extermination. Ce « Mal Absolu » pour H. Arendt, ce « Monstrueux » pour C. Castoriadis, a été identifié comme le retournement d’une logique d’origine occidentale contre l’Occident lui-même et l’émancipation dont son histoire est porteuse.
De multiples analyses en ont été faites, mais celles de C. Castoriadis nous semblent contenir les éléments les plus pertinents et, comme nous le verrons, amener des réflexions fécondes insoupçonnées5.
L’institution du totalitarisme, une des sinistres créations du XXe siècle, constitue pour lui le lieu du déploiement sans limite d’un élément idéologique d’origine occidentale : la recherche aveugle de l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle, qui a émergé au sortir de la Renaissance. Cette tendance au contrôle incessant des hommes comme des choses se retrouve dans le développement de mécanismes capitalistes, la course techno-scientifique ou l’exercice des pouvoirs étatiques. Mais cette logique rencontre dans la société des droits (les « Droits de l’Homme » sont essentiellement une protection contre l’État), des luttes (les mouvements ouvriers contre la réification au travail), des limites posées par les traditions, la résistance des gens ordinaires, et tous les réflexes, mentalités, principes et institutions que les luttes pour l’émancipation ont arrachés aux régimes européens successifs depuis au moins quatre siècles. Ce rapport de force n’existe pas, ou plus, sous régime totalitaire, qui balaie toute source de conflictualité pour instaurer une société totalement sous contrôle rationnel – c’est-à-dire totalement délirante (la Corée du Nord l’incarnant jusqu’à la caricature).
Convergences historiques avec le nazisme
Cette analyse permet de lire en première approche ce qui advient aux régions et pays musulmans : la tradition islamique classique, « clôturée sur elle-même, inévitablement dogmatique, théocentrique et autoréférentielle » 6, subit depuis un ou deux siècles une influence occidentale qui provoque une crise existentielle sans précédent, livrant les populations désarmées et sans pratiques émancipatrices endogènes à la folie illimitée des despotes locaux qui se servent efficacement de tous les leviers techniques ou institutionnels apportés par l’Occident 7. Les informations qui filtrent des régions du monde où domine l’islamisme d’État ou capillaire, ce que l’on sait du fonctionnement des institutions, des groupes et des escadrons djihadistes qui s’en réclament, ce que donnent à voir les procédés de propagande grossiers ou feutrés, et l’impression qui ressort des confrontations d’avec les mentalités néo-musulmanes ordinaires convergent pour dessiner sans trop de difficulté les contours effectifs d’un nouveau totalitarisme.
Sa formation est d’ailleurs concomitante avec celle des deux autres, national-socialiste et bolchevique 8 , et les liens historiques avec le nazisme (et le fascisme) ont d’ailleurs été largement établis ; qu’il s’agisse de la proximité des appareils mussolinien et hitlérien avec des leaders arabes comme Rachid Ali el Gaylani, Mohammad el-Maadi ou le grand Mufti de Jérusalem (ce dernier jouant un rôle non négligeable dans la « Solution Finale »), de l’organisation de pogrom antisémites, de la formation de corps armés musulmans au service de l’Axe, de l’intégration massive des gradés nazis dans les services gouvernementaux arabo-musulmans après la guerre ou encore du soutien actif de leurs sympathisants à la cause palestinienne 9 . L’hystérie musulmane anti-juive, que l’on verra ontologique, a même été largement sous-estimée par le Führer – on passera sur les succès toujours renouvelés depuis en terres musulmanes de Mein Kampf et des Protocoles des sages de Sion.
Mais, quelles que soient ces convergences manifestes, les régimes iranien et saoudien présentent, à l’instar du fascisme italien, les caractéristiques d’un totalitarisme « incomplet » et notamment l’absence de massacres systématiques de leurs propres populations. Plusieurs facteurs permettraient de l’expliquer. Le principal nous semble résider dans la spécificité de leur économie presque exclusivement fondée sur les rentes d’hydrocarbures ; cette manne permanente et abondante ne requérant aucun effort particulier a pu accompagner les caractéristiques encore semi-féodales (voire franchement esclavagistes) de ces régions. Ainsi y aurait été limitée la pénétration de l’univers mental capitaliste, et principalement le levier démultiplicateur que représente le monde de l’usine, microsociété totalitaire où s’expérimentent le contrôle tendanciellement absolu de l’organisation, la maximisation de l’emprise de la machine, la rationalisation scientifique des gestes et des comportements des travailleurs.
Similitudes analytiques avec le bolchevisme
Quoi qu’il en soit de ces régimes finissants 10 , ils semblent avoir provoqué en écho un réveil de l’islam sunnite, et l’islamisme du XXIe siècle au Nigeria, et du Maghreb au Philippines en passant par l’Afghanistan, se présente sous un autre jour. C’est avec l’URSS que le rapprochement pourrait être le plus pertinent, particulièrement du point de vue de leurs conditions d’émergence.
Car l’Allemagne des années 1920-1930 était une société « seulement » désorientée et en crise, le parti nazi héritait d’un État fonctionnel et d’un peuple pour une bonne part alphabétisé, éduqué, cultivé et à forte identité lui permettant de parasiter la société et d’y développer à plein le délire d’un « véritable » totalitarisme 11. Il en va tout autrement des bolcheviques russes de la même période, dont le pays était littéralement dévasté et décimé par la première guerre mondiale, la déliquescence de l’État tsariste et les ravages de la guerre civile. Le régime a dû véritablement construire un État (sur le modèle du Parti) et, de la même manière, tenter de mettre sur pied une société de haut en bas, l’équiper, la structurer, et surtout la faire tenir ensemble en créant de toutes pièces un lien social qui dépasse les particularismes. Cette situation si singulière d’exclusion de tout héritage moderne qui semble avoir laissé libre cours en URSS à d’autres logiques sociales que « purement » totalitaires – nous y reviendrons – paraît se retrouver dans les régimes issus du djihadisme : les Talibans d’Afghanistan et du Pakistan, l’État Islamique d’Irak et de Syrie, Boko Haram ou l’Émirat du Caucase de Tchétchénie règnent sur des territoires et des populations ruinés sinon dévastés, du moins en voie de l’être, et des modes de coexistence traditionnels hautement déstabilisés par la pénétration de la culture occidentale et l’échec répété des décolonisations. Ces situations de chaos profonds et étendus, à de multiples niveaux, ce démembrement social, semblent être, comme pour la Russie, un des ressorts principaux de l’établissement de régimes totalitaires, et surtout auto-entretenus, ce dont certains théoriciens djihadistes semblent avoir pleine conscience 12.
