Article originellement paru sur le site de Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek.
Observez le Président de la deuxième économie mondiale, le maître de la Chine, d’un pays jaloux de sa culture millénaire, rival déclaré de l’Occident, officiant devant un millier de représentants du Parti Communiste. Il est vêtu comme un notaire de province. Il porte un costume sombre, une chemise blanche et une cravate sans fantaisie. Bizarre, non ? Qu’est-ce que cela révèle ? Le vêtement est le signifiant, mais quel est le signifié ?
Xi Jinping n’est pas seul dans ce cas. Le potentat qui règne à Ankara, Recep Tayyip Erdoğan, porte la même tenue. Celui qui se veut le successeur des sultans ottomans, n’a pas revêtu leur caftan chamarré, et n’a pas adopté la chechia stambouli des fonctionnaires de la Sublime Porte. En traquant leurs images sur le web, on vérifie aisément que la plupart des dirigeants de la planète ont adopté le même uniforme, celui de Donald Trump et d’Emmanuel Macron. Qu’il s’agisse de Vladimir Poutine, du Président algérien Abdelmadjid Tebboune, de Lula da Silva au Brésil ou de Cyril Ramaphosa en Afrique du Sud, tous pourtant contempteurs acharnés de l’Occident et de ses valeurs. Étrange, non ? L’Ayatollah Ali Khamenei, coiffé d’un turban et portant la tenue des membres de son clergé, fait exception, mais ses ministres ont des costumes bien coupés et ils ont seulement remplacé la cravate pour un col « Mao ». Paradoxalement, le Prince héritier d’Arabie MBS, le Roi du Maroc Mohamed VI et le président indien Narendra Modi, qui ne sont pourtant pas des adversaires déclarés de l’Occident, se montrent le plus souvent en tenue traditionnelle.
Un seul monde
Ces comportements resteraient inexpliqués, s’ils n’étaient la manifestation d’un phénomène de bien plus grande ampleur, qui ne concerne pas seulement les personnes, mais aussi la structure des sociétés dont ces dirigeants ont la charge.
Plutôt que les personnes, observons les villes, les capitales des pays concernés. Les touristes qui les visitent s’attachent aux spécificités de chacune d’elles, le tracé des avenues, les parcs et les jardins, la façade de ses immeubles, et surtout les monuments témoins de son histoire et de sa gloire passée. Le fait massif qui s’impose à un observateur dépassionné, c’est bien davantage la similitude de toutes ces métropoles. Elles se ressemblent, car elles remplissent les mêmes fonctions, elles satisfont les besoins de leurs habitants avec des outils identiques.
La ville est d’abord un lieu d’habitation collectif. Le choix des immeubles de grande hauteur est dicté par la nécessité d’économiser l’espace, et de réduire la rente foncière urbaine acquittée par chaque occupant. La ville met aussi en relation des acteurs économiques, artisans, salariés, commerçants, consommateurs. Leur proximité rend les interactions plus fréquentes et plus rapides. Toutes les mégapoles de par le monde sont fières de leur quartier d’affaires et de la magnifique skyline que leurs gratte-ciel dessinent sur la ligne d’horizon. Le quartier de La Défense à Paris défend les couleurs de la capitale française. Mais il en est d’encore plus spectaculaires à New-York, à Shanghai et Hong Kong, à Doha, Tokyo, Singapour ou Toronto.
Au pied de ces immeubles, s’écoule une circulation dense et bigarrée d’automobiles, d’autobus, de tramways, de motocyclettes et de vélos. On reconnaît les silhouettes des quelques marques d’automobiles qui se partagent le marché mondial, Toyota, Volkswagen, General Motors et Stellantis.
Les villes-capitales ont aussi une fonction politique, car s’y trouvent réunis les lieux de pouvoir, les palais présidentiels, les parlements et les ministères. Dans ce domaine également, règne l’uniformité : on retrouve la même organisation pyramidale du pouvoir exécutif, la présence d’assemblées législatives élues, affublées des mêmes appellations à quelques variantes près. Cette apparence dissimule bien sûr une grande diversité de régimes politiques. La Corée du Nord est dotée d’une constitution et présente formellement le visage d’une démocratie représentative, ce qu’elle n’est à aucun degré.
Et si finalement, la mondialisation n’était pas tant l’intensification des échanges de marchandises et de capitaux, comme on la définit habituellement, que l’adoption par presque tous les pays de la planète d’un modèle unique : celui d’un système industriel fonctionnant dans le cadre d’un État-nation.
