Célèbre pour sa notoriété. —On ne présente plus Judith Butler, professeur à Berkeley : réputée créatrice de la « théorie du genre » (bien qu’elle nie que ce soit une théorie, ce qu’on lui accorde bien volontiers), elle est aussi une référence appréciée dans les études postcoloniales. Un professeur de l’Université McGill la présentait naguère comme une sorte de thaumaturge : « les travaux de Butler sur le genre, le sexe, la sexualité, l’identité queer, le féminisme, le corps, associés à son discours politique et éthique, ont changé la façon qu’ont les chercheurs du monde entier d’envisager l’identité, la subjectivité, le pouvoir et la politique. Ils ont aussi changé les vies d’innombrables personnes dont le corps, le genre, la sexualité et les désirs les confrontent à la violence, l’exclusion et l’oppression »1 (je souligne). Bref, Butler a beau être connue pour sa notoriété, elle reste modeste et compatissante. Ainsi, Cécile Daumas, dans Libération du 14 octobre 2023, pouvait écrire : « La philosophe américaine admirée par les LGBT+ refuse d’être une icône et continue à penser le présent, de la non-violence à la vulnérabilité des vies » et se félicitait ainsi de sa conférence au Centre Pompidou : « Plus de 800 personnes, gays, lesbiennes, trans, hétéros, non binaires, sont venues écouter Judith Butler tel un quasi-oracle ».
Révisions et négations. — Le dimanche 3 mars 2024, à l’invitation notamment du Nouveau parti anticapitaliste et en présence de trois députés La France insoumise, Judith Butler déclaré « Je pense qu’il est plus honnête, et plus correct historiquement, de dire que le soulèvement du 7 octobre était un acte de résistance armée. Ce n’est pas une attaque terroriste, ce n’est pas une attaque antisémite : c’était une attaque contre les Israéliens ».
Cette déclaration s’autorise de la morale (« il est plus honnête ») et de la vérité historique (« plus correct historiquement »), alors même qu’elle nie ouvertement la réalité historique documentée et établie par diverses commissions d’enquête, en dernier lieu le rapport de Pramilla Patten, envoyée spéciale de l’ONU.
Le pogrom du 7 octobre ne serait donc ni terroriste, ni antisémite. Et comme à son habitude, Butler ne prononce pas le mot islamisme et ne semble pas s’aviser que ces israéliens étaient juifs. Le Djihad mondial devient ainsi à ses yeux une valeureuse lutte de libération nationale.
Ne voyons pas là une apologie du terrorisme, puisque Butler dénie le terrorisme, mais la dimension négationniste de son propos ne saurait être négligée ; d’autant moins qu’elle reprend ici la position du Parti des indigènes de la République, qui a d’ailleurs immédiatement relayé son propos, non sans avoir assuré le Hamas de sa « fraternité militante ».
Une position constante. — En 2001, après la chute des Talibans, Judith Butler affirmait posément que les femmes afghanes qui retiraient leur burqa étaient des « collabos » des Américains ; elles refusaient de comprendre « les importantes significations culturelles de la burqa, un exercice de modestie et de fierté, une protection contre la honte, un voile derrière lequel la puissance d’agir féminine peut opérer et opère effectivement »2. La reprise du langage doucereux des islamistes, modestie et fierté comprises, suggèrent que le féminisme LGBT de Butler partage leur mépris des femmes3— sans parler de leur antisémitisme.
Tout en revendiquant son judaïsme, elle expliquait en 2006 qu’« il est extrêmement important de considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie d’une gauche mondiale »4
En 2009, sous le titre Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech, elle publie un ouvrage avec sa compagne et deux théoriciens réputés, Talal Asad et Sarah Mamood, connus pour leur proximité avec les Frères musulmans (dont se réclame le Hamas). Cet ouvrage, prenant pour cible Charlie Hebdo et des caricatures de Mahomet, déroule une critique en règle de la laïcité et entend fonder théoriquement la criminalisation du blasphème.