La suite des événements dira si l’islamisme contemporain est capable de construire un régime totalitaire classique ou « pur » sur le modèle nazi (par exemple en Turquie) ou si ses déterminations le conduiront à élaborer une forme plus proche du type bolchevique. Nous ne sommes qu’au début d’un réel ancrage territorial – et celui-ci pourrait prendre des formes inédites – mais déjà certaines de ses caractéristiques intrinsèques pousseraient plutôt à opter pour la seconde option.
Un totalitarisme baroque
Car si l’islamisme contemporain peut être assimilé dans un premier temps à un totalitarisme, même singulier, il possède des particularités « nouvelles », en tous cas troublantes et maintenant familières.
D’abord, et bien que ce premier point semble encore peu assuré, il ne semble pas que l’on retrouve dans l’islamisme cette mobilisation totale, permanente et passionnée des masses au-delà du raisonnable qui a caractérisé les totalitarismes (y compris iranien). Même dans le cas de l’État Islamique, le djihad armé reste le fait de groupes, d’escadrons, de bataillons professionnels ou en tout cas de recrues fanatisées alors que les populations, qui ne sont pas toutes enrôlées, ne sont assignées « qu »’à un rôle de soutien, de production et de propagation du dogme 13 . De la même manière, on n’y observe pas ces sinistres « camps de rééducation », les prisonniers semblant juste massivement éliminés.
C’est ensuite et surtout le statut de la rationalité dans les courants islamistes. Tous les totalitarismes historiques, ainsi que leurs dérivés, étaient des hyper-rationalismes : le nazisme se réclamant des prétendues lois de la Nature « révélées » par Ch. Darwin tandis que le marxisme-léninisme se fondait sur celles de l’Histoire « découvertes » par K. Marx. Tous croyaient réellement et passionnément à l’efficacité de la rationalité, même non-immédiatement instrumentale, et se sont échinés à essayer de former eux-mêmes des individus capables, a minima, d’entretenir et de faire fonctionner des techniques et des sociétés complexes (qui n’ont reposé finalement que sur une mince élite technocratique héritée de la période antérieure ou importée – exfiltrations des ingénieurs nazis). Par contre, une société seulement semi-moderne comme le sont les sociétés arabo-musulmanes 14 et possédée totalement par l’islam, religion d’un obscurantisme médiéval qui revendique haut son obscurantisme ingénu, se trouvera immédiatement devant une impasse anthropologique, induisant pour perdurer une schizophrénie collective déjà familière à ces milieux, et l’exaspérant 15.
La situation est strictement la même quant aux finalités : tous les totalitarismes du XXe siècle étaient des hyper-progressismes qui annonçaient des temps radieux tels que l’humanité n’en avait jamais connus, une sophistication inouïe de la technologie, de la science, du savoir, de la culture, de l’Art. L’islamisme ne propose qu’un retour nostalgique à la geste prophétique de son « Âge d’Or » de la domination – et semble, comme cela a toujours été le cas, ne pas pouvoir se maintenir sans parasiter ou piller de toutes les façons les sociétés alentour ou établir diverses situations de rentes 16 . De ce point de vue, il y a une économie de moyen, en tout cas une cohérence, que l’on verra profonde : il ne s’agit plus de se réclamer du Socialisme étincelant ou du Reich glorieux pour mieux installer l’esclavage industriel, mais plus sereinement de promettre le Paradis – en créant l’Enfer sur Terre.
Cet aspect fruste, pour finir, est décuplé par la barbarie elle-même (supplices, égorgements, esclavage, viols systématiques, pédophilie, etc.). Bien sûr, elle avait été pratiquée par les totalitarismes et souvent exigée de toute nouvelle recrue, mais le fait nouveau est qu’elle est là assumée en tant que telle et surtout mise en spectacle comme élément de propagande. La force brute, la violence directe et la terreur deviennent, en elles-mêmes, des valeurs positives. Faits massifs et maintenant quotidiens qui provoquent perplexité, tétanie, déni chez tout observateur lambda – ou fascination.
Un en-dehors de l’Occident
Il est très difficile, sinon impossible, de voir à l’œuvre dans ces différents aspects des dynamiques collectives propres aux totalitarismes du passé tels qu’ils ont émergé en Europe et en Russie. Tous ces signes, avec d’autres que l’on abordera plus loin, pointent vers un en dehors, un ailleurs de l’Occident, et relèvent de conceptions très extérieures à une modernité, même débilitante, telle qu’elle s’était auto-secrétée depuis la fin des guerres de religion 17.
En réalité, comme pour un nombre croissant de phénomènes apparus depuis au moins la fin de la deuxième guerre mondiale et qui débordent des cadres sociopolitiques hérités, la compréhension de ce qui se joue là exige une sortie des cadres de la pensée contemporaine fortement occidentalo-centrée – le phénomène totalitaire y invitait déjà. Cela revient à renouer avec l’histoire longue telle que tous les penseurs de la modernité la concevaient, et que le progressisme commun à l’hégeliano-marxisme et au libéralisme a durablement figé. Il nous faut donc rompre avec les certitudes d’une cumulation de l’histoire humaine se dirigeant, cahin-caha et de manière asymptotique, vers une société mondiale régie par la justice et la liberté, et donc quitter les rives confortables de l’ethnocentrisme occidental afin de considérer l’existence d’autres civilisations existantes ou possibles, passées ou futures.
II – Le totalitarisme comme impérialisme
La plupart des penseurs du totalitarisme l’ont examiné d’un point de vue occidental : H. Arendt voyait sa genèse dans le peuple émietté et désocialisé des démocraties de masse embourbées dans leurs contradictions et victimes de leurs propres impérialismes ; Cl. Lefort décelait son avènement dans l’apparition de sociétés modernes ne reconnaissant pas d’autorité extérieure à elles-mêmes donc susceptibles d’un auto-asservissement illimité ; C. Castoriadis, on l’a vu, considérait ce déchaînement d’une maîtrise rationnelle du social comme gisant dans l’invention du capitalisme marchand puis surtout industriel. Chacun d’entre eux voulait, à raison, reconnaître l’extraordinaire nouveauté du phénomène totalitaire en minimisant le poids que l’histoire de chaque culture singulière faisait peser sur son propre naufrage 18.
D’autres penseurs, sans que leurs thèses soient incompatibles avec les précédentes, insistaient au contraire sur une certaine continuité historique : ainsi K. Papaïoannou voyant dans l’URSS l’expression d’un héritage byzantino-mongol par la destruction de tous les corps sociaux intermédiaires telle qu’elle avait été menée par Ivan IV dit Le Terrible (1547-1584) 19 ; ou K. A. Wittfogel pour qui l’empire stalinien renouait avec un « despotisme oriental » posé par K. Marx lui-même mais inopinément oublié de ses descendants 20 … De même, pour la Chine maoïste, on trouve facilement dans les travaux d’un É. Balazs ou d’un J.-F. Billeter les traits traditionnels d’une bureaucratie mandarinale et lettrée sur laquelle s’est appuyé le régime le plus massacreur que le monde ait connu 21 .