Nous poserons l’hypothèse suivante1: cette troublante homogénéité des structures est le résultat d’un processus d’imitation. Les peuples colonisés par les Européens jusqu’au milieu du XXe siècle, restés ensuite sous l’influence de l’Occident, États-Unis compris, n’ont eu de cesse que d’imiter les pays dominants. Comprenant que le succès des puissances situées au haut de l’échelle était le résultat des choix technologiques, politiques et sociétaux qu’elles ont faits au cours de leur histoire, les pays vassaux ont été naturellement conduits à faire les mêmes choix.
Tous les traits qui caractérisent les grandes capitales sont apparus en premier en Occident. Les gratte-ciel étaient déjà dans le ciel de Chicago à la fin du XIXe siècle. Les immeubles d’habitation collective ont commencé à bénéficier de l’eau courante, de l’électricité et du gaz à peu près à la même époque. Le rail, les voitures automobiles, l’aviation sont apparus en Europe. Et, depuis Pasteur, les progrès de la médecine ont permis l’allongement de la durée de la vie et une augmentation sans précédent de la population mondiale. Dans la sphère politique, enfin, la démocratie parlementaire n’est-elle pas une invention anglaise ; les idéaux d’égalité et de liberté n’ont-ils pas été gravés dans le marbre de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 ? La Chine, qui ne s’en réclame pas, adhère aux principes du marxisme-léninisme, et est à ce titre l’héritière d’utopies socialistes, nées elles aussi en Europe.
Bref, la révolution anthropologique qui a bouleversé l’Occident au cours des deux cent cinquante dernières années, a submergé le reste du monde.
L’ambivalence du processus de sélection
Personne n’oublie que ces transformations ont été ponctuées de guerres de conquête, ont entraîné la soumission de populations entières reléguées au rang de citoyens de seconde zone ou, pire encore, mises en esclavage. Certains ont pu qualifier la colonisation de « crime contre l’humanité ».
Nous soutiendrons la thèse suivante : la violence qui a accompagné la colonisation et les avancées civilisationnelles qu’elle a permises sont les deux faces d’une même pièce. Ainsi fonctionne le processus de sélection qui a pour effet de créer et de maintenir une hiérarchie entre des individus en compétition au sein d’un même « champ2». Ceux qui, à l’occasion d’une mutation plus ou moins aléatoire, mettent en œuvre une innovation technique ou sociétale, un nouveau programme socioculturel, l’emportent sur leurs rivaux. Ils accumulent, en se mesurant à eux, un capital social (économique, culturel et/ou relationnel) qui les rend plus forts et consolide leurs chances de succès ultérieurs3. Ces innovations finissent par profiter à tous.
Il en va de même des peuples et des cultures en confrontation dans le champ de la géopolitique. L’ombre et la lumière sont inséparables.
Cependant la tentation de porter aujourd’hui un jugement moral sur les agissements des puissances dominantes, en ces années-là, est irrépressible. S’agissant de la colonisation, le mouvement woke se veut le porte-parole, non de ses victimes, mais de leurs descendants. Il demande réparation pour des dommages, des humiliations subies par leurs aïeux. La pratique de la cancel culture consiste dans l’oblitération des hommes et des œuvres emblématiques de la période. Ont été visés Colbert, Thomas Jefferson, Napoléon, et… Christophe Colomb, leurs statues déboulonnées, réellement ou métaphoriquement.
Le wokisme revisite les siècles passés avec le référentiel moral d’aujourd’hui. Or le référentiel qui avait cours alors était tout autant pétri de bonnes intentions. Voici ce que disait Victor Hugo au Congrès de la Paix, le 21 août 1849, à propos des dépenses d’armement des pays européens, qu’il évaluait à 128 milliards de francs-or : « Au lieu de se déchirer entre soi, on se répandrait pacifiquement sur l’univers ! Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d’apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ! »
Fait-il pour autant débaptiser l’avenue parisienne qui porte son nom ?
Si le référentiel moral d’une époque s’aligne sur l’idéologie dominante, pourquoi celui qui a cours en ce début de XXIe siècle échapperait-il à cette règle ? Le plus sage serait de ne pas importuner les morts avec nos vaines querelles.
A-t-on ainsi offert une explication au fait que le Président Xi Jinping porte une cravate ? Peut-être de façon confuse, inconsciente, lui et ses homologues, chefs des États du Sud global, admettent-ils que, si la domination de l’Occident a comporté des zones d’ombre, ses apports à la civilisation méritent d’être salués, ne serait-ce que de cette façon insolite.