La traduction française, parue aux Presses Universitaires de Lyon, présente ainsi les auteurs : « ils questionnent ainsi les représentations occidentales de la croyance et de la rationalité et les cadres normatifs qui les prédisposent. Les interrogations et les objections successives de ces intellectuels aux horizons d’étude divers permettent de repenser les oppositions conventionnelles entre Occident et Islam, liberté d’expression et censure, jugement et violence, raison et préjugé »5.
Préfacée éloquemment et chaleureusement par Mathieu Potte-Bonneville, cette traduction française sortit un an après les massacres de janvier à Paris et à Copenhague et deux mois après ceux de novembre à Paris. Il en apparut alors, aux yeux de certains, comme une justification rétrospective, alors que son édition originale avait participé à sa manière de la campagne mondiale qui a précédé sinon préparé ces attentats.
Par un hasard insistant, Mathieu Potte-Bonneville se trouve à présent en charge de la profuse programmation du Centre Pompidou, autour de Judith Butler, invitée « d’honneur » pour l’année 2023-2024.
En 2014, Butler ajoutait une contribution supplémentaire à la déconstruction par son chapitre dans l’ouvrage Deconstructing Zionism. Le co-directeur de ce collectif, Gianni Vattimo, figure internationale de la déconstruction, pédagogiquement intitulée « How to Become an Anti-Zionist », après avoir évoqué Ahmadinejad (alors encore Président de la République islamique), insinuait ceci : « Quant à l’idée de faire “disparaître” l’État d’Israël de la carte – un des thèmes ordinaires de la “menace” iranienne –, elle semble n’être pas complètement déraisonnable. » Il concluait, sur le même mode de concession euphémique : « Parler d’Israël comme d’un “péché impardonnable” n’est donc pas si excessif. »
En novembre 2017, après les attentats islamistes de masse, Judith Butler se distingua aussi par des propos qui jetaient bizarrement le doute : parus en anglais dans Verso, ils furent traduits le 19 novembre 2017 dans Libération, sous le titre « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État ». Après avoir trouvé l’attentat « choquant » (shocking), Butler jette doublement le doute sur la revendication par Daesh. D’une part, écrit-elle, « les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EIIL [Daesh] ne revendique les attentats » : cela accréditerait comme au 11 Septembre la thèse d’un complot. Le thème complotiste est récurrent dans cette mouvance, et par exemple la charte du Hamas se réfère posément au Protocole des Sages de Sion, ce faux de la police tsariste qui fait à ses yeux autorité.
Après le 7 octobre 2023, tout en condamnant « la violence » et non le djihadisme, Butler a réitéré son soutien au programme du Hamas : « Le monde que je désire est un monde qui s’oppose à la normalisation du régime colonial israélien (…) » (AOC, 13 octobre 2023), sans d’ailleurs revenir sur l’étiquette « de gauche » qu’elle lui avait naguère attribué.
L’islamisme « de gauche ». — Les islamistes feraient même partie de la cause révolutionnaire internationale, comme l’assuraient dès 2000 Hardt et Negri : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euro-américaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique ». Ils ajoutaient « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euroaméricaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique6 »
On aura compris que ces postmodernes pro-iraniens et ces djihadistes affiliés aux Frères Musulmans étaient des déconstructeurs et non des destructeurs, des progressistes de gauche et non des tueurs fanatiques.
Le tournant « révolutionnaire » de l’islamisme fut diversement annoncé. Dans son livre, L’Islam révolutionnaire, Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos7, invitait déjà, avec l’ardeur du nouveau converti, les « mouvements antiglobalisation » à rejoindre le combat pour « libérer le monde de l’exploitation impérialiste et la Palestine de l’occupation sioniste ». Pour cette conception métapolitique, les assassins peuvent devenir des héros (ou martyrs), et la répression des démocrates illustre une révolution anti-impérialiste « paradigmatique ». Ce double régime de « vérité » ou du moins ce double langage a été reconnu par Foucault dès l’instauration sanglante de la République islamique, pour laquelle il militait : selon lui, l’Iran n’a pas « le même régime de vérité que nous8 »
Au-delà de la sidération de la violence meurtrière, les islamistes entendent désorienter l’opinion, empêcher la réflexion, inverser les rôles des victimes et des bourreaux. En aggravant la confusion, en l’approfondissant stratégiquement, les idéologues comme Butler pourraient prétendre ainsi à la mission historique de supplétifs.