La dimension anthropologique
Car si le totalitarisme naît d’une tabula rasa, il ne naît pas ex nihilo, du néant, mais bien, d’une manière ou d’une autre, des débris des anciennes sociétés traditionnelles, hétéronomes et toutes plus ou moins despotiques, tyranniques, dictatoriales, autoritaires. La chose est plus évidente encore sous l’angle de l’individu.
Ainsi, il est clair que si l’Homo sovieticus, l’individu façonné par la société totalitaire, est d’une apparition récente 22, il s’appuie sur des types anthropologiques beaucoup plus anciens, des individus banalement habités par l’ethnocentrisme, le chauvinisme, la xénophobie, le patriarcat, le clanisme, l’expansionnisme, le militarisme, mais aussi le fatalisme, l’arrivisme, le népotisme, etc 23. L’incorporation de la culture totalitaire exige de ces personnalités à la fois une exacerbation de ces traits caractériels et un effacement des cadres sociaux dans lesquels ils s’exprimaient jusqu’alors afin qu’ils puissent changer d’objets selon les besoins du pouvoir (haïr aujourd’hui celui que l’on adulait hier – mobiliser contre l’Eurasia, jusqu’alors allié indéfectible de l’Océania dans 1984), c’est-à-dire une suspension, voulue définitive, de la décence ordinaire.
Croire que l’on peut passer outre l’empreinte fondatrice, le modelage qu’impose l’institution de la société, à chaque fois singulière, sur le psychisme humain, soit pour fantasmer un homme nouveau, soit pour créer un déraciné infiniment manipulable est l’horizon commun du libéralisme, du gauchisme culturel et du totalitarisme : la permanence du type anthropologique est une donnée que la pensée de la fin du XXe siècle semble avoir entièrement évacuée mais que la compréhension du monde qui vient impose urgemment de se réapproprier.
Restauration du Califat
De la même manière, un bref coup d’œil à l’histoire de l’Islam montre sans conteste que ce dont se réclament aujourd’hui les islamistes, qu’il s’agisse des pratiques, des projets, des cadres de pensée, des réflexes mentaux, bref leur vision du monde, se retrouve à divers degrés dans un héritage musulman partagé par près d’un milliard d’individus. Nous assistons ainsi depuis maintenant dix ans à des tentatives explicites de restauration du Califat, seul moyen d’appliquer l’intégralité de la Sharia, c’est-à-dire d’un retour à l’Empire arabo-musulman tel qu’il a pu régner pendant près d’un millénaire et demi (que celui-ci se soit rapidement morcelé dès sa fondation – 661 – et jusqu’à son effondrement final – 1924, fin de l’Empire ottoman – n’a fait que renforcer le fantasme d’une entité unie, unique et universelle englobant l’Oumma). Cette référence califale impériale peut sembler loufoque ou folklorique : elle est pourtant constitutive de la mentalité musulmane. Elle est même consubstantielle à la religion musulmane puisque, contrairement au judaïsme ou au christianisme, comme on le verra, l’islam naît dans, par et pour l’empire.
Récapitulons : si l’islamisme peut être considéré comme un totalitarisme imparfait, et même très baroque, peut-être ces particularités peuvent-elles s’éclairer au regard d’une dimension historique et culturelle dont on peut d’autant moins faire l’économie qu’elle est scellée par une forme politique très particulière, l’empire.
La logique impériale
Empire : de quoi parlons-nous ? Quittons là encore l’ethnocentrisme occidental, et surtout sa variante intellectualisée, la vulgate marxisante, qui ne voit d’impérialisme qu’occidental, et portons le regard sur l’histoire mondiale des empires. Le travail de G. Martinez-Gros à partir de la pensée d’Ibn Khaldûn offre une analyse très précise de la typologie impériale 24, que l’on peut résumer à quelques grands traits : d’abord la constitution d’un État autoritaire à vocation universelle, régnant sur des populations multiculturelles, divisées, stratifiées et assignées à la production, ponctionnées par l’impôt et sacrifiées à l’occasion. Ensuite le monopole absolu de la violence par une armée de mercenaires recrutés dans les périphéries de l’empire, ou dans ses éventuelles marges intérieures, et qui s’intègrent peu à peu par ce biais à l’appareil impérial, jusqu’à constituer une nouvelle dynastie. Enfin une visée géographiquement expansionniste, conquérante, visant l’annexion de nouvelles populations et territoires productifs en même temps que l’enrôlement de nouveaux combattants. Cette logique impériale, cette mécanique mise au jour par, peut-être, le seul penseur classique du monde arabo-musulman comparable à un Tocqueville ou un Marx, s’observerait dans tous les grands ensembles historiques, de l’Assyrie à l’empire d’Alexandre, de Rome à la Chine des Han puis des Tang, des Ommeyades aux Mongols, jusqu’à l’empire des Indes.
L’Europe, dès la fin de l’Empire romain, échappe à cette logique en développant peu à peu des fiefs, puis des villes autonomes, notamment à partir du XIe siècle, formant un ensemble durablement polycentrique à toutes les échelles de souveraineté et instituant, peu à peu, l’incroyable du peuple en arme. C’est dans ce contexte d’impossibilité d’empire 25 que l’on peut y repérer des poussées impériales comme l’Empire carolingien, le Saint-Empire romain germanique, les guerres napoléoniennes ou les diverses menées coloniales, mais aucune d’elles n’aboutirent jamais à des formes achevées capables d’unifier en un tout d’irréductibles entités politiques 26 réparties sur un territoire lui-même étonnamment morcelé 27 .
L’impérialisme antique sous le totalitarisme moderne
On peut aussi considérer le fascisme italien ou le nazisme allemand, qui firent éclater le cadre de l’État-Nation établi en Europe en 1648 par le traité de Westphalie, comme des tentatives d’instauration impériale au cœur même de la modernité européenne, et de même la Russie bolchevique après plusieurs décennies d’occidentalisation brutalement interrompues 28. O. Spengler parlerait sans doute de pseudomorphose historique pour décrire une vieille matrice culturelle s’exprimant dans des formes contemporaines.
