La démocratie extrême emportera-t-elle la démocratie ?

La démocratie extrême emportera-t-elle la démocratie ?

Gérard Grunberg

Politologue, directeur de recherche émérite au CNRS
Dominique Schnapper, dans son récent ouvrage « Les Désillusions de la démocratie », met au centre de ses interrogations les menaces contemporaines contre nos régimes démocratiques qui se développent en leur sein.

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La démocratie extrême emportera-t-elle la démocratie ?

Recension de l’ouvrage de Dominique Schnapper, par Gérard GrunbergLes Désillusions de la démocratie (Gallimard)

Avec l’autorisation de l’auteur, nous republions ici cette recension parue dans La bibliothèque de Telos le 22 juillet 2024

Dominique Schnapper, dans son récent ouvrage « Les Désillusions de la démocratie », met au centre de ses interrogations les menaces contemporaines contre nos régimes démocratiques qui se développent en leur sein. Ces menaces sont produites selon elle par la dynamique démocratique elle-même et naissent de la fragilité de la construction démocratique. Cette construction est artificielle dans la mesure où « la démocratie repose sur l’utopie créatrice d’un espace public dans lequel tous les citoyens disposent de la même dignité, de la même liberté politique et de l’égalité. L’ordre démocratique moderne est un projet de renversement de l’ordre social spontané ou «naturel», qui est «naturellement» hiérarchique et inégal ». Ainsi, l’insatisfaction et la critique interne sont d’autant plus vivaces que la démocratie, toujours inachevée, étant donné son caractère utopique, est toujours tentée de devenir « extrême ». « La dynamique démocratique ne comportant pas de véritables limites, le désir illimité de liberté et d’égalité risque alors d’entrer en contradiction avec l’esprit même de la démocratie ». Telle est la crainte de l’auteure qui traverse tout son ouvrage : « La passion de l’égalité se conjuguera-t-elle avec la liberté ou avec la servitude ? » La démocratie « extrême » emportera-t-elle la démocratie elle-même ?

L’universalisme est la valeur centrale qui fonde la démocratie. Le citoyen est un sujet de droit, défini comme un individu abstrait, sans identification et sans qualifications particulières. Or c’est précisément ce caractère abstrait qui est mis en cause de manière radicale depuis plusieurs décennies par des pensées qui critiquent l’absence d’identification et de qualifications particulières des individus-citoyens dans la pensée universaliste. Alors que cette pensée s’attache à concilier la reconnaissance des particularismes avec l’universalité de la citoyenneté, acceptant cette tension comme constitutive de la question démocratique et tentant de la gérer au mieux, la pensée radicale renverse la perspective et part de la diversité des individus analysée à partir de leur situation dans un univers structuré par l’opposition entre dominants et dominés.

Ce renversement s’est opéré depuis déjà longtemps dans le courant féministe, le différentialisme s’y opposant à l’universalisme dans la conception du combat à mener. De même dans la lutte pour les droits civils, la vision de Martin Luther King aux Etats-Unis a été mise en cause à partir du constat, pourtant contestable, que le melting pot a été un échec total et que les liens ethniques l’ont emporté définitivement sur les liens civiques. Que le prétendu universalisme cache en réalité un assimilationisme blanc. La pensée intersectionnaliste remet ainsi au centre de l’analyse la race (les noirs sont des racisés) et plus généralement toutes les discriminations, le privilège blanc étant en dernier ressort la cible du combat à mener. Le relativisme culturel doit l’emporter sur l’humanisme universaliste. Vision que l’auteure récuse comme dangereuse, estimant que ce relativisme même doit être « relativisé », reprenant à son compte l’idée de Francis Wolf selon lequel « l’universel est bien l’horizon de toute émancipation » alors que pour les tenants de la pensée intersectionnaliste l’universalité ne serait en fin de compte qu’une sorte de particularisme.

Ce renouvellement radical de la pensée critique contemporaine amène à dénoncer toute forme de discriminations et appelle à la convergence des luttes contre le privilège blanc dans des systèmes politiques caractérisés par la domination masculine. Il s’agit là pour Dominique Schnapper d’un « projet de révolution sociale et intellectuelle total ». Le concept de racisme structurel ou systémique est utilisé pour caractériser la société démocratique européenne ou d’origine européenne. Tout mâle blanc est raciste, qu’il en soit ou non conscient et, par la politique de colonisation européenne, cette domination s’est répandue dans le monde entier comme s’attachent à le montrer les études post-coloniales. Les « racisés » doivent donc être « éveillés » en permanence pour traquer toute forme de discrimination (idéologie woke). La colonisation européenne serait en dernière instance le facteur essentiel pour comprendre les sociétés européennes aujourd’hui.