L’islamophilie LGBT. — On pourrait toutefois s’étonner qu’une « idole » des communautés LGBT soutienne un mouvement islamiste, alors que les pays de droit islamique sont fortement sur-représentés parmi les pays qui pénalisent encore l’homosexualité, et ils sont ceux qui prévoient pour les actes homosexuels les peines les plus lourdes, jusqu’à la peine de mort, ce qui est aussi le cas pour les mouvements islamistes comme Daesh et le Hamas. D’ailleurs, on n’a pas entendu les postféministes qui se décrivent comme des « sorcières » s’indigner qu’en Arabie saoudite on décapite encore des « sorcières » au sabre.
Queers for Palestine, Gays for Gaza, Sexworkers support a free Palestine, Black Lesbians for Free Palestine, on ne compte plus les groupes LGBT propalestiniens. Ils tiennent ce langage fédérateur : « c’est la situation coloniale en Palestine, qui dure depuis 75 ans, qui est la racine de toute cette violence »9. « Le collectif Les Inverti-es a publié un communiqué affirmant : « Les trans, pédés, gouines soutiennent la Palestine ! La libération des LGBT+ passe par la libération du peuple palestinien. »10. Toutefois, les militantes intersectionnelles sont restées silencieuses sur la singularité proprement génocidaire des viols collectifs commis le 7 octobre, accompagnés d’actes de barbarie atroces — dans lesquels il reste difficile de discerner une juste lutte de résistance à la colonisation impérialiste.
Comme l’ensemble de leurs actions, ces viols ont été documentés par les djihadistes eux-mêmes, qui ont diffusé en direct les flux des caméras fixées sur leurs casques. Franchissant un seuil dans l’histoire de la communication terroriste et dépassant Daesh, ils imposent la vision subjective classique dans les jeux vidéo dit shoot’em up, en montrant les meurtres vus par les bourreaux – vision initiatique pour ceux qu’ils veulent recruter. En outre, nouveauté dans l’histoire de l’abjection, ils ont avec les portables de leurs victimes diffusé leur agonie en direct sur leurs réseaux familiaux et amicaux.
Butler ne voit là aucune trace d’antisémitisme et s’est tue sur ces viols, se contentant de réprouver « la violence ». Répondant à une question posée lors de la rencontre décoloniale du 1er mars 2024, elle jeta le doute sur les viols du 7 octobre : « Qu’il y ait ou non de la documentation sur les allégations de viols de femmes israéliennes [grimace sceptique], OK, s’il y a de la documentation, alors nous le déplorons, mais nous voulons voir cette documentation »11.
Les nazis de jadis avaient encore, sinon un sentiment de culpabilité, du moins la prudence de dissimuler leurs crimes et de favoriser le négationnisme. Rien de tel avec ce que l’on peut appeler l’affirmationnisme djihadiste, qui depuis Daesh entend fasciner les partisans et terroriser les survivants.
Malgré les preuves authentifiées, les courants postféministes se sont cantonnés dans le déni, suivant en cela les officiels palestiniens, comme Hala Abou Hassira, ambassadrice de Palestine en France, qui interrogée par France info à propos de des viols commis le 7 octobre, a répondu que « depuis le 7 octobre, Israël n’a pas arrêté de mentir et de manipuler la communauté internationale ».
Aussi, les militantes féministes, juives pour la plupart, qui voulaient dénoncer ces viols dans la manifestation contre les violences sexuelles organisée principalement par NousToutes le 25 novembre 2023, n’ont pu défiler, mises à l’écart et menacées par un groupe « antifasciste » qui assurait le service d’ordre. Le 8 mars, à Paris, les collectifs de féministes juives ont dû être exfiltrées de la manifestation pour les droits des femmes, à la suite d’insultes antisémites, menaces et jets de projectiles12.