Le totalitarisme prend alors un sens plus précis : bien plus que l’expression hypostasiée de traits traditionnels autocratiques ou tyranniques outillés par la rationalité occidentale, il serait l’irruption de tendances impériales millénaires à l’intérieur d’une modernité qui leur est étrangère, mais qui offre des moyens inconnus jusqu’alors pour le déploiement de la puissance et de la domination. Si les formes et les moyens sont d’inspiration occidentale, les fins et la dynamique historique sont impériales. Ainsi Cl. Lefort, interrogeant le statut de la Loi, invention clé de la modernité, en régime totalitaire, notait qu’« il n’y a pas lieu de conclure que la notion de légalité soit abolie ou devenue indifférente. À défaut de toute référence à la légalité, le système de domination serait invivable. (…) Si étrange que cela puisse paraître, les commissaires-instructeurs prennent à la lettre des prescriptions qui, paradoxalement, dans leur acceptation littérale, donnent matière à des interprétations arbitraires. Le règne de la violence se combine donc avec celui du formalisme. » 29 Comment faire ressortir plus clairement que le totalitarisme résulte de l’interaction entre le despotisme impérial et le monde occidental, de la surrection du premier dans le second ?
Le phénomène totalitaire serait donc l’expression moderne d’une logique impériale millénaire non occidentale.
On retrouve ainsi chez tous les analystes des systèmes totalitaires un même effarement devant des caractéristiques si anti-occidentales, jusque dans les camps de concentration allemands où l’on s’applique minutieusement à détruire cette institution si typique de l’Occident, l’individualité. Et symétriquement l’égalité, la mémoire et, finalement, l’Histoire elle-même. H. Arendt : « Le monde occidental a, jusqu’ici, même dans ses périodes les plus noires, accordé à l’ennemi tué le droit au souvenir : c’était reconnaître comme allant de soi le fait que nous sommes tous des hommes (et seulement des hommes). C’est seulement parce que Achille se rendit aux funérailles d’Hector, parce que les gouvernements les plus despotiques honorèrent l’ennemi tué, parce que les Romains permirent aux chrétiens d’écrire leurs martyrologues, parce que l’Église gardait ses hérétiques vivants dans la mémoire des hommes, que tout ne fut pas perdu et ne put jamais l’être. Les camps de concentration, en rendant la mort elle-même anonyme (…) dépossédaient l’individu de sa propre mort, prouvant que désormais rien ne lui appartenait et qu’il n’appartenait à personne » 30. On retrouve là le traitement historiographique des exterminations de masse et des grands massacres impériaux, presque sans traces.
La Russie post-stalinienne : un retour à l’empire ?
Les analyses tardives d’un C. Castoriadis sur l’évolution du régime russe tendraient à accréditer cette thèse d’une logique impériale à l’œuvre dans le phénomène totalitaire. L’auteur, au début des années 1980 31, considérait que les transformations du régime russe depuis la mort de Staline (1953) étaient telles qu’un nouveau type de société était né, la stratocratie (stratos : armée). Fragmentée par les particularismes et les nationalismes, la société russe voyait l’Armée se constituer en un corps étranger, indépendant mais déterminant dans le fonctionnement de la bureaucratie et instaurant la Force, la Force Brute sans aucune justification idéologique comme principe ultime de toute politique. On retrouve là des aspects typiques d’un fonctionnement impérial. Certes, C. Castoriadis s’en défend explicitement 32, mais peut-être eût-il admis que, utilisant lui-même et largement les expressions d’« Empire russe » 33 et d’« imaginaire nationaliste-impérial », de tels traits ressemblaient fort à un état transitoire, certainement confus et abâtardi, de la forme totalitaire vers la restauration impériale qui se dessine depuis de plus en plus précisément au sein de la très Poutinienne Fédération de Russie.
Du renouveau impérial au totalitarisme musulman ?
Cette URSS, née du chaos et forcée de s’inventer ex abrupto, mais faiblement occidentalisée, aurait renoué trente ans après sa fondation avec cette vieille logique impériale qui avait modelé son passé. Ainsi la Russie stalinienne, mais également l’Allemagne nazie et l’Italie mussolinienne, auraient été des totalitarismes tendant à l’Empire 34 . Le parallèle avec l’islamisme contemporain est frappant mais le phénomène semble inversé : l’islamisme, à travers le Califat, serait une tentative de restauration impériale tendant au totalitarisme. En a-t-il les moyens ?
Sans doute pas. D’abord pour les raisons déjà invoquées lors de l’examen de la formation de la Russie bolchevique. Ensuite parce que le monde musulman, nativement divisé, semble aujourd’hui extraordinairement fragmenté : à l’éternelle rivalité sunnite/chiite s’ajoute l’absence d’un État-leader capable de fonder légitimement un centre civilisationnel comme le sont les États-Unis, la Russie, l’Inde, la Chine ou le Brésil (ni la Turquie, ni l’Arabie saoudite, ni l’Égypte, ni le Pakistan ni l’Indonésie ne parviennent à s’imposer au sein du monde sunnite). Certes, cet émiettement a toujours nourri en retour la pulsion unificatrice, le schisme originel est une dynamique mimétique de radicalisaton et au niveau infra-étatique l’homogénéisation religieuse et ethnique est presque partout achevée, comme la mosaïque des pratiques musulmanes est en voie d’alignement sur la doctrine salafiste. Mais c’est précisément cette dernière qui rejette la modernité avec encore plus de force que la confrérie des Frères Musulmans ou le courant Wahhabite. Le monde musulman ressemble plus au cœur du Moyen Âge européen, avec sa nostalgie impériale et son éparpillement, qu’à une véritable renaissance (Nahdha).
Dernière raison : l’époque n’est précisément plus à l’expansion de cette même rationalité. C. Castoriadis, toujours, a diagnostiqué très tôt l’épuisement de la modernité au milieu du XXe siècle : insignifiance grandissante du langage et des mœurs, extinction de la créativité sociale-historique, déclin des grandes luttes sociales et politiques, absence d’innovations significatives même dans les domaines techno-scientifiques et, pourrions-nous ajouter, déliquescence des mécanismes capitalistes au profit de l’antique auri sacra fames à court terme ; seule l’inertie des siècles passés maintient encore l’Occident au faîte de sa puissance. Dans ces conditions, les tentatives d’instauration impériales ne se font plus avec la puissance d’une modernité rayonnante, mais avec les moyens diminués et les visées ternes du déclin postmoderne. Autrement dit : avec la fin de la modernité, le temps des totalitarismes, ce surgeon d’impérialisme subvertissant et s’annexant les produits de la rationalité, serait passé. Les nouvelles formes de domination sont alors en formation, reprenant et hybridant des logiques ancestrales en voie de réveil, et l’islamisme contemporain semble en incarner la pointe la plus avancée.