Pour l’auteur, cette critique radicale nourrit deux tentations, l’une et l’autre fort dangereuses, le constructivisme radical et l’indistinction ou l’indifférentiation des êtres humains, des ordres et des valeurs.

Pour les tenants du constructivisme radical, tout n’est que construction sociale. Il faut refuser la binarité masculin/féminin. Les individus doivent pouvoir choisir leur sexe librement indépendamment de toute caractéristique biologique. Assigner d’autorité un sexe à un individu est une pratique totalitaire, une discrimination politique. Le relativisme absolu prôné dans ce projet de la connaissance conduit à une confusion entre l’objectif et le subjectif. Il s’agit d’une critique radicale d’une approche scientifique qui, selon l’auteure viserait à « l’autonomie, même relative, et défendrait l’intention d’objectivité du projet de connaissance. » Cette négation de toute objectivité de la science et de la rationalité revendiquée du projet scientifique est au cœur de cette pensée radicale. Toute science devient alors militante puisqu’elle est un combat politique pour changer les pratiques sociales. Résumer l’ordre social à la seule opposition dominants/dominés consiste selon l’auteure à dénier la complexité même de la vie sociale. Apparaissent ainsi les dangers que la « démocratie extrême » fait courir à la démocratie.

Dominique Schnapper rappelle que cette pensée est née et s’est développée dans les universités américaines, les plus prestigieuses notamment. Une part importante des étudiants y adhèrent comme l’ont montré les évènements récents dans ces universités. On pourrait ajouter qu’il ne s’agit pas seulement d’une conquête des esprits mais aussi des postes, c’est à dire du pouvoir lui-même dans ces établissements américains. Cette pensée radicale a trouvé un terrain fertile pour s’y développer pour une raison intéressante que l’auteur reprend à son compte et qui trouve ses racines dans la tradition puritaine américaine. Il s’agirait d’une foi, d’une croyance quasi-religieuses auxquelles les étudiants de ces universités, issus de familles aisées, adhèreraient. Le privilège blanc, pour lequel ils font pénitence, prendrait ainsi la place du péché originel en tant que tache indélébile.

Dominique Schnapper estime que la diffusion de cette pensée radicale risque de précipiter le délitement des sociétés démocratiques. « Entraînée par sa propre logique, la dynamique démocratique risque, par ses excès, d’en venir à dénaturer le projet d’émancipation inhérent à la promesse républicaine ». Pour que l’ordre démocratique puisse se conformer à son principe, il faut que soient respectées les limites qui sont à son fondement : les particularismes ne peuvent être contradictoires avec la liberté et l’égalité de tous les citoyens affirme-t-elle. « Dans ces conditions, conclue-t-elle, les démocraties « extrêmes » pourront-elles continuer à affirmer le sens du projet politique le plus humain ou le plus convenable, que, malgré ses manquements, la modernité a inventé ? Sont-elles prêtes à combattre pour le rendre effectif ? ».

L’auteure a volontairement limité son propos aux « démons internes » qui menacent la démocratie. Elle ne fait que nous rappeler qu’elle est également menacée par la volonté de puissance manifestée par ses ennemis extérieurs qui « condamnant la prétendue veulerie et la faiblesse des démocrates, veulent abattre la civilisation qui domina le monde des derniers siècles ». Or, ce qui est frappant dans cette pensée post-moderne née en Occident et qui critique de manière radicale la civilisation occidentale c’est qu’elle est précisément totalement occidentalo-centrée, comme si cet Occident s’était enfin emparé du monde et le dirigeait, comme si le privilège blanc s’étendait sur toute la surface de la planète et que toute forme de domination en découlait. Cette pensée apparaît alors comme doublement limitée. D’une part, si l’on observe les régimes politiques qui échappent à la « domination » du mâle blanc, prenons par exemple la Chine, les discriminations de tous ordres, les formes de domination y existent tout autant et selon nous beaucoup plus dans la mesure où la liberté n’y existe pas. Cet oubli limite considérablement la portée de cette pensée. D’autre part les pays colonialistes et impérialistes aujourd’hui sont la Russie et la Chine et non plus le pauvre Occident de plus en plus menacé par des régimes qui ne supportent pas la liberté qu’il protège, quelque relative qu’elle soit. Du coup, en affaiblissant par leurs critiques radicales nos régimes politiques, ils contribuent involontairement à leur affaiblissement dont ces puissances comptent-bien profiter. C’est également à ce titre que cette pensée est dangereuse.

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