Le genre militant. — Certains se sont inquiétés de l’effet négatif des propos de Judith Butler sur la théorie du genre et ne ternisse son lustre. Faudrait-il distinguer la militante de la théoricienne ? Butler ne distingue pas ses prises de positions politiques et ses orientations philosophiques. En cela, elle n’est qu’un exemple du militantisme académique qui prospère avec les Studies fondées sur des critères identitaires de race ou de sexe. Ces disciplines militantes ne se soucient pas de déterminer leur objet, mais s’en tiennent à leurs objectifs moraux et politiques13.
Puisqu’à la suite de Foucault, Butler a fait de son orientation sexuelle un ingrédient, voire un produit d’appel, de sa pensée LGBT, il serait discourtois de séparer la femme de l’œuvre.
Le statut et le contenu des études de genre reste évasif et de longue date elles s’accommodent parfaitement des positions notoires de Butler. L’unanimité mondiale des départements d’étude de genre autour du soutien au Hamas ne semble pas entamée, pas plus que la crédibilité de Butler dans les milieux dont elle reste une icône majeure.
Les soutiens institutionnels. — Début décembre 2023, inquiétée par les précédentes déclarations pro-Hamas de Butler, la Mairie de Paris interdisait une réunion d’ultra-gauche avec Judith Butler contre « l’antisémitisme et son instrumentalisation et pour la paix révolutionnaire en Palestine ».
Les institutions universitaires et culturelles françaises témoignent cependant d’un remarquable attachement à la personne et à la pensée de Butler. Elle est l’invitée d’honneur de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, où elle doit prononcer un cycle de conférences. Et le Centre Pompidou organise tout au long de l’année une programmation associée avec Judith Butler, avec un cycle de conférences et maintes rencontres intellectuelles et artistiques. Les budgets associés méritent sans doute eux aussi le respect, car Butler est réputée ne pas intervenir à moins de 5.000 dollars.
Devant le scandale, à la dernière minute, le 6 mars, la direction de l’École normale supérieure publia ce tweet : « Les deux conférences prévues sur le thème du deuil qui devaient être prononcées par le professeur Butler le 6 et le 13 mars sont reportées. Cette décision a été prise en accord avec elle et tous les organisateurs ». La formulation feutrée reste cependant dilatoire et ne préjuge pas de l’avenir.
Pour le moment, les autres institutions invitantes, tout comme les ministères de l’éducation et de la culture sont restés silencieux. Je ne sais si cette discrétion pourra se prolonger, car les institutions de tutelle ne sauraient éluder leur responsabilité. On pourrait attendre que la Ministre de la culture, Rachida Dati, ne fasse pas moins preuve de courage politique que la maire de Paris.
Quant au ministère de l’intérieur, qui se préoccupe à bon droit des apologies du terrorisme, il a récemment expulsé un imam tunisien pour des déclarations de moindre gravité. Il était moins illustre qu’elle, mais on peut faire confiance au tact de Judith Butler pour qu’elle décide de rentrer d’elle-même à Berkeley et mette ainsi fin à une situation embarrassante.
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Enjeux géopoliques. — Les enjeux de l’islamophilie universitaire et culturelle ne se limitent pas aux cercles intellectuels et ils ont déjà des conséquences géopolitiques majeures. Par exemple, aux USA, appuyée par les mobilisations universitaires, la propagande islamiste menace le candidat démocrate à la prochaine élection présidentielle dans les cinq états clés, les swing states, en premier lieu le Michigan, qui compte 175.000 électeurs musulmans.
Les islamistes parient en effet sur Trump, le meilleur ennemi de la démocratie qu’ils abhorrent. Dans cet état, la mairie de la ville industrielle d’Harmstrack est tenue par un yéménite, Amer Ghalib, qui pose volontiers avec l’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump, Michael Flynn, démis pour ses liens avec la Russie en 2017, et connu pour sa proximité avec le groupe conspirationniste QAnon. Un proche du maire, Nasr Hussain, s’interroge sur un site dédié à la ville : « Est-ce que l’Holocauste n’était pas une punition préventive de Dieu contre “le peuple élu” et sa sauvagerie actuelle contre les enfants et les civils palestiniens ? »14.