L’islam et sa « perfection impériale » 35
Reprenons l’examen spécifique de l’islamisme. La spécificité de l’islam dans l’histoire des empires est frappante : alors que toutes les grandes civilisations semblent avoir seulement connu un ou des moments impériaux (vécus certes comme des moments phares fondateurs) « l’islam au contraire n’a eu d’autre passé ni d’autres racines que l’empire. Il naît près de mille ans après les empires romain et chinois, d’une conquête si rapide et si complète, associée à une mutation religieuse si profonde, qu’elle anéantit presque tout souvenir de ce qui l’a précédée, et qu’elle s’érige en modèle sans partage dans la genèse de tout État islamique à venir » 36. De même du point de vue des autres monothéismes, la logique impériale est étrangère au judaïsme, et accidentelle pour le christianisme, qui n’a hérité de l’Empire romain puis byzantin (puis russe) que par une lente infiltration d’une forme historique qui ne sera jamais recréée. Le propre de l’islam semble d’avoir réussi à articuler en un seul mécanisme la logique bédouine et la logique despotique dans un cycle de renouvellement de la forme impériale.
Cette grille de lecture éclaire les projets islamistes et les difficultés que nous avons rencontré à les catégoriser : bien plus qu’une simple extrême droite ou un totalitarisme imparfait, il s’agirait en définitive d’une restauration impériale endogène à l’islam et intrinsèquement musulmane. Cette restauration viserait à se muer en totalitarisme, mais dont l’époque n’a plus les moyens. Reste à s’approprier contradictoirement tout ce que l’Occident a pu inventer afin de servir la volonté de puissance et de propagation anti-occidentale.
Détruire l’Occident par les moyens occidentaux
Ouvrons une parenthèse sur cette contradiction, qu’il faudrait examiner plus avant. Car ce mouvement de retour à l’empire se fait contre cette occidentalisation même – c’est une sortie historique de l’univers occidental, comme le totalitarisme, mais en reprenant les innovations les plus instrumentales sans pouvoir en saisir les ressorts fondamentaux. Cela saute aux yeux quotidiennement : c’est l’infiltré mahométan qui réclame la liberté, la tolérance et l’égalité pour imposer dans l’espace public l’obscurantisme, le suprémacisme et l’autoritarisme – c’est, plus profondément, l’utilisation de toutes les connaissances utiles, les sciences et les technologies sans se rendre capable de saisir le mouvement qui les a créées. Contradiction désarmante que l’on aurait profondément tort de considérer comme une preuve de l’impossibilité du projet d’islamisation : elle en est un des ressorts, et peut-être même le ressort principal, fondé sur un double-bind psychopathologique qui n’a d’autre issue que le prosélytisme maniaque et le Djihad.
Et à considérer l’histoire des totalitarismes, on ne peut qu’être frappé par ce mécanisme de retournement des inventions de l’Occident contre lui-même par les mouvements totalitaires suivant une ligne de sophistication croissante. C’est l’hitlérisme qui se réclame du nationalisme et du socialisme pour détruire l’un et l’autre, c’est-à-dire d’une part la création populaire du seul cadre territorial à l’intérieur duquel les peuples ont pu exercer leur souveraineté, et d’autre part l’invention d’un horizon d’égalité et de liberté pour tous 37. C’est évidemment le marxisme-léninisme, qui s’est prétendu le point de convergence de deux ou trois siècles de mouvements ouvriers et d’émancipation, et qui les a sabordés mieux encore que le fascisme et le nazisme réunis, sur toute la surface du globe. La différence avec l’islamisme, déjà pointée, est que l’horizon de celui-ci est une sortie, apparemment du moins, franche et claire de l’Occident ou, plus spécifiquement, un refus d’y entrer : il ne se réclame même plus d’un horizon désirable pour l’humanité entière et affiche sans détour sa régression religieuse, c’est-à-dire sa visée théocratique.
C’est précisément cette dernière qui représente sans doute la dimension la plus hallucinante pour un esprit gavé de progressisme, au point d’en dénier la consistance – à tort. C’est cet aspect religieux, à la fois le plus visible et le plus fondamental, et paradoxalement le moins compris, que nous abordons en dernier.
III – Impérialisme, théocratie, millénarisme
Il n’est pas difficile de dégager la dimension tacitement religieuse du fonctionnement des régimes totalitaires classiques, malgré leur distance vis-à-vis des croyances traditionnelles. Nombreux sont ceux qui ont évoqué une véritable religion séculière, profondément monothéiste, un millénarisme laïc : dogme unique, collectivité une, territoires unifiés, une clôture absolue du sens sur lui-même sous le signe de l’Un. C’est, là encore, le marxisme-léninisme qui offre l’exemple le plus spectaculaire de cette tendance de tous les totalitarismes à la théocratie, une théocratie de la Rationalité, jusque dans l’essence même du dogme marxiste, qui comporta toutes les dimensions d’une religion révélée avec son Peuple élu prolétarien, sa Parousie communiste, ses prêtres, ses temples, ses saints, ses hérésies, ses apostats… Affirmer que le marxisme est le quatrième monothéisme n’a strictement rien d’une image, et se trouve être la seule explication valable de sa dissémination planétaire et de son improbable survie jusqu’à aujourd’hui, dans des formes diffuses et dégradées mais infiniment prégnantes. On trouve d’ailleurs ici l’ultime ciment qui soude fondamentalement l’islamo-gauchisme 38 – on y reviendra.
À la lecture des totalitarismes du XXe siècle comme des tentatives d’instauration impériale au sein d’une modernité européenne qui s’est construite hors et contre la logique d’empire, il faut donc également rajouter qu’ils ont tous tendu à se constituer en impérialisme théocratique. La verticalisation des échelles de souveraineté aboutissant en son sommet à une singularité universelle : Dieu 39. On comprend ici l’avantage de l’islamisme qui, en s’affirmant explicitement tel, reprend et révèle cette visée totalitaire implicite et surtout la porte à son point d’aboutissement en régime de modernité épuisé, accélérant cet épuisement et précipitant la désoccidentalisation du monde. Pour comprendre en quoi l’islam constitue spécifiquement cette voie royale il faut entreprendre une généalogie historique, nécessairement fragmentaire et succincte, et remonter jusqu’aux origines du monothéisme.
L’impérialisme mystique des hébreux
Si l’idée d’un Dieu unique semble avoir été présente dans plusieurs peuplades antiques, Babyloniens, Assyriens ou Égyptiens, c’est évidemment au sein du peuple hébreu qu’elle a longuement mûri du XIIIe au Ve siècle avant notre ère, pour atteindre un degré de pureté unique et constituer une des créations de l’esprit les plus singulières de l’humanité. La croyance Yahviste, au fil des influences cananéennes, des dominations impériales assyriennes et, surtout, des exils babyloniens a finalement accouché d’un judaïsme achevé, résolument distinct des polythéismes, scellant l’Alliance entre un peuple élu et Son Dieu en un lieu sacré : la Terre Promise, la Maison d’Israël abritant le Temple de Jérusalem 40. Ce rapport radicalement nouveau à une divinité, unique, créatrice et transcendante, mais triplement lié à une ethnie particulière, une Loi unique et un territoire défini, est évidemment gros d’une tension : « Comment concevoir que la presque totalité de la création doive à jamais ignorer l’identité de son véritable auteur et maître, et vivre en parfaite méconnaissance de sa volonté ? Il faut une fin des temps où ce scandale se résolve » 41. C’est ainsi que s’est affirmée nettement, sans doute aux alentours du Ve siècle av. J.-C., et avec une postérité certaine, la promesse de la venue d’un Messie abolissant l’Histoire, rendant au monde son Unité et le purgeant des ennemis et des injustes dans une fin des temps où « Sa souveraineté s’étendra d’une Mer jusqu’à l’autre / Et de l’Euphrate au bout du monde » (Zacharie, IX, 9 et suiv.) 42. Ainsi, « la logique impériale, en opposition avec laquelle s’est formé le monothéisme, resurgit-elle en lui, une fois bien établi, comme son horizon obligé : à Dieu universel, domination universelle » 43. Cette eschatologie messianiste est bien consubstantielle au monothéisme conséquent, que les croyants l’oublient ou versent dans le quiétisme, en fassent un élément de réconfort intérieur ou s’engagent dans la guerre sainte pour précipiter l’Apocalypse.
Mais ce judaïsme habité de messianisme, cet « impérialisme mystique » 44, a dû renoncer au salut du monde à travers ce qui reste sans doute la pire épreuve de son existence déjà millénaire : l’influence grecque.
Irruption de l’humanisme hellénistique
Les cités démocratiques de la Grèce antique sortirent exsangues des déchirures internes que furent la guerre du Péloponnèse, et les vertus civiques qui les caractérisèrent pendant trois ou quatre siècles s’affaissèrent 45 : la fin du polycentrisme, du peuple en armes et de l’auto-gouvernement qui les démarquait radicalement des sociétés environnantes marqua l’instauration de la logique impériale qu’incarna Alexandre le Grand, disciple d’Aristote, et son fantasme d’« Empire universel » en réalité immédiatement et durablement fragmenté. De -300 à la conquête romaine (-64), il hybrida l’hellénisme aux cultures des peuples du Moyen-Orient, Perses, Égyptiens, Babyloniens, Syriens… et juifs. Cette mêlée des peuples, véritable mondialisation si proche de la nôtre en certains aspects, fut un bouillon de culture extraordinaire où l’humanisme grec décloisonna les identités particulières en s’altérant lui-même en profondeur. Ainsi la philosophie quitta les sommets qu’elle avait atteints en se tournant presque exclusivement vers les aspects de plus en plus religieux de la morale individuelle, du salut de l’âme et de son immortalité : au milieu du brassage d’une multitude de divinités et de l’apparition de nouveaux cultes, ce fut le règne du scepticisme, du cynisme, de l’épicurisme et surtout du stoïcisme, puis du syncrétisme philosophique à très forte dimension religieuse, diffusant une « religion philosophique » 46 dont les différentes tendances prêchèrent dans les rues et ne pouvaient qu’interpeller très fortement les croyances traditionnelles.
Bouleversement du judaïsme
Le monde hébraïque, malgré son exceptionnel effort de clôture, ne put résister à ce bain multiculturel où, en deux siècles, Ératosthène et Archimède succédaient à Euclide (précédant Ptolémée) et où s’inventaient la catapulte et les calculs de balistique, la machine d’Anticythère et les marionnettes mécaniques. On jouait Eschyle et Aristophane ; l’astronomie, la botanique et l’anatomie humaine devinrent des sciences exactes tandis que brillaient le phare d’Alexandrie, sa bibliothèque et son musée… Le judaïsme hellénistique regroupait ces assimilés, souvent de la diaspora alexandrine, qui fréquentaient nus le gymnase, s’ouvraient à la spéculation rationnelle, délaissaient la circoncision, parlaient grec et ne lisaient plus la Bible que traduite (la Septante). Celle-ci intégra tardivement des textes sous forte influence hellénistique, comme « L’Écclésiaste » ; marqués comme « Le livre de la Sagesse » par la philosophia tragique 47 ; le « IIe Livre des Maccabées » où surgit la notion si grecque d’une création ex nihilo 48 ; ou le célèbre « Cantique des Cantiques » si surprenant par l’importance qu’y prend l’amour (agapè) et la place de la femme, novation du monde hellénistique 49. Ce sont également des penseurs comme Aristobule de Panéas, le pseudo-Aristée ou plus tard Philon d’Alexandrie (-20 av. J.-C. à 45 ap. J.-C.) reprenant Posidonios (v. 134 – 51 av. J.-C.) pour incorporer le platonisme et le stoïcisme à la pensée juive. Des sectes naissaient, comme les Esséniens, qui formèrent des communautés égalitaires ascétiques ouvertes aux non-juifs alors même que des fraternités hellénistiques comme les éranoi ou les thiases « réunissaient le plus souvent des hommes et des femmes, des libres et des esclaves : elles n’admettaient donc plus de distinctions sociales, parce que leurs membres récusaient toutes les oppositions qui désunissent et se sentaient frères, unis qu’ils étaient dans le culte d’un même dieu qu’ils avaient choisi » 50 .
Naissance d’un christianisme originel acosmique
Tout cela constituait une soupe primitive d’où émergeait de manière diffuse un nouvel esprit religieux qui visait à séparer radicalement le spirituel du temporel. Il semble emprunter ses mythes et sa liturgie à nombre de peuples de l’Empire, égyptien en premier lieu, et se nourrit des multiples apports grecs, du Verbe (Logos) à l’immortalité de l’âme platonicienne, de la divinisation des monarques et héros (soter : « sauveur ») à la piété affectueuse et très stoïcienne d’un Cléanthe 51 . Cette nouvelle religion en formation issue du croisement bien moins étrange qu’il n’y paraît 52 entre révélation juive et sagesse grecque tardive était bien entendu le proto-christianisme, qui naît, grandit et se fonde véritablement dans et à travers l’univers hellénistique : les premiers adeptes, les Nazôréens, sont les hellénistes comme Paul ou Étienne, qui formeront le premier et le second cercle et iront massivement convertir les Grecs de la diaspora ; tous leurs écrits se font en langue grecque (église/ekklesia, apôtre/apostolos, christ/christós, hérésie/haíresis, etc.) et reprennent les thèmes et termes grecs. Et ce sont les Grecs christianisés, les Apologistes qui, plus tard, défendront leur foi face aux attaques juives et païennes… Ce christianisme originel, primitif, brise l’alliance judaïque entre un peuple, son Dieu, sa Loi et son lieu : il libère les siens comme Moïse, en les « sortant du monde », son Royaume « n’est pas de ce monde », il se veut spirituel et non politique. Ce nouveau millénarisme est fondamentalement acosmique : il réunit donc ceux pour qui Jésus ne devait pas libérer la Palestine du joug gréco-romain, mais bien annoncer un autre monde par sa résurrection. Le messianisme militant du judaïsme, l’impérialisme mystique d’Israël dont il reste porteur sera escamoté par cet apport grec massif auquel on doit ce que le christianisme des origines peut éventuellement contenir de si peu asservissant voire d’égalitariste ou d’universel. Il est en effet malcommode pour le croyant contemporain et lecteur attentif des Évangiles de faire autre chose qu’enfiler sa toge et partir sur les sentiers pour annoncer la Bonne Nouvelle de la Résurrection. Paradoxe de l’histoire : c’est à ce « même » christianisme qui a contribué à pacifier l’Empire romain en l’infiltrant que l’on doit, une fois au pouvoir, une des plus importantes épurations idéologiques puis l’instauration de la première véritable théocratie monothéiste dans l’Empire byzantin. Preuve que les textes, même sacrés, sont de peu de poids face aux déterminismes millénaristes dont sont ontologiquement porteurs les monothéismes – tout au plus obligent-ils à l’exégèse face aux inévitables et massives contradictions et, dans le cas catholique, à un exercice consacré d’une duplicité exceptionnelle dans l’Histoire. Sa véritable castration viendra plus tard lors de la Réforme puis, définitivement, lors des mouvements antireligieux dont l’Europe a été le théâtre pendant quatre siècles, deux moments de réappropriation de l’héritage antique ramenant conséquemment le culte de Jésus à sa lettre inaugurale et sa pratique dans la sphère intime. Le versant millénariste et apocalyptique du christianisme connut quelques résurgences (des anabaptistes aux témoins de Jéhovah) mais restèrent incapables d’instituer des entités politiques (du moins jusqu’à leur métamorphose marxiste-léniniste).
Réactions millénaristes : naissance de la théocratie
Pour comprendre la filiation du messianisme juif, il faut revenir à la période hellénistique. Parallèlement à la naissance du christianisme par l’assimilation, la crise existentielle provoquée par la pénétration de la culture grecque tardive dans le monde hébraïque a également engendré son envers exact : un refus obstiné et la crispation sur le dogme. C’est ainsi la célèbre révolte des Maccabées (175 – 140 av. J.-C.), lutte de libération contre l’occupation alexandrine, selon le schéma hébraïque de résistance à l’assujettissement, dont la victoire est encore célébrée dans la fête de Hanoucca – mais surtout sursaut traditionaliste contre l’acculturation provoqué par le judaïsme hellénistique. Ce divorce inaugural est à l’origine de la formation de sectes prosélytes qui se succéderont (Galiléens, Sicaires, Zélotes) pour la restauration du royaume d’Israël, c’est-à-dire pour la continuation du projet théocratique par l’attente d’un Messie politiquement libérateur du Temple et du Territoire de Jérusalem – et, par-dessus tout, la constitution et le maintien hermétique de l’intégrité du dogme. Le terrorisme et les heurts avec les autorités ne cesseront pas, menant à la première guerre judéo-romaine (66-73) et la destruction du Temple de Jérusalem (70), aux émeutes de Kitos (115-117) puis à la révolte de Bar Kochba (132-135), dont la répression romaine fut dévastatrice et provoqua finalement la fameuse diasporá. Tout comme les revendications territoriales signifiaient la préservation de la pureté judaïque, l’expulsion hors de Palestine impliqua un abandon de la religion du Temple et des Prêtres : la réforme rabbinique, le judaïsme majoritaire aujourd’hui, à travers les réinterprétations que compilent la Mishna et le Talmud, signe la résignation du peuple juif réuni autour des synagogues et des rabbins à ne pas rétablir une théocratie. Ici encore, le messianisme politique disparaît, mis à part quelques résurgences largement marginales et totalement étrangères à toute logique impériale 53 .
Les héritiers du millénarisme : le proto-islam
La relève semble avoir été prise par une secte post-chrétienne, à laquelle un nombre croissant de travaux d’historiens contemporains attribuent une place cruciale dans l’émergence de l’islam 54 : les Judéo-Nazaréens. Réfugiés en Syrie après la destruction du Temple et reconnaissant Jésus comme prophète politique humilié et injustement mis à mort par les « juifs infidèles », ils auraient continué à nourrir le projet d’une reconquête de Jérusalem et l’établissement du Royaume de Dieu sur Terre. Ils auraient ainsi participé à l’établissement de l’éphémère Empire palmyrien (270-272) de la Reine Zénobie, mais c’est surtout au VIe siècle auprès des tribus arabes fraîchement christianisées, notamment les Qoréchites, que l’endoctrinement religieux aurait été couronné de succès via l’invention d’une ascendance commune (les « ismaëliens »). Ils auraient traduit leurs textes de prédications du syrio-araméen à l’arabe, les lectionnaires (qor’ono/qur’ân, qui donnera Coran), découpés en śûrat (sourate) où sont omniprésentes les figures de Jésus et de Marie, tandis que l’anti-judaïsme y est systématisé et le projet millénariste d’instauration d’un empire terrestre martelé : ce serait la naissance d’un proto-islam, dont les premières mosquées sont calquées sur les églises de la région et orientées vers Jérusalem (et non La Mecque). La réussite progressive de l’entreprise, prospérant, là encore, sur le terreau fertile qu’était le chaos régional créé par les incessants et colossaux affrontements entre les empires byzantin et perse, aboutira finalement à la prise de Jérusalem vers 637. C’est le début des conquêtes fulgurantes qui profitèrent de l’anarchie militaire provoquée par un effondrement géopolitique régional pour annexer toute la zone moyen-orientale, zone assurant une rente géographique durable comme intermédiaire entre l’Orient et l’Occident (au moins jusqu’à la découverte de l’Amérique). L’éviction rapide des Judéo-Nazaréens au profit des seuls Arabes se serait faite au fil d’une falsification historique et de la fabrication progressive d’un « nouveau » monothéisme capable de concurrencer, de manière mimétique avec Byzance ; l’islam. L’invention tardive (vers 680) de la figure de Mahomet, destinée en réaction à devenir obsessionnelle, permettant de rassembler et de recruter sous le patronage d’un chef de guerre et venant légitimer, charpenter, organiser le futur empire Ommeyyade en forgeant la légende musulmane telle que nous la connaissons 55 .
L’Islam est donc l’unique civilisation héritière du messianisme monothéiste, le Coran le récipiendaire historique de la volonté théocratique, la légende musulmane l’incarnation par excellence de la religion impériale, ses courants radicaux obsessionnellement apocalyptiques 56 ; sa spécificité religieuse semble résider dans son millénarisme immédiatement théocratique, jamais réformé. Le judaïsme n’ayant aucun ancrage politique depuis deux millénaires – l’Israël contemporain est une nation laïque comme il n’en existe pas beaucoup d’autres 57
– seul le christianisme pourrait rivaliser ; mais les multiples métamorphoses qu’il a subies, la sortie continue de la religion qui continue de s’opérer via l’Occident, notamment par le recoupement des fondations hellénistiques du Nouveau Testament et de la redécouverte du rationalisme de la Grèce antique, semblent interdire toute résurgence impériale, du moins sous une forme monothéiste ou même religieuse, à moyen terme – et en Occident.
Reprise d’une conflagration millénaire ?
L’islam contemporain renoue depuis plus d’un demi-siècle avec son millénarisme congénital, ses écritures sacrées renfermant intactes les tendances apocalyptiques et impériales et les réveillant chez les croyants endormis par des siècles de foi du charbonnier 58. Les conditions historiques sont aujourd’hui étonnamment proches de celles dans lesquelles les courants messianiques juifs s’étaient développés il y a plus de deux mille ans : qu’il s’agisse du judaïsme antique face à la culture hellénique déclinante ou de l’islamisme d’aujourd’hui face au monde occidental, c’est un dogme révélé qui est profondément et patiemment rongé, non par une vérité supérieure ou un nouveau prophète, mais plutôt par une civilisation pour laquelle il ne peut pas davantage y avoir de dogme révélé que de prophète. A. J. Toynbee notait que l’islam, ayant tiré « son inspiration en majeure partie du judaïsme », avait finalement restauré l’intégrité du territoire de l’Empire perse en débarrassant durablement le Moyen-Orient de l’irruption étrangère qu’avait été la culture alexandrine 59, porteuse de ce germe grec si corrosif pour toutes les cultures traditionnellement despotiques, impériales et profondément hétéronomes.
On ne peut s’interdire de voir aujourd’hui ce combat millénaire reprendre, l’Occident et son héritage gréco-romain s’affrontant à un islam gros de toute la généalogie messianique, théocratique, impériale dont il est le dépositaire et pour qui la simple existence de sociétés et d’individus visant l’autodétermination, l’interrogation illimitée et la créativité historique est absolument insupportable, requérant l’extermination de quelques-uns ou l’apocalypse pour tous. Il serait imprudent de pousser plus loin l’exercice comparatif, sinon en constatant que si la romanité a finalement vaincu les courants juifs apocalyptiques, ce fut long, au prix d’une dévastation sans précédent de la région, de déportations et de massacres de masse typiquement impériaux. Emprunter ce même chemin signerait la fin de l’Occident tel qu’on le connaît encore aujourd’hui, aussi sûrement que les capitulations incessantes auxquelles le condamne son déclin actuel.
Ce qui est certain : l’islamisme, ce néo-islam, à la fois comme extrême-droite musulmane, comme nouveau totalitarisme, comme entreprise impériale à visée théocratique et comme millénarisme apocalyptique, prospérera là où les conditions lui sont favorables – la dévastation. Sa croissance, son extension, son développement, ses transformations dépendront en premier lieu de sa faculté à profiter des crises géopolitiques actuelles et des chaos engendrés par les crises alimentaires, sanitaires, climatiques, écologiques et, bien entendu, économiques, politiques et culturelles.
De nouvelles lignes de front
Le combat qui est le nôtre aujourd’hui doit être capable d’un tel recul historique pour saisir ses propres enjeux – et comprendre les lignes de partage externes et internes.
Externes : si l’islam incarne si parfaitement le millénarisme théocratique, la résurgence de cet impérialisme archaïque 60 semble annoncer, on l’a vu, le retour d’une logique d’empire non-religieuse à l’échelle mondiale, et ne saurait la masquer. Tout au contraire : l’irruption violente d’un impérialisme théocratique ne peut que décomplexer de toutes les manières les diverses tendances civilisationnelles à la domination, et les rendre comparativement acceptables (voir la Syrie aujourd’hui). Relire Samuel P. Huntington vingt ans après (ou le lire !) oblige à convenir que nous assistons bien à la formation d’ensembles continentaux qui semblent reprendre chacun avec leurs particularités les grands traits impériaux pointés par Ibn Khaldûn. Les visées expansionnistes russes maintenant évidentes ou le durcissement des tensions dans la région Asie-Pacifique autour de la Chine sont de même nature que la pacification croissante des populations européennes, que l’on désarme même de leurs propres capacités de penser, tandis que l’oligarchie pillarde planifie au jour le jour la fragmentation communautaire.
C’est ensuite à l’intérieur de l’Occident que se place la seconde ligne de front : l’oligarchie qui y règne, débarrassée du contrepoids que les luttes sociales et politiques exerçaient depuis des siècles, semble reprendre ses réflexes impériaux, ponctionnant sans limites les secteurs productifs, effaçant toute attache culturelle commune, accompagnant par l’immigration massive des mouvements de populations inédits. Cette mutation s’effectue depuis trente ans sous l’emprise idéologique de la « Gauche » contemporaine 61, c’est-à-dire du seul versant totalitaire occidental survivant à la deuxième guerre mondiale. Elle reprend aujourd’hui les mécanismes éprouvés du marxisme-léninisme, dont le principal : le cynisme absolu dans la manipulation des masses. C’est évidemment dans les franges islamo-gauchistes militantes et/ou médiatiques que l’on rencontre les discours les plus illuminés sur la prochaine réalisation terrestre du Paradis multiculturel, reprenant tous les tropes du millénarisme religieux – la culpabilisation très chrétienne au nom des bons sentiments en sus.
Cela ne doit pas surprendre : le marxisme comme dogme, dégénéré en gauchisme protéiforme, et dont l’avant-garde est aujourd’hui incarnée par l’islamo-gauchisme, est bien l’ultime reprise au sein de l’Occident de l’entreprise messianique. Il croit confusément trouver dans le néo-islam contemporain un substitut à l’échec pour lui incompréhensible de sa propre prophétie marxiste-léniniste et le moyen d’en finir enfin avec des populations que les mouvements d’émancipation occidentaux pluriséculaires ont rendues trop rétives à la domination. Ce sont ces dernières, où qu’elles se trouvent et d’où qu’elles viennent, ce sont leur comportement, leur discernement, leur capacité d’agir qui vont déterminer le cours des événements à venir.
Lieux Communs
Avril – août